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la Passion de Mohamed Arkoun"
"La Passion du Christ,
Publié dans Liberté le 15 - 10 - 2020


Par : Gilles Kepel
Professeur des universités, spécialiste de l'islam et du monde arabe
La Sorbonne
Je suivais son cours sur la pensée arabe en 1975à l'Université Paris III à Censier, celle-là même où Michel Houellebecq situerait quelques décennies plus tard des scènes de son roman Soumission. À l'époque il n'y avait ni barbus ni voilées, les marxistes tunisiens expulsés de leur pays tenaient le haut du pavé idéologique, les étudiants – surtout des étudiantes – étaient des jeunes filles issues de l'immigration maghrébine, les premières dans leur famille à entrer à l'université et quelques Françaises dites "de souche" (on n'utilisait pas encore cette expression assez laide) qui étaient pour la plupart les petites amies des Tunisiens avec lesquelles elles communiaient politiquement.
Les études arabes avaient largement perdu leur prestige – après avoir servi à gérer l'Afrique du Nord à l'époque coloniale et avant que l'islamisme ne suscite un regain d'intérêt culturel pour les enjeux dont il était porteur. J'étais l'un des très rares garçons en classe, j'avais fait un voyage au Proche-Orient à l'été 1974 à la suite duquel j'avais décidé, par curiosité, de m'intéresser à la langue et à la civilisation arabes, et dans le même temps je poursuivais des études de philosophie grecque. Le cours d'Arkoun m'intéressait donc a priori beaucoup car il correspondait à ma formation par ailleurs, mais j'étais totalement novice. Il nous avait distribué des exposés qui portaient sur des articles de sa plume, et j'en avais choisi un qui était paru dans la revue de l'Unesco Diogène en 1972.
Il est survenu un incident, assez révélateur quand j'y repense 45 ans plus tard. Le jour dit, il m'a donné la parole, et dans l'exposé, j'ai utilisé le mot "substrat" – j'étais étudiant en philo.
Une des étudiantes maghrébines m'a interrompu en disant à voix haute : "Sub. quoi ?" Et avant même que je puisse répéter ou expliquer le mot, il s'est mis dans une colère terrible contre la malheureuse, une fureur qui a duré jusqu'à la fin du cours – à tel point que je n'ai pas pu terminer mon exposé ! Il l'a traitée d'ignare et est parti dans une longue digression sur la promotion de l'inculture qu'il liait au développement des régimes autoritaires au Maghreb – et notamment dans son pays d'origine. Sur le moment, j'ai trouvé son intervention inopportune. Ma camarade commençait ses études et venait d'un milieu ouvrier immigré, et j'étais bien sûr tout à fait disposé à expliquer le sens du terme. Son interruption m'a mis en porte-à-faux et, du coup, je n'ai plus mis les pieds à son cours ! Ensuite, quand j'ai mieux connu sa vie et son œuvre, j'ai compris que l'incident avait ravivé en lui cette blessure très profonde, ce désespoir face à une "déculturation" qu'il haïssait. J'ai retrouvé il y a quelques années l'une de ces jeunes étudiantes, devenue professeur d'anglais en vue au lycée Louis-Le-Grand, pépinière de l'élite française.
Un écorché vif
Je crois, comme l'incident ci-dessus l'exprimait, qu'il était écorché vif et profondément déçu que son immense érudition, reconnue dans les grandes universités du monde entier, ne puisse pas féconder ce dialogue dont il était l'incarnation entre ses deux patries. Cela s'est bien sûr aggravé lorsque son thème de prédilection, la pensée islamique, après avoir été traité de manière marginale dans le débat public français, a été investi par l'idéologie islamiste, frériste, salafiste, etc. Ce dévoiement l'a désespéré. L'épisode du "Séminaire de la pensée islamique" de Béjaïa en 1985, où il a été pris à partie violemment dans une salle acquise à ses adversaires par le cheikh Ghazali, mentor des Frères musulmans égyptiens, l'a d'autant plus affecté qu'il se trouvait expulsé intellectuellement – avec l'assentiment d'un régime qui avait appelé à la rescousse les islamistes du Moyen-Orient pour se maintenir au pouvoir – de sa Kabylie natale !
Au départ le sujet lui faisait horreur, et le fait même que je m'y intéresse lui était suspect. Il avait mal réagi au titre d'un ouvrage que nous avions publié en 1990 avec mon collègue Yann Richard, Intellectuels et Militants de l'islam contemporain. Pour lui, les islamistes ne pouvaient pas être des intellectuels. Ensuite, quand j'ai commencé à être invité dans des colloques internationaux, où j'ai eu l'occasion de le rencontrer personnellement, la glace s'est rompue. J'ai découvert un être d'une extrême sensibilité et nous sommes devenus amis. Et quand il a appris que mon dernier fils s'appelait Ianis-Augustin, j'ai presque fait partie de la tribu à titre honoraire ! Mais sur le plan intellectuel, la lecture de son œuvre m'a permis de construire la distance épistémologique à mon sujet d'étude, tout en me nourrissant de son érudition extraordinaire. Je lui en suis profondément redevable – même s'il ne s'en est jamais aperçu, mais qu'importe !
De son vivant, il a été un universitaire très reconnu, d'une manière qui le satisfaisait davantage, je crois, dans le reste de l'Europe qu'en France car on n'y vit pas cette même relation ambiguë d'amour et de haine inextricablement mêlée et réciproque avec l'Algérie. Il y déployait sa dimension de philosophe et d'érudit sur un mode plus apaisé, alors qu'en France il s'était inséré dans le débat politique et médiatique autour de l'islam, de l'immigration et autres thèmes où il y avait surtout des coups à prendre et il en subissait énormément de frustrations, car son propos de professeur était en décalage avec la rhétorique de l'audiovisuel, ses pugilats pleins de coups bas – il vivait tout cela dans sa chair.
Un jour où nous en discutions, où je m'inquiétais de son implication si subjective et des peines intenses que lui causait la polémique de mauvaise foi – si l'on peut dire – qu'il suscitait, et que je défendais une distanciation (inspirée entre autres par ses travaux) qui me permettait tout simplement de tenir le coup, il m'a rétorqué : "Toi, tu es né libre ! Moi, je suis né esclave !"
Ath Yenni, le socle
J'avais nourri une amitié respectueuse pour ce penseur qui avait l'âge de mon propre père – ils étaient nés à trois semaines de distance, au début de 1928, et son décès m'a beaucoup affecté. Mais je ne faisais pas partie du cercle de ses "disciples" officiels – à la fin de sa vie, on allait juste ensemble aux concerts d'Idir et manger un couscous d'orge, on s'écrivait des lettres en arabe ampoulé pour rire... et il ne m'appartenait pas de construire sa postérité, d'autres collègues étaient mieux fondés à s'en charger. Puis un beau jour, sa fille Sylvie est venue me voir avec le manuscrit qu'elle préparait, et qui m'a permis de mieux approcher le personnage incroyablement complexe et fascinant qu'était son père. Je lui ai donné un coup de main pour établir le texte, et finalement elle l'a publié dans la collection que je dirigeais à l'époque aux Presses universitaires de France sous le titre Les Vies de Mohamed Arkoun. On a fait le lancement dans la salle du Haut Conseil de l'Institut du Monde arabe, il y avait un monde fou, je me suis dit que peut-être, de là où il était, ça devait lui faire plaisir ! C'est un livre magnifique, qui m'a révélé dans sa profondeur l'homme que je ne connaissais que par bribes. Et je me suis dit que le malentendu franco-algérien, ou algéro-français si vous préférez, était en quelque sorte celé, de manière métaphorique, dans le destin de Mohamed Arkoun. Et que pour le comprendre, il fallait me rendre dans son village, au cœur de la Haute Kabylie.
De plus, j'étais en train de préparer un rapport (qui a fini à la corbeille à papier) pour le Premier ministre Valls sur la refondation des études sur le monde arabo-musulman en France, et je faisais une tournée dans les pays du pourtour méditerranéen à cette fin. C'était toujours un peu compliqué d'obtenir un visa pour l'Algérie, et j'ai profité de ma présence à un sommet à Tunis entre Manuel Valls, Mehdi Jomaa, Abdelmalek Sellal et Abdelilah Benkirane, tous chefs de gouvernement à l'époque, pour voir si je pouvais organiser ce voyage... Je cherchais comment approcher M. Sellal, mais il m'avait identifié – par la télévision... – et était venu me demander lui-même si je ne pensais pas venir un jour prochain en Algérie.
Je lui ai parlé de mon projet de me rendre à Ath Yenni dans le douar d'Arkoun et il m'a dit (en me montrant M. Benkirane – à l'époque Premier ministre du Maroc) : "Ils nous l'ont piqué !" (Arkoun est enterré à Casablanca, où il vivait avec sa dernière épouse, marocaine). Je lui ai fait remarquer en souriant que peut-être son propre pays n'avait pas fait grand-chose pour le retenir... Toujours est-il que, du coup, j'ai prestement accompli ce voyage le 13 septembre 2014, dont j'ai fait le récit dans un opuscule publié dans le coffret où l'on rééditait mes livres Passion arabe et Passion française, et que j'ai intitulé Passion en Kabylie. C'était une plongée extraordinaire dans ce qui a constitué le socle de son identité première – mais aussi de cette métaphore qu'il représente : pour monter au village au milieu de ces montagnes sublimes, dans les derniers kilomètres, nous avions une escorte surarmée – le maquis jihadiste d'Ouacif, dans le massif voisin, était actif.
Je suis revenu sain et sauf, mais dix jours plus tard, le guide de haute montagne, originaire comme moi des Alpes-Maritimes, Hervé Gourdel, y était enlevé puis égorgé par un groupe se réclamant de Daesh. C'est le sens que j'ai voulu donner au titre – Passion signifie aussi en français "souffrance" : la Passion du Christ, la Passion d'al-Hallaj, la Passion du malheureux Hervé Gourdel, la Passion de Mohamed Arkoun.


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