Les secousses socio-économiques que connaissent nos sociétés modernes interpellent de plus en plus des penseurs ainsi que des acteurs sociaux ou politiques. La paix sociale fait partie des objectifs de l'Islam, mais c'est la construction de l'humain libre de toute forme de dépendance excepté celle de l'Être Absolu qui constitue son objectif premier. La compréhension du verset 90 de la sourate 16, doit donc respecter la vision universelle du message coranique, en d'autres termes, et en ce qui concerne notre sujet, il faut se demander dans quel sens faut-il comprendre l'ordonnance de la justice et de l'excellence adressée à la personne humaine quelle se trouve en position de force ou en situation de faiblesse. Ce qui ressort de la lecture attentive des textes, c'est la volonté de préserver la dignité humaine en toute circonstance. Le verset suivant nous informe aussi bien sur les causes de l'indigence d'une fraction des musulmans à Médine, que sur leur état psychologique. « Aux nécessiteux empêchés – dans la voie d'Allah- ne pouvant parcourir la terre, l'ignorant lui semblerait qu'ils sont suffisamment aisés de par leur retenue, tu les reconnaîtras à leurs airs, ils ne sollicitent pas les gens avec insistance, et tout ce que vous dépensez en bienfaits, Allah en ai fort connaissant »[7]. Ce sont donc des nécessiteux empêchés de produire et d'acquérir leurs biens propres. Les commentaires nous disent qu'il s'agissait des immigrants mecquois, fraîchement installés à Médine. Non seulement leurs biens leur ont été confisqués ou ils les avaient abandonnés à la Mecque, mais leurs déplacements hors du territoire médinois constituent également un risque pour leurs vies à cause de l'hostilité des Mecquois. Nous voilà donc éclairés par ce verset qui décrit la situation économique d'une partie de l'ummamusulmane naissante, qui se trouve dans le besoin d'aide, mais en outre le verset nous renseigne sur les causes sociopolitiques de cette situation. D'autre part, le verset décrit l'état psychologique de ces musulmans, ils sont dignes, leur état extérieur ne laisse pas entrevoir qu'ils sont nécessiteux. Un autre point attire notre attention encore dans ce verset. Le coran qualifie d'ignorant celui qui ne prend pas conscience de l'état de besoin des nécessiteux du fait qu'ils se comportent dignement en société, qu'ils ne sollicitent pas l'aide des autres. Le terme utilisé en arabe pour ignorant est al-jâhil, nous savons que la jâhiliya est un concept islamique qui caractérise la période antéislamique et qui était justement, marquée par l'asservissement des uns par les autres, par l'esclavagisme et la préférence clanique. Al-jâhil donc, n'est pas à considérer comme un jugement moral, c'est un qualificatif d'ordre sociologique qui désigne ceux et celles qui ne se sentent nullement impliquer par le bien-être général, ceux qui ne prêtent pas attention à autrui alors qu'il est dans le besoin, ceux qui acceptent la pauvreté comme un fait sociétal normal, pis ceux dont l'action quotidienne est génératrice de drame humain. Un autre verset nous informe un peu plus sur la psychologie des croyants nécessiteux, médinois cette fois-ci. Ils sont décrits comme généreux et altruistes malgré le besoin. « Et ceux qui avant ceux-ci se sont installés dans le pays et dans la foi, ils aiment ceux qui immigrent vers eux, et n'éprouvent aucune gêne en ce qu'ils possèdent, et ils leur accordent préférence sur eux-mêmes, malgré qu'ils sont dans le besoin. Ceux dont le cœur est prémuni contre l'avarice, ceux-là sont les réalisés»[8]. C'est cet état d'être que la zakat de la rupture du jeûne cherche à inculquer aux musulmans, chacun est appelé à clôturer son jeûne par un don selon son niveau de vie, et nul n'est dispensé de donner y compris le pauvre. Ainsi, l'effort de solidarité est collectif au sein de la communauté musulmane, il incombe à chacun selon ses possibilités et selon le genre de contribution qu'il est apte à apporter. « Et ils t'interrogent sur quoi donner. Dis : le surplus »[9]. « Que l'aisé dépense selon son aisance, et celui dont les moyens impartis sont limités, qu'il dépense de ce que Dieu lui a donné»[10] C'est ce même souffle de liberté et de dignité humaine que nous retrouvons dans le hadith, la main haute est meilleure que la main basse disait le prophète[11]. L'imam Mâlik rapporte le même hadith avec plus de précision. « Le prophète disait du haut de sa chaire, alors qu'il invoquait le don et la retenue de mendier : la main haute est meilleure que la main basse, la main haute est celle qui donne et la main basse est celle qui mendie »[12]. Et lorsqu'un homme se présenta devant le prophète en mendiant, le prophète récolta quelques sous pour lui, conseilla à l'homme d'acheter une pioche pour ramasser le bois sec en montagne puis le vendre au marché et il a dit : « Par celui qui détient mon âme entre ses mains, que l'un d'entre vous prenne sa corde, qu'il ramasse du bois à bruler sur son dos, est meilleur pour lui que de solliciter un homme aisé, que celui-ci lui donne ou ne lui donne pas »[13]. Dans le chef du riche, l'excellence serait d'offrir en cas d'extrême besoin, sans se salir l'âme, c'est-à-dire : de manière désintéresser, sans publicité, mais surtout avec humilité et amour. Certes, nous vous nourrissons en vue de Dieu, nous ne voulons de vous ni récompense ni gratitude[14]. Alors que pour le pauvre, l'excellence serait de sauvegarder sa dignité en sollicitant autant qu'il peut du travail sans faire de sa misère un étalage public. Les historiens rapportent que le calife Omar rencontra un vieux mendiant juif dans les rues de Médine. L'homme était aveugle de surcroit, Omar l'emmena à sa propre maison pour lui donner ce qu'il pouvait en urgence, en suite, il recommanda au responsable du trésor : « prête attention à l'état de cette personne et les cas similaires. Par Allah, nous ne lui sont pas juste si nous profitions de sa jeunesse (mangions sa jeunesse, dans le texte arabe), puis nous le délaissons alors qu'il est devenu vieux ». Le calife Omar donc, avait conscience du rôle de l'état en tant que responsable du bien-être de tous les sujets. Non seulement il reconnaît aux personnes âgées leurs droits à une allocation comme un dû mérité après tant d'années de participation à la richesse collective, mais en outre, Omar refuse de voir la mendicité comme un fait normal même lorsqu'il s'agit d'une personne incapable de subvenir à ses propres besoins. Omar l'ancien aristocrate coraïchite, il s'est laissé imprégner par les principes coraniques tellement qu'il faisait preuve d'une extrême rigueur en matière de justice sociale, les exemples à relater sont assez nombreux. Cependant, la responsabilité de l'état à établir l'équité et la justice n'exclut pas non plus cette même responsabilité aux sujets nécessiteux. Comment ? D'abord en refusant la misère comme une fatalité, ensuite en combattant les causes de cette misère, à changer les conditions sociopolitiques. Le principe coranique d'ordonner le convenu et d'interdire le blâmable[15] incombe à tous sans distinction. En d'autres termes, si la pauvreté est le fruit de l'injustice sociale, elle reste avant tout le fruit du silencedes uns et des autres. La pauvreté existe parce qu'elle est tolérée par certains et supportée par d'autres. C'est tout une dynamique mentale qui doit entrer en jeu, celle du refus. Les responsables ne devront plus tolérer la misère ne fut-ce qu'un moment ou pour une seule personne, les sujets également surtout les pauvres, ne doivent plus supporter de négocier leur dignité humaine. Conclusion Le rôle de l'intellectuel est d'interagir avec son milieu, de contribuer selon sa vision propre à ouvrir des possibilités de sorties des pièges dans lesquels nous nous sommes embourbés. L'éloquence n'est pas un gage d'authenticité, prendre parole au nom d'une philosophie, appelle un minimum de sérieux et de conscience intellectuelle afin d'éviter de diluer cette parole dans la pensée unique. Dire ou faire selon l'air du temps pour plaire ou pour satisfaire le politiquement correct est œuvre de bouffonnerie. Lire le coran comme s'il t'a été révélé à toi, ici et maintenant, voilà un des enseignements précieux de l'école soufi, c'est cette voie qui favorise la participation active de chacun selon ces aptitudes, ces compétences et ses moyens. Lire et relire les textes scripturaires, relecture ici, dans le sens d'actualisation du sens pour interpréter le réel, afin de dégager des pistes authentiques, efficaces et équitables. Les années septante ont vu fleurir dans les milieux musulmans l'idée d'islamisation du produit occidental.À l'époque l'idée semblait séduire énormément, alors qu'elle est révélatrice d'au moins deux incompréhensions graves. La première est celle qui consiste à considérer les avancées technologiques, scientifiques et culturelles en occident, comme si elles étaient détachées d'une évolution humaine à laquelle plusieurs centres civilisationnels ont contribué. Ensuite, quoique produites en occident, ces avancées peuvent faire profiter la personne humaine tout court au-delà des distinctions culturelles. Dans ce sciage, l'idée de banque islamique par exemple ne diffère guère de celle de boucherie islamique ou de boisson gazeuse islamique. La conception islamique n'est pas une simple étiquette à apposer sur un produit pour le transformer en produit licite alors que le contenu est le même, voire de qualité moindre. Ne fallait-il pas parler dans le meilleur des cas de banque d'investissement sans intérêtsimplement. En plus, les banques dites islamiques qui offrent la possibilité d'acquérir des biens, pratiquent une forme de prêt usurier déguisé qui coûte plus cher au client que s'il se serait adressé à une banque normale. Tandis que Muhammad Yunus concepteur du microcrédit, n'as pas jugé nécessaire d'apposer l'étiquette islamique à son action, pourtant son concept peut se prévaloir, à juste titre, d'aspiration musulmane. Deux objectifs majeurs nous ont guidés le long de ce travail. Le premier objectif est d'établir une nette distinction entre la pauvreté conjoncturelle et la misère structurelle en tant qu'injustice sociale du système. Le deuxième objectif est celui de susciter la réflexion sur l'émergence d'une pensée moderne, authentiquement musulmane, capable de lire le réel selon sa conception ontologique propre. Nous serons satisfaits si ce but est atteint.