En France, j'ai été d'une très grande violence par des mots à ton égard. Tu as été le plus grand des maladroits, jusqu'à l'inconscience, par tes propos et tes attitudes médiatiques. Ces propos, dans l'esprit de leur liberté et non de l'adhésion avec le fond, je les ai écrits moi-même dans un média dans lequel je m'adresse aux miens. On te dit intelligent, tu t'es comporté comme un débutant. Je vais te raconter une histoire qui t'expliquera peut-être pourquoi je n'aurais jamais commis ta faute. En septembre 1975, l'examinateur à l'oral du concours d'entrée à l'Institut d'Etudes Politiques de Paris me dit, « Vous vous appelez Boumédiene, on devine d'où vous venez », me dit-il avec sourire et cordialité. Puis il rajoute, c'est l'occasion pour moi de vous demander de traiter ce sujet, « la quatrième république et la politique algérienne de Guy Mollet, histoire, institutions et politique ». Vous avez quinze minutes ! (de mémoire). Je ne pouvais pas tomber sur meilleur sujet mais j'ai compris ce jour-là, quels que soient mon avenir et mes statuts en France, qu'il ne fallait jamais se piéger dans le rôle de l'Algérien du groupe. Non pas que les camarades en faisaient cas pour des intentions non louables, c'était le plus souvent très sympathique, mais parce vous vous enfermez dans un rôle qui empêche le jugement de vos compétences et de vos propres idées. C'est une situation inévitable et je l'avais compris ce jour-là. Jamais ne s'embarquer à parler de mes opinions sur l'Algérie si ce n'est pour des sujets que les circonstances exigent et de montrer combien j'ai été heureux d'y avoir vu le jour en racontant ce qui restera la plus belle des chances et de bonheur. Mes papiers incendiaires envers toi l'ont toujours été devant les miens et à ta seule adresse, un compatriote. Mais je suis effondré car si je te condamne pour t'être laissé embarquer dans cette voie, je suis outré qu'on puisse condamner un homme pour des mots et idées, quels qu'ils soient. Tu as tenu des propos qui ont été ressentis comme outrageants, et alors ? On peut te contredire, être en colère, t'insulter mais ne pas te condamner pénalement pour des mots et une attitude. Tu as été en Israël ? Et alors ? Mes écrits ne laissent aucun doute sur ma colère envers ton attitude de ta légitimation indirecte d'un Etat génocidaire. Mais il ne me viendrait jamais cette idée de t'emprisonner pour cela. J'ai moi aussi la liberté de mes mots et en cette affaire, je te condamne fermement avec ces seules armes de ma position politique. Tu as été sur un terrain sur lequel j'avais refusé d'aller depuis ce mois de septembre 1975. Tu aurais pu t'adresser aux tiens, avec la liberté de tes mots et opinions. Tu pouvais en avoir le courage comme nous sommes très nombreux à le faire. Tu as été condamné pour une atteinte à l'intégrité de la nation. Ah bon, elle est si facile à menacer avec des mots ? N'y a-t-il pas d'autres moyens de te répondre ? Tu as tenu des propos qui sont contraires aux orientations de ton pays en prenant position sur la légitimité d'un autre. Est-ce contraire à la liberté d'expression ? As-tu pris les armes contre ton pays ? As-tu divulgué des secrets vitaux ? Non, rien de tout cela. Rien qui puisse valoir cinq ans d'incarcération à un homme de 80 ans, malade et qui revenait chez lui. La majorité le déteste, l'invective et l'insulte, et alors ? Est-ce un crime de l'être si on n'a pas commis les fautes condamnables pénalement que je viens de citer. En revanche, si je rejette qu'on puisse priver un homme âgé pour sa liberté d'opinion, je suis d'une sévérité sans retenue pour la stratégie que tu as choisie. Tu t'es enfoncé dans le piège qui m'aurait été fatal après cet oral de septembre 1975. Je le répète si souvent dans cette lettre car il a été fondateur de ma précaution sans brider ma liberté de pensée et de parole. Plus tu t'exprimais avec tambours et trompettes dans des médias, plus tu tissais ta propre toile d'emprisonnement. Mais la pire erreur, la plus condamnable intellectuellement, est d'avoir plongé dans les bras d'une opinion et d'une mouvance d'extrême-droite ou de pensée qui s'en rapproche. Et plus tu es devenu célèbre, plus tu as été aveuglé par la notoriété et plus tu en donnais à ceux qui en demandaient. Tu ne t'es pas rendu compte que tu ne seras jamais sûr si cette notoriété est due par tes talents d'écrivain ou par des mots que beaucoup voulaient entendre. Tu es piégé par une stratégie condamnable. C'est cela que je te reproche, pas ta liberté de penser et de parler. Certainement pas ! Aujourd'hui je suis à tes côtés symboliquement car je ne me résigne jamais à accepter une incarcération pour délit d'opinion. Aujourd'hui, tu es dans la peine et la souffrance, je suis à côté de toi et je m'insurge du sort qu'on t'a réservé. Personne ne pourra me piéger en me rétorquant que je prends parti pour un autre pays qui réclame lui aussi ta libération. Moi, je te soutiens devant les miens, sans aucune retenue. Devant les miens, je prends cette liberté de parole sans aucun soutien à qui que ce soit sinon à toi. Tu vois, même en cela, tu t'es condamné toi-même à être un enjeu diplomatique. J'espère que tu pourras passer cette dure épreuve et que tu sois libéré le plus tôt possible. Bonne chance, Boualem. Et si on se rencontre un jour, nous débattrons intellectuellement et en hommes curieux de tous les savoirs, c'est-à-dire notamment de cette période de Guy Mollet, celui qui a valu malheur à notre pays mais une réussite à mon concours. Ah non, ce n'est pas de ma faute !