Lorsqu'on évoque le roman policier anglais, beaucoup pensent immédiatement à Sherlock Holmes, à Edgar Allan Poe ou encore à Conan Doyle. Pourtant, cette vision est trompeuse. Derrière l'image masculine et virile du détective rationnel se cache une vérité bien plus riche : le polar britannique doit une grande part de son existence, de sa structure et de sa renommée aux femmes. Autrices comme personnages, elles ont façonné ce genre littéraire, tout en lui donnant une portée sociale et politique que l'histoire officielle a trop souvent minimisée. Des pionnières trop vite oubliées Bien avant que le célèbre détective du 221B Baker Street ne devienne une icône, des héroïnes en jupons avaient déjà enfilé le rôle de l'enquêtrice. Anne Rodway, Mrs. Gladden ou Valeria Macallan ont ouvert la voie, prouvant que le rôle d'investigatrice ne se limitait pas aux figures masculines. Ces héroïnes, parfois couturières, parfois simples jeunes femmes confrontées à un crime, ont incarné une nouvelle manière de raconter la justice : moins centrée sur la force brute, davantage attentive aux indices discrets, aux détails négligés, aux intuitions souvent méprisées par les hommes. Du côté des autrices, la liste impressionne par sa densité et sa diversité. Catherine Pirkis, la baronne Orczy, Agatha Christie, Margery Allingham, Dorothy Sayers, Patricia Wentworth, Ruth Rendell, Anne Perry, P.D. James, Val McDermid : toutes ont bâti des univers où la logique, l'intelligence et parfois la sensibilité féminine tenaient lieu d'armes principales. Même l'Américaine Elizabeth George, dont le premier roman Enquête dans le brouillard (1988) se lit comme une œuvre typiquement anglaise, s'inscrit dans cette tradition. Comme si, en choisissant l'Angleterre comme décor, elle reconnaissait que l'âme du polar s'était forgée grâce à ces femmes qui, dès le XIXe siècle, avaient osé interroger le monde à travers le prisme du crime. Pourquoi le polar est devenu un terrain d'expression féminine Le succès fulgurant du roman policier féminin n'est pas le fruit du hasard. Plusieurs conditions sociales, politiques et culturelles ont rendu possible cette émergence. D'abord, une tradition de dissidence intellectuelle et politique qui a toujours traversé la société britannique. Ensuite, une crise de confiance démocratique alimentée par des lois liberticides, comme celles sur les maladies contagieuses, qui touchaient particulièrement les femmes. Le terreau littéraire était prêt : entre le roman gothique et le roman à sensation, les lectrices comme les lecteurs étaient déjà habitués aux atmosphères sombres, aux secrets de famille et aux mystères. La presse évoluait aussi : le new journalism des années 1880 offrait de nouveaux espaces d'écriture et de diffusion. Enfin, une valorisation de l'intuition et une fascination pour le regard – voyeurisme, fétichisme – participaient de cette atmosphère où l'enquête devenait une forme de mise en lumière. Mais surtout, le polar permettait d'exprimer un malaise profond vis-à-vis de la place des femmes dans la société. Chaque fait divers où l'on retrouvait le corps d'une femme dans un canal, chaque scandale lié à la violence domestique, rappelait que le système patriarcal enfermait les femmes dans une position de victimes. Le roman policier, en introduisant une héroïne qui enquête, venait bouleverser cet ordre établi : il donnait à voir une femme actrice, lucide, capable de dénoncer les injustices et de faire triompher la vérité. Derrière les intrigues, les autrices de polar posaient une question essentielle : qui sont les véritables criminels du système patriarcal ? Et qui peut les dévoiler, sinon celles qui en subissent les effets ? Les héroïnes, à la fois exclues et tolérées, anges du foyer mais soupçonnées de démons potentiels, se révélaient être les seules capables d'ouvrir ces enquêtes que les hommes préféraient classer sans suite. Cette perspective féminine bouleversait les codes de la littérature. Là où la justice officielle se montrait souvent complice des puissants, la fiction policière offrait un espace de réparation symbolique : le crime ne restait plus impuni, la voix des victimes trouvait un écho, et un autre monde devenait envisageable. Une histoire littéraire réécrite au masculin Et pourtant, lorsque l'on se penche sur les manuels et les récits officiels de l'histoire littéraire anglaise, un paradoxe frappe : l'héritage féminin du polar a été largement occulté. On continue d'ériger Edgar Allan Poe en ancêtre fondateur, de glorifier Conan Doyle ou Wilkie Collins, comme si les autrices n'avaient été que des figurantes. Prenons un exemple frappant : dans L'Hôtel hanté ou L'Héritage, Wilkie Collins met en scène Valeria Macallan, une enquêtrice remarquable. Mais que retient l'histoire ? Le sergent Cuff, personnage masculin secondaire. Ce biais révèle un sexisme implicite qui valorise les rares figures masculines au détriment d'une abondance d'héroïnes et d'autrices. P.D. James, avec son roman La proie pour l'ombre (1972), souligne d'ailleurs cette injustice dès son titre original : An Unsuitable Job for a Woman. Le travail de détective serait « inapproprié » pour une femme. Et pourtant, c'est bien Cordelia Gray, une enquêtrice moderne, qui mène l'affaire à terme, armée de peu de choses sinon de son intelligence et de son courage. Elle incarne cette contradiction : la société lui refuse une place légitime, mais elle s'impose malgré tout comme l'une des premières détectives crédibles de la littérature contemporaine. Le foyer domestique : un théâtre du crime Au XIXe siècle, le roman devient l'outil privilégié pour analyser la société anglaise. Les autrices s'y engagent pleinement et s'attaquent à ce que l'Angleterre patriarcale a de plus sacré : la famille, le mariage, la propriété. Le foyer domestique, supposé espace de sécurité et de moralité, se révèle dans leurs œuvres comme un lieu de violence, d'oppression, parfois même de meurtre. Charlotte Brontë, avec Jane Eyre (1847), illustre parfaitement ce détournement. Derrière l'histoire romantique entre la jeune gouvernante et Rochester se cache un véritable mystère policier : la présence inquiétante de Bertha Mason, la première épouse enfermée et finalement conduite au suicide. Suicide ? Plutôt un meurtre légal, maquillé par les apparences. Car pour Rochester, comme pour tant d'autres hommes du XIXe siècle, la folie attribuée à l'épouse n'est qu'un prétexte pour s'emparer de sa fortune et la faire disparaître. Un siècle plus tard, Daphné du Maurier reprend ce schéma dans Rebecca (1938). Ici encore, une demeure, Manderley, devient le véritable centre de l'intrigue. Rebecca, la première épouse, est officiellement morte par suicide. Mais en réalité, Maxim, son mari, l'a abattue d'une balle. Pourquoi ? Pour éviter que la propriété ne tombe entre les mains d'un fils illégitime. Derrière l'intrigue romanesque, c'est toute une critique du système juridique et social qui apparaît : les femmes meurent, légalement ou illégalement, pour protéger les privilèges masculins. Même le cinéma s'y est heurté. Dans l'adaptation hollywoodienne de 1940 par Hitchcock, la fin fut édulcorée : Rebecca ne meurt plus assassinée, mais d'un accident. Un choix révélateur : montrer un mari meurtrier de sang-froid restait inacceptable à l'écran, preuve que l'imaginaire collectif peine encore à reconnaître la violence systémique exercée par les hommes sur les femmes. Le polar comme espace de résistance Ainsi, le roman policier anglais apparaît non seulement comme un divertissement, mais comme une arme littéraire. Derrière l'intrigue et les énigmes, il propose une critique radicale du patriarcat. Chaque héroïne, chaque autrice, fait entrer dans la fiction une revendication implicite : celle du droit à la parole, à la justice, à l'existence pleine et entière des femmes. Il ne s'agit pas seulement d'un « genre » littéraire, mais d'un champ de bataille symbolique. Le polar a permis aux écrivaines d'interroger la place de la femme dans la société, de dénoncer les hypocrisies des institutions, et d'imaginer un monde où la vérité triomphe – fût-ce par la plume d'une détective. Aujourd'hui encore, on continue de parler des « pères » du polar, alors que ce sont les « reines du crime » qui en ont façonné les codes. Agatha Christie, Dorothy Sayers, Ruth Rendell ou P.D. James ne sont pas des exceptions : elles s'inscrivent dans une tradition longue et féconde, commencée bien avant elles, par des romancières souvent invisibilisées. Réhabiliter cette mémoire n'est pas seulement une question de justice littéraire. C'est aussi reconnaître que le roman policier, dans son essence même, est né d'une volonté de résister, de contester et de donner une voix aux oubliées de l'histoire. Derrière chaque meurtre, chaque secret de famille, chaque enquête, se lit en filigrane une critique de la société patriarcale. Le polar, loin d'être une simple distraction, s'impose donc comme l'un des lieux privilégiés où les femmes ont pu, et peuvent encore, écrire leur résistance. Une affaire de femmes, décidément.