Un sondage de l'Ifop, commandé par une revue soupçonnée de liens avec les Emirats arabes unis, affirme une hausse marquée de la religiosité et du rigorisme chez les musulmans de France. Ses conclusions, déjà relayées dans le débat public, sont toutefois fermement contestées par trois grands spécialistes interrogés par The Conversation : Franck Frégosi, éminent spécialiste de l'islam en France, ainsi que Patrick Simon et Vincent Tiberj, auteurs des analyses sur la religion dans l'enquête Trajectoires et origines (TeO, Insee/Ined). Les chercheurs dénoncent notamment des biais méthodologiques majeurs. L'Ifop ne distingue pas immigrés et descendants d'immigrés, un élément pourtant crucial pour mesurer l'évolution des pratiques religieuses. À l'inverse, les données de TeO — beaucoup plus robustes — montrent une stabilité, voire une légère baisse, de la religiosité musulmane depuis dix ans. Ils critiquent aussi plusieurs questions jugées ambiguës ou mal définies, en particulier celles portant sur la « sympathie » envers des mouvances islamistes. Selon eux, ce type de formulation crée un effet d'imposition, poussant certains sondés à répondre malgré une connaissance limitée de ces termes, ce qui gonfle artificiellement certains chiffres. Les spécialistes rappellent également que plusieurs indicateurs mobilisés par l'Ifop pour attester d'une hausse de la religiosité sont discutables. La progression du nombre de personnes déclarant faire le ramadan, par exemple, ne peut être automatiquement interprétée comme un renforcement religieux. Le ramadan relève souvent d'un marqueur identitaire ou communautaire, davantage que d'une pratique spirituelle intense. Dans des familles peu pratiquantes, on jeûne surtout pour partager un moment collectif — parfois avec des voisins non musulmans — et, pour certains, il constitue même le dernier lien symbolique avec l'islam. « Est-on encore dans la religiosité ? », interroge Patrick Simon, qui estime que cet indicateur doit être manié avec prudence. Les spécialistes estiment également exagérée l'idée d'un « séparatisme religieux ». De nombreuses pratiques perçues comme rigoristes s'inscrivent en réalité dans des stratégies d'accommodement avec la société française, sans intention de rupture. « L'observance alimentaire ou vestimentaire ne signifie pas une rupture avec la République », rappelle Patrick Simon. Selon les données de TeO, les différences générationnelles relèvent avant tout d'un effet d'âge : les jeunes se déclarent plus pratiquants, mais leur rapport au religieux se modère avec l'entrée dans la vie adulte. Une dynamique qui contredit l'idée d'une réislamisation durable. Le port du voile suit des trajectoires similaires, restant plus fréquent chez les femmes immigrées que chez leurs descendantes. Les chercheurs soulignent également l'importance de la mixité religieuse, en progression constante. Les jeunes issus de familles mixtes sont beaucoup plus nombreux à se déclarer sans religion, un phénomène qui devrait se renforcer et contribuer à une désintensification progressive du rapport au religieux dans les générations futures. Ils rappellent enfin que la sécularisation n'est pas un processus linéaire et uniforme. Certaines pratiques peuvent se renforcer tout en coexistant avec une distanciation vis-à-vis de la religion sur d'autres aspects. Pour les spécialistes, réduire ces mouvements complexes à une « islamisation » constitue une erreur d'analyse..n