Par : Nabila Bekhechi Chercheuse La soumission de la religion à l'Etat et l'Etat à la religion est à l'origine d'un grand nombre de restrictions en matière de production scientifique, des libertés individuelles, d'expression et de création. Quand bien même ces libertés sont-elles consacrées par la Constitution, il n'en demeure pas moins, qu'en même temps que la liberté de la presse écrite, audiovisuelle et électronique est garantie, cette liberté est confisquée de nouveau puisque le droit de diffuser des informations, des idées, des images et des opinions doit se faire dans le "respect des constantes et des valeurs religieuses, morales et culturelles de la nation." L'article 2 de la Constitution – "L'islam est la religion de l'Etat" – n'a pas été soumis au projet de la révision constitutionnelle, dont le référendum s'est tenu le 1er novembre 2020. Et pourtant, le débat fait rage concernant la laïcité parmi les hirakistes. Entre les tenants de la double rupture "ni islamique ni militaire" et les opposants qui pensent qu'il n'y a pas lieu de séparer la religion de l'Etat, les positions semblent irréductibles. Sur les réseaux sociaux, une tentative de trouver une solution aux dissensions au sein du Hirak a été résolue par l'invention d'une posture dite des militants "normaliens". C'est-à-dire ceux qui s'interdisent de faire référence à une quelconque idéologie, tendance partisane, religieuse, culturelle, etc. Il s'agit d'une tentative qui vise à borner les objectifs de la contestation sur le démantèlement du système. Les débats se focalisent le plus souvent sur des notions vagues, inadaptées et improbables dans le contexte algérien opposant un Etat laïque à un Etat islamique. On a tendance à dire que la laïcité est le préalable à la démocratie. Ce qui est discutable : il y a de par le monde des démocraties qui se sont construites sans laïcité, comme il y a des systèmes autoritaires laïques. Un pays comme l'Allemagne, par exemple, pose en termes de conscience et de responsabilité devant Dieu la dimension religieuse. On n'est pas sans ignorer les différences contextuelles majeures entre l'espace européen et maghrébin, mais on est en droit de croire que la distanciation de la religion de l'Etat peut trouver à s'exprimer dans une sécularisation institutionnelle. "L'intérêt d'une telle approche est qu'elle permet d'appréhender la problématique des rapports Etat/religion dans une perspective résolument dynamique, en termes de processus, plutôt que de s'en tenir à une vision strictement juridique figée (théorique) dans le temps et l'espace" (Frégosi, 1994). Pourvu qu'on se donne les moyens d'arrimer les référents religieux à une dimension universelle en même temps qu'on renforce la sécularisation des institutions. Aussi, on aurait tout à gagner à poser la question autrement que de cristalliser le débat sur la suppression ou non de l'article 2 de la Constituions. D'autant plus que le problème est plus complexe. Puisqu'il n'est pas à démontrer que la gestion du religieux par l'Etat algérien n'est pas uniquement une gestion de régularisation, mais aussi l'histoire d'une "légitimation" d'un "contrôle" et d'une "récupération" d'une part. D'autre part, la religion n'est pas intériorisée seulement en tant que soumission individuelle au droit de Dieu, mais aussi comme une identité et un mode d'appartenance auquel les principes constitutionnels ont été soumis depuis l'indépendance. Dans ces conditions, la laïcité est probablement inenvisageable en dehors du contexte et de l'historicité algérienne, mais en plus elle ne résoudra en rien la distanciation du politique et du religieux au sein des institutions. C'est dire que le problème n'est pas que la religion apparaisse dans la loi fondamentale d'un Etat, mais bien ce que ce texte implique en termes d'application au regard des institutions, des libertés et des orientations étatiques. En effet, la mise en application des principes constitutionnels a donné lieu à des ambivalences structurelles. Babadji (2016) a démontré que la disposition constitutionnelle "l'islam est la religion de l'Etat" implique deux postures. La première est "la volonté de l'Etat de se soumettre la religion". Cette dernière est sommée alors de mettre ses ressources au service de la légitimation d'un projet politique. La subordination de la religion à l'Etat a donné lieu à des constructions idéologiques alliant conjonctures politiques à un islam en devenir : l'islam socialiste et aujourd'hui islam moderne et modéré après un passage par un islam néo-fondamentaliste. La deuxième posture, quant à elle, implique "la volonté de l'Etat de se soumettre à la religion". Dans ce cas, l'Etat est tenu de mettre ses actes et ses pratiques en conformité avec le dogme religieux et il doit, de ce fait, rendre compte de cette conformité ou de cette compatibilité. L'Etat est ainsi le garant et le gardien des biens du Salut, comme il soumet les institutions à la religion. Un exemple patent de cette situation où il est question de la subordination de la religion à l'Etat et de la subordination de l'Etat à la religion nous est fourni par la loi d'orientation de l'éducation nationale du 23 janvier 2008. Les articles 2 et 4 stipulent que les finalités de l'éducation nationale sont de "former des générations imprégnées des principes de l'islam, de ses valeurs spirituelles, morales, culturelles et civilisationnelles". Mais aussi d'"asseoir les bases de l'instauration d'une société attachée à la paix et à la démocratie et ouverte sur l'universalité, le progrès et la modernité". Comme il est question pour l'enseignement fondamentale de la volonté d'approfondir "les apprentissages à caractère scientifique", "l'esprit critique" et "l'insertion dans la société du savoir" Art. 45 La première difficulté qui peut être relevée au niveau de ce texte et que ces "principes et valeurs spirituelles, morales, culturelles et civilisationnelles" de l'islam ne sont pas clairement définis. Ces valeurs et principes de l'islam semblent données comme communément conformes à la modernité, la démocratie, l'universalisme. La jonction de ses produits est faite en dehors de toute initiation à une réflexion de type critique, philosophique ou historique sur ce qui dans les "principes de l'islam et ses valeurs" pourrait être en opposition à l'esprit critique et au caractère scientifique, à la démocratie, la modernité, la citoyenneté, les droits de l'homme, etc. On ne semble pas prendre en considération les déplacements qui se sont opérés au niveau des codes religieux. D'autant plus que ces "principes et valeurs" de l'islam n'ont cessé d'être investis et instrumentalisés. Les postulats concordistes soutiennent que : l'islam est moderne par essence, il ne connaît pas de confrontation avec la science, rien dans les textes sacrés ne s'oppose à la science. Si cet anachronisme est souvent brandi, c'est nécessairement les positions fidéistes qui en déterminent les limites. Les irréductibilités sont résolues en soumettant aux fondements religieux ce qui contredit les principes de l'islam : la science profane ne saurait contredire, la science divine. Il arrive même que dans les manuels scolaires de sciences islamiques la "modernité" soit présentée comme "une invasion culturelle dangereuse pour la société et les spécificités musulmanes". Ce problème a été soulevé par le rapport général accompagnant la promulgation de la loi quinquennale de la recherche scientifique et du développement technologique (1998-2002). Les objectifs scientifiques dans le domaine de l'éducation et de la formation ont été ainsi élaborés en tenant compte, entre autres, des difficultés que rencontre le secteur de l'éducation essentiellement en termes de qualité de la formation, mais aussi des mutations rapides que connaît la société et de l'ouverture sur le monde moderne. Le programme de recherche, pour le secteur de l'éducation nationale et de la formation, va prévoir plusieurs axes qui porteront respectivement sur la philosophie de l'éducation, l'épistémologie et la philosophie des sciences et enfin l'histoire des disciplines et l'enseignement. Ces amendements seront absents de la loi quinquennale (2008-2012). Les solutions porteront, cette fois ci, sur la mise en place de structures pour remédier aux "graves distorsions décelées". Des organes d'évaluation se multiplient sans réelle évaluation. Il est question de mobiliser des équipes de recherche pluridisciplinaire, de dégager des instruments de suivi et d'évaluation sans pour autant préciser, identifier les dysfonctionnements, les ambivalences voir les contradictions Le projet de révision de la Constitution (2020) s'inscrit dans la même politique scientifique et consolide les ambivalences des orientations de l'éducation nationale. Ainsi bien que l'article 65 stipule que "l'Etat veille à la neutralité des institutions éducatives et à la préservation de leur vocation pédagogique et scientifique en vue de les protéger de toute influence politique ou idéologique" ; néanmoins, et en même temps, les institutions devront s'interdire "les pratiques contraires à la morale islamique et aux valeurs de la Révolution de Novembre" Art. 11. Cet l'exercice sur l'interférence du religieux peut s'étendre à l'enseignement supérieur et à la recherche, notamment dans le domaine des sciences humaines et sociales. Il serait trop long ici d'en faire la démonstration, on se contentera de noter qu'il n'est pas exagéré de dire que le magistère religieux s'impose comme une autorité de contrôle sur le champ des les sciences humaines et sociales. C'est sur la base d'un concordisme alliant magistère religieux et magistère scientifique que s'est construite une idéologie de la science. Il en résulte des conceptions fidéistes entrainant un rejet partiel et parfois total des contenus scientifiques qui s'opposent, aux textes sacrés et aux sciences légales. Dans le même ordre d'idée, la soumission de la religion à l'Etat et l'Etat à la religion est à l'origine d'un grand nombre de restrictions en matière de production scientifique, des libertés individuelles, d'expression et de création. Quand bien même ces libertés sont-elles consacrées par la Constitution, il n'en demeure pas moins, qu'en même temps que la liberté de la presse écrite, audiovisuelle et électronique est garantie, cette liberté est confisquée de nouveau puisque le droit de diffuser des informations, des idées, des images et des opinions doit se faire dans le "respect des constantes et des valeurs religieuses, morales et culturelles de la nation" Art. 54. De même que la création intellectuelle, scientifique et artistique, est garantie, mais restreinte en cas d'atteinte "aux valeurs et constantes nationales" Art. 74 Il est aisé dans cette littérature imprécise de mesurer les instrumentalisations qui pourront en faire l'objet. En ce moment de crise politique, il paraît opportun de consolider l'idée d'un pouvoir en place garant de la protection des valeurs religieuses et de l'islam. Les très lourdes peines retenues contre le jeune militant Yacin Mebarki ainsi que les conditions démesurées de son arrestation, mandat de dépôt et comparution immédiate en témoignent. Cet activiste du Hirak est condamné à 10 ans de prison ferme et à une amende d'un million de dinars par le tribunal de Khenchela. Mebarki est accusé d'"incitation à l'athéisme", "offense ou dénigrement du dogme ou des préceptes de l'islam, atteinte à l'unité nationale. Là encore, c'est à l'appréciation des juges qu'est laissée l'interprétation des dogmes et des préceptes de l'islam. Et ce n'est pas le seul cas, Walid Kéchida est incarcéré depuis six mois sans jugement, pour les mêmes atteintes aux préceptes de l'islam. S'il est admis qu'une séparation du religieux et du politique n'est pas envisageable en dehors du contexte et de l'historicité musulmane, elle doit trouver à s'exprimer dans une référence religieuse revisitée. Toutefois, une référence religieuse revisitée qui serait à même de résoudre ces difficultés se heurte à des obstacles majeurs. Ainsi bien que le ministère des Affaires religieuses et des Wakfs se définit comme administrateur et non-gestionnaire du culte les institutions religieuses demeurent soumises aux orientations étatiques. Le président du Haut Conseil islamique dont les prérogatives sont notamment d'encourager et de promouvoir l'Ijtihad est désigné par le Président de la République. Le Conseil est pratiquement absent des débats qui traversent la société sinon pour conforter une opinion officielle. À l'université les "Sciences islamiques" champ de recherche à statut académique et scientifique reste une discipline principalement patrimoniale et préscientifique, bien que faisant partie du domaine des sciences humaines et sociales. De ce fait, les conceptions élaborées en "sciences islamiques" sont dans l'incapacité de dépasser les impasses épistémologiques, le cadre conceptuel et les paradigmes archaïques. Cette situation tant décriée par les nouveaux penseurs de l'islam (Benzine 2004, Abdou Filali-Ansary 2003), dont les travaux de recherche sont pratiquement absents de la formation et de la recherche en "sciences islamiques" ne peut trouver de dénouement dans une conjoncture politique où l'enseignement la recherche sont des canaux privilégiés des idéologies étatiques. Le contexte et les facteurs extérieurs à la discipline principalement politiques ont déterminé pour une large part les orientations, de la filière ses programmes de recherche, sa production, ses théories et ses méthodes. D'autre part, il faut noter que les "sciences islamiques" sont le terrain de prédilection de la cooptation et de la récupération d'une contestation islamique dépolitisées, mais à laquelle des domaines sont cédés. Ainsi, le fait religieux en tant que champ de recherches et d'études obéit au double contrôle de l'Etat qui tente de l'instrumentaliser à son profit, pour asseoir et consolider un islam d'Etat à des fins de légitimation et de récupération, puis celui d'une communauté religieuse qui les soumet à un enseignement fondé sur la normalisation de la version islamique globale. In fine la volonté de l'Etat de vouloir instaurer un islam du juste milieu qu'on prescrit comme un islam aux valeurs universelles, tolérant ouvert sur la modernité, se heurte à une difficulté majeure. Elle consiste à considérer les référents religieux à la lumière de la théologie orthodoxe, des écoles juridiques des sources de la loi islamique sans une critique objective de cet héritage religieux, références sélectives des idéologies islamistes. Si les références religieuses nationales officielles ne devaient, en principe, représenter aucune menace pour l'Etat, ne demeurent-elles pas un écueil de taille en cela qu'elles s'érigent en dogme fermé où une "ignorance sacralisée" (Arkoun, 2010) continue de fermenter la société ? Les nouvelles formes de religiosités sont condamnées à être vécues sans éclairage et le plus souvent dans la culpabilité, pour ne pas dire dans la schizophrénie, privées comme elles le sont de tout éclairage possible d'une nouvelle herméneutique, d'une relecture du lègue islamique.