En réalité, il n'y a pas eu de «bataille d'Alger». Le général Massu dit emprunter cette expression aux Algériens. Mais il s'agit-là du «langage des popotes». Il ne m'est pas venu à l'esprit d'appeler bataille la gigantesque opération de terreur lancée contre la population musulmane de la capitale – sous prétexte de démanteler l'organisation FLN – par les dix mille parachutistes de la 10e DP, appuyés par la police et la gendarmerie. «Dans mon esprit, déclare Massu, cette bataille évoque l'ensemble des actions de toutes sortes, autant humaines que policières, menées par les forces de l'Ordre, pour enrayer le terrorisme et rétablir la confiance sur toute l'étendue de l'agglomération algéroise». On ne sait ce qu'il faut le plus admirer, de la distinction, hélas bien justifiée, entre l'humanité et la police, ou de leur union contre nature sous la houlette du général. Quoiqu'il en soit, une bataille militaire suppose généralement la présence de deux armées face à face. Or, le 7 janvier 1957, quand le général Massu reçoit de M. Serge Baret, préfet d'Alger, tous les pouvoirs de police pour le Grand-Alger, il ne fit théoriquement assigner qu'un seul objectif : liquider le réseau «terroriste» d'Alger. Et ce réseau ne comprend, en fait, que quelques dizaines d'hommes. Des hommes, il est vrai, qui tiennent en échec les forces de police dont les méthodes encore «traditionnelles» – elles n'excluent pourtant pas les pires brutalités – s'étaient révélées impuissantes. Et cela pour une raison simple : l'appui de la population musulmane aux groupes armés, la solidarité efficace qu'elle leur manifestait les faisait vivre comme des «poissons dans l'eau». Pour les atteindre, il fallait vider l'eau. Autrement dit frapper tout le monde, poser le principe de la responsabilité collective, torturer mille personnes pour trouver un «terroriste». Tel est, pour le colonialisme, le premier sens de la «bataille d'Alger». Le général Massu rappelle fièrement l'étendue des pouvoirs dont il a su abuser : « Je pourrai, dit-il : 1. Contrôler la circulation et les biens ; 2. Réglementer l'achat, la vente, le transport ou la détention de produits, matières premières, animaux ; 3. Instituer des zones où le séjour est réglementé des interdits ; 4. Assigner à résidence, surveillée ou non, toute personne dont l'activité se révèle dangereuse pour la sécurité ou l'ordre publics… ; 5. Ordonner et autoriser des perquisitions à domicile de jour et de nuit.» Dans l'euphorie, sa puissance toute neuve, le général n'attend pas pour l'éprouver. Le soir même, dans la nuit du 7 au 8 janvier, dix mille parachutistes encerclent la Casbah, visitent les domiciles, arrêtent les «suspects», pillent les appartements, terrorisent de vieilles femmes pour leur voler leurs modestes biens, violent les jeunes filles au hasard. Ils sont certains de l'impunité. Le général Massu avoue lui-même qu'il a fallu apprendre à ses hommes qu'on attendait moins d'eux une action de soldats qu'une «tâche de policiers». De superpoliciers. La police «ordinaire» a encore trop de scrupules sans doute. Elle manque aussi d'imagination, puisqu'elle ne sait pas trouver assez de motifs d'arrestation. Les hommes du général Massu ne s'embarrasseront pas de tels problèmes. On arrête, on supplicie n'importe qui, n'importe quand. On inventera ensuite des prétextes. Rasés de près, dans leur tenue léopard toujours bien lessivée, les parachutistes jouent un tôle d'«éboueurs». L'expression est du général Massu. On appréciera le sens de l'humain dont elle témoigne. A cette action, dont il ne nie pas la brutalité, s'il en élude les aspects les plus odieux, Massu donne deux justifications : la nécessité de faire face à la recrudescence des attentats, depuis l'automne 1956, et l'approche de la grève générale de huit jours annoncée par le FLN pour le 28 janvier 1957, à l'occasion du débat à l'ONU sur l'affaire algérienne. Mais sur ces deux points, le général travestit la réalité ou inverse l'ordre des causes. Ce qui est vrai, c'est qu'on avait assisté, en 1956, à une implantation de plus en plus large, de plus en plus puissante du FLN tant à Alger que sur l'ensemble du territoire algérien. A la fin de 1956, dans la capitale, il y avait, certes, au sein de la population musulmane un certain nombre d'hésitants. Des adversaires du FLN aussi, chez certains groupes encore soumis à l'influence du MNA de Messali Hadj. Et là, comme partout, les éternels tenant d'un ordre inique dont ils profitent – bien modestement parfois. Mais la grande majorité de la population musulmane était solidaire des quelques cinquante mille militants et sympathisants algérois du Front. A leurs côtés, les groupes armés ne comptaient guère plus d'une trentaine d'hommes munis de mitraillettes, de revolvers, de grenades et de bombes artisanales. N'empêche, la population européenne se montrait de plus en plus sensible à son isolement et au climat d'hostilité qui se développait autour d'elle. Ses réactions «sauvages» («lynchages, ratonnades»), son exigence d'exécutions capitales dans l'espoir de «faire des exemples», de rétablir son hégémonie par la terreur, devaient aboutir à la situation dramatique du dernier trimestre 1956, marqué effectivement par une série d'attentats FLN. Mais ces attentats n'étaient qu'une réplique tardive au terrorisme européen, légal ou illégal. Le 19 juin 1956, pour la première fois, deux militants FLN, Zabana et Faradj, avaient été guillotinés à Alger, dans la cour de la prison de Barberousse. Ce double assassinat ne fit que confirmer la volonté de résistance des Algériens, rallier au Front certains indécis et exaspérer, parmi les militants, la volonté de se battre. Comme si cela ne suffisait pas, l'attentat activiste de la rue de Thébes, à la Casbah, dans la nuit du 10 août 1956, vint ajouter à ces deux martyrs une soixantaine de morts musulmans, «femmes et enfants innocents», selon la formule que Massu réserve aux seuls morts européens. Or, les auteurs du crime furent vite connus : Michel Féchoz et Philippe Gastille. Le général Massu reconnaît lui-même que la police ne bougea pas, que la justice se tut, que le meurtre resta impuni. Jusque-là, pourtant, aucune bombe FLN n'avait explosé à Alger. Mais dès lors vont se déclencher, riposte inévitable, les premiers attentats. S'ouvre le cycle infernal, le déchaînement de la violence. Il arrivera aux responsables du Front de déplorer certains actes. Ils ont, en effet, le souci de donner aux actions de guerre des groupes armés un sens politique et d'épargner ceux, musulmans et européens, qui n'ont aucune part dans la répression. Mais les autorités françaises, elles, s'emploieront à tout confondre, à amalgamer sous le même titre de «terrorisme aveugle» les premiers attentats de 1956 et les attentats à la bombe qui marqueront la «bataille d'Alger». Elles ne pouvaient pourtant pas ignorer que les cibles des quelques attentats commis par le FLN en 1956 n'étaient pas d'«innocentes» victimes. A partir de juin 1956, en effet, le Front avait condamné à mort des truands indicateurs de police, des gardiens de prison tortionnaires, des policiers assassins. Ils n'avaient pas été désignés par hasard et ne furent pas exécutés injustement. (Suivra)