Entre éclats de génie, zones d'ombre et trajectoire mouvementée entre Alger, Paris et Londres, son parcours raconte autant l'itinéraire d'un prodige que les contradictions d'une époque. Aujourd'hui encore, son œuvre multiple, trop souvent méconnue, mérite une redécouverte attentive. Né le 13 novembre 1907 dans le village d'Aït Ouchène, en Kabylie, Mohamed Iguerbouchène grandit au sein d'une famille nombreuse : il est l'aîné de onze enfants. Ses parents, Saïd Ben Ali et Sik Fatma Bent Areski, s'installent à Alger dans l'espoir d'offrir un meilleur avenir à leur foyer. C'est là, dans une école anglaise de la capitale, que le jeune Mohamed découvre pour la première fois le solfège. Un professeur le remarque rapidement et l'encourage à poursuivre une formation musicale. Ce n'est toutefois qu'à la rencontre de Bernard Fraser Ross, un célibataire écossais fortuné qui venait passer ses hivers à Alger, que la trajectoire du jeune prodige bascule véritablement. Fraser Ross discerne chez l'adolescent un talent exceptionnel. Il parvient à convaincre la famille d'Iguerbouchène de lui confier le garçon afin qu'il poursuive ses études en Angleterre. Il intègre le Royal northern college of music à partir de 1922 avant d'intégrer la prestigieuse Royal academy of music, où le professeur Livingston l'aide à améliorer ses connaissances en musique. Il rejoin ensuite à partir de 1924, le prestigieux conservatoire supérieur de Vienne afin de perfectionner son apprentissage. Durant sa formation, il suivra les classes de Robert Fischhof et d'Alfred Grünfeld. Ses premières œuvres -parmi lesquelles Kabylia Rhapsodie n°9 et Arabe Rhapsodie n°7- s'avèrent une preuve de son génie précoce. Héritage contesté et mariage contrarié Au décès de Fraser Ross en 1929, Iguerbouchène devient le légataire universel des biens que l'Ecossais possédait en Algérie. S'y ajoute une somme importante de 1 500 livres sterling, versée à condition qu'il n'épouse pas une Européenne. Malgré cette clause, le compositeur se marie avec Louise Gomez, Française née en Algérie. Leur union ne sera jamais dissoute officiellement, mais les deux époux vivront rapidement séparés. En 1934, la réputation d'Iguerbouchène s'affirme : il est admis à la SACEM comme auteur-compositeur, puis à la SACD. Son installation à Paris lui permet aussi de suivre des cours à l'Institut national des langues et civilisations orientales. Dès le début des années 1930, il signe les musiques de plusieurs documentaires sur l'Algérie ainsi que celle d'un court-métrage intitulé Dzaïr. Ce travail attire l'attention du réalisateur Julien Duvivier, qui l'invite à collaborer avec Vincent Scotto sur la bande originale du film Pépé le Moko (1937), porté par Jean Gabin. Le compositeur est crédité sous le nom « Mohamed Ygerbuchen ». Le succès du film entraîne en 1938 une adaptation hollywoodienne, Alger, qui reprend plusieurs de ses thèmes musicaux. Il y est mentionné comme « Mohammed Igarbouchen ». À la même période, il devient copropriétaire d'un établissement du Quartier latin, « El Djazaïr ». C'est dans ce cadre parisien qu'il rencontre en 1938 Salim Halali, chanteur originaire de Annaba. Leur collaboration donnera naissance à une cinquantaine de chansons dans un style proche du flamenco arabe, séduisant la scène nocturne parisienne et le public d'Afrique du Nord. En parallèle, Iguerbouchène compose la musique du film Terre idéale en Tunisie (1937) et voit l'une de ses œuvres orchestrales, Moorish Rhapsody, diffusée par la BBC en 1939. Retour à la création et derniers travaux Après la Seconde Guerre mondiale, Iguerbouchène se consacre de nouveau à la composition. En 1945, il met en musique une centaine de poèmes de Rabindranath Tagore, puis crée, en 1946, la bande sonore du film Les plongeurs du désert de Tahar Hannache. Il travaillera également pour le cinéma français, signant notamment la musique du court-métrage Le songe des chevaux sauvages (1962) d'Albert Lamorisse. En 1957, il décide de rentrer en Algérie. Il y collabore avec la radio nationale, dirige l'orchestre de l'Opéra d'Alger et poursuit ses activités de compositeur. Le 21 août 1966, Mohamed Iguerbouchène meurt à Alger, emporté par le diabète, dans une indifférence presque totale. Un pionnier à réhabiliter L'histoire musicale algérienne reconnaît pourtant en lui le premier compositeur algérien à s'être illustré dans la musique symphonique et dans la création de bandes sonores. Très jeune, il avait déjà conquis les scènes européennes : dès 1925, à seulement 18 ans, il donnait un concert remarqué à Bregenz, en Autriche, interprétant ses œuvres originales. Il fut récompensé à plusieurs reprises pour ses talents en harmonie, contrepoint, instrumentation et piano. Au fil de sa carrière, il enrichit le répertoire kabyle d'une vingtaine de chansons, collabora à des films majeurs et signa des partitions encore considérées comme des jalons fondateurs de la musique moderne algérienne.