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Fabriquer des leaders, produire de la confiance
Publié dans Le Quotidien d'Oran le 19 - 12 - 2019

Je soutiendrai d'abord dans ce texte que les élections ne sont qu'une procédure de choix (on choisit un candidat parmi d'autres) et que la légitimité repose sur la confiance, une confiance qui se vérifie dans les faits et par des procédures de contrôle.
Le processus électoral ne peut suffire à la production d'une telle confiance. J'examinerai, ensuite, les conditions qui permettent aux « élections » de produire des leaders. On fabrique des leaders comme on fabrique des cadres de la haute administration ou des produits de consommation ordinaire. Il est possible de rendre compte de leur fabrication et d'engager leur production. On peut soutenir que toute société s'y attache, de manière consciente ou inconsciente, et que des laboratoires n'ont pas manqué d'en faire un métier. Les types de leaders qu'une société a choisi de fabriquer dépendent des croyances, des désirs et des pouvoirs qu'elle se donne. À l'image des produits innovants, il faut considérer les leaders comme des agents innovants. Une administration militaire de la société aura de la peine à sortir d'une monoproduction dominante, ses fabriques de leaders civils resteront sous strict contrôle et de modeste ambition. Les sociétés innovantes et égalitaires produiront manière renouvelée de nombreux leaders et comme à ciel ouvert.
À la question les élections confèrent-elles une autorité, le comportement de la population nous donne deux réponses. Le rejet des élections présidentielles prouve que pour les populations les élections ne légitiment pas un représentant, car les électeurs qui y participent ne font que choisir un candidat que tous, probablement, non-électeurs et électeurs compris, ne reconnaîtront jamais que comme une autorité de fait qu'ils concèdent au fonctionnement institutionnel. À cette première attitude s'ajoute une seconde : même lorsque les élections peuvent être honnêtes et transparentes et jouir d'une participation ordinaire, elle ne reconnaîtra leur résultat que du bout des doigts.
Dans le premier cas, la société refuse de se donner des leaders, faux ou vrais. Dans le second, les « élus » ne seront pas considérés comme des autorités, des leaders, mais des membres de l'appareil d'Etat.
Il faut nous rendre à l'évidence que dans leur condition, les Algériens ne peuvent pas et ne veulent pas se reconnaître dans un leadership dont ils savent qu'il ne pourra que les trahir. L'« élu » ne représentera jamais qu'une autorité de fait dont le pouvoir ne pourra être que celui que lui concèderont la société et les pouvoirs établis. On peut parler d'élections désignation. À la différence d'élections légitimation où l'autorité est donnée par la société qui obéit à celui qui l'exerce. L'autorité s'entend alors comme pouvoir sans contrainte. Nous allons essayer de montrer qu'une représentation légitime nécessite des conditions qui rendent possible la représentation populaire.
Nous avons déjà soutenu ailleurs que des représentants supposent une représentation de la société d'elle-même et par elle-même, ce par quoi elle s'investit, elle se projette dans des représentants. Les représentants ne sont qu'un terminal, qu'un détachement du processus de représentation qui utilise les élections comme procédure de formalisation. Les élections à une fonction n'épuisent pas le processus de représentation et elles ne sont pas la seule procédure possible de délégation. On peut citer l'exemple du tirage au sort qui a été utilisé dans les démocraties antiques.
Que peuvent alors donner les élections présidentielles dans notre pays ? Un représentant désigné par ceux qui veulent les tenir, qui peuvent le proposer et ont besoin d'une « autorité de fait » pour exercer leur pouvoir.
En d'autres termes, on dira que l'armée a proposé des candidats, qu'une part de la société a validé l'un d'entre eux, pour établir une autorité de fait et faire face, avec elle, aux problèmes de la société. Cet « élu » ne la représentera pas. Il ne pourra pas décider pour elle. Il réalisera une fonction de médiation entre les affaires civiles et les affaires militaires.
Venons-en au plus important : pourquoi la société ne peut pas et ne veut pas se représenter et fixer un représentant, pourquoi des élections honnêtes et transparentes ne seront pas reconnues par elle comme procédure d'investissement de représentants légitimes, pourquoi son résultat sera constamment contesté par une partie de la société ou par une autre, laissant la société dans un état fragmentaire.
Notre réponse est la suivante : parce qu'elle ne peut pas se représenter dans les cadres qu'on lui propose, parce qu'elle ne peut pas se déterminer et produire ses autorités.
Les cadres actuels de la représentation, hérités de l'administration militaire coloniale, sont là pour interdire une possible représentation de la société par elle-même afin de ne laisser de place qu'aux autorités militaires.
Les autorités civiles n'étant que des autorités de fait désignées par les autorités militaires qui leur délèguent une partie de leur pouvoir et de manière discrétionnaire.
On peut donc dire que le découpage administratif et le régime d'administration militaire de la société ne lui permettent pas de construire une représentation d'elle-même cohérente qui fasse place à l'émergence de leaders, de réelles autorités civiles. Le découpage administratif ne demande pas à la société comment elle désire s'assembler, l'administration ne lui demande pas quelles autorités elle consent à se donner, quels leaders elle veut suivre. En tenant compte de ce pour quoi les gens votent, l'administration accorde la majorité et la décision à qui elle veut de manière discrétionnaire pour soustraire la décision à la population comme population organisée. En empêchant la société de s'assembler comme elle le peut et comme elle le veut, le régime d'administration militaire la maintient dans un état fragmentaire et l'empêche de construire la nation Etat.
À partir de là, et en allant un peu trop vite et pour fixer un horizon de pensée, on peut dire que s'opposer au pouvoir militaire est une erreur. Cette opposition ne permettra pas l'émergence de réels leaders ni un dépassement réel de la fragmentation sociale. Le pouvoir militaire ne pouvant plus organiser la population, étendre son administration, c'est à la population de s'organiser pour recouvrer le pouvoir abandonné, établir un nouvel ordre.
C'est dans l'organisation de la société qu'émergeront de vrais leaders et que la société sera sur la voie de surmonter sa fragmentation. Ici surgit la perspective de la privatisation et ses enjeux. On peut dire que l'administration militaire en enrichissant des individus n'a pas enrichi la société. Elle n'envisageait pas de former des leaders économiques.
Que peut-être un représentant légitime ? On a coutume de dire que la société se représente dans un programme ou un projet de société dans lequel elle pourrait se reconnaître et que porterait un représentant. Comme dans les sociétés faiblement fragmentées, on assimile alors la compétition politique à une compétition de programmes. C'est la difficulté d'une telle identification, d'une telle agrégation de la société autour d'un programme qui met en échec la compétition politique comme compétition de programmes. Sur un autre versant, celui de l'application du programme, la projection de la société dans une vision future d'elle-même, ne garantira pas qu'une telle projection deviendra effective. Les moyens de contrôle feront défaut. Nous touchons ici à la nature du lien entre le politique et la société. Ce n'est pas la qualité, la justesse du programme qui emporte d'abord l'adhésion de la société, mais la qualité du rapport entre le politique et la société. En système à suffrage universel, si la confiance et le contrôle de la société sur le politique font défaut, la société ne sera pas représentée.
Les deux allant ensemble et se complétant : on accorde en général sa confiance à ce qui est vérifié et vérifiable ; ensuite il faut plus de confiance quand le contrôle est difficile et inversement, plus de contrôle quand la confiance est difficile. Les sociétés les plus performantes, je pense aux sociétés scandinaves, sont celles où la confiance économise le coût du contrôle et des transactions.
Quand les coûts du contrôle et des transactions augmentent continuellement c'est la confiance qui se perd. Dans un système autoritaire, où l'autorité refuse de se soumettre à l'épreuve de la confiance et du contrôle populaires, ou les ajourne, la confiance ne sera pas conservée si elle ne se vérifie pas, si les promesses du système ne s'accomplissent pas, si une légitimité d'exercice ne s'établit pas. Car la représentation de soi et la croyance que la projection dans un nouvel état de soi se réalisera renvoient dans un système démocratique à un processus qui suppose confiance a priori et contrôle a posteriori si nécessaire.
Afin donc que des élections au suffrage universel puissent légitimer leur résultat, puissent donner lieu à des autorités politiques réelles, il faut que la confiance de la société dans elle-même et dans le politique, qui se vérifie par le contrôle et au travers de leurs accomplissements, puisse précéder les élections. La légitimité suppose la confiance.
Nous pouvons dire globalement, quoique de manière très sommaire, que depuis que les moudjahidine, dont le pouvoir était politique et militaire sans hiérarchie préétablie, ont été dessaisis du pouvoir militaire par l'armée des frontières, le politique a perdu l'espoir de prendre le pas sur le militaire en même temps que la société le contrôle sur le politique. La légitimité d'exercice qu'a acquis ensuite le pouvoir militaire a succédé à la légitimité révolutionnaire sur laquelle il a pris appui1, en faisant un usage instrumental de la légitimité révolutionnaire elle a empêché cette dernière de se renouveler. La société a accordé sa confiance à la société militaire plutôt qu'à ce qu'était devenue la société politique. La société politique n'ayant plus les moyens de sa politique, la différenciation du politico-militaire a fait prendre le pas au militaire sur le politique.
D'autant plus que la société militaire s'était incorporé l'idéologie politique socialiste étatiste convenant aux dispositions de la société, qu'elle détenait le monopole sur les principales richesses du pays alors que la société politique était désarmée et désargentée. Du point de vue du contrôle, celui de la société politique n'étant plus le fait de la société, mais celui de la société militaire, la société ne pouvait que concéder sa confiance au socialisme et au militaire.
La différenciation sociale n'ayant pas produit de société civile en mesure de relever les défis de l'indépendance économique et culturelle, une confiance n'a pas pu se créer entre la société et la société civile. La direction militaire échouant à renouveler sa légitimité d'exercice, une défiance s'installe entre la société et celle militaire. Persistance du contrôle de la société politique par le militaire, défiance ancienne et actuelle de la société à l'égard de la société civile et politique, et nouvelle défiance à l'égard de la société militaire sont donc les traits dominants du champ politique algérien actuel.
Le mot d'ordre « chaab, el djeich, khaoua khaoua » vise-t-il à contenir temporairement leur dissociation ou à la conjurer ? Car la dissociation qui commence avec la césure moudjahidine du peuple/armée professionnelle des frontières devient ensuite la base de l'extranéité de l'Etat algérien voulue par la stratégie militaire coloniale et postcoloniale de fabrication de la société.
Le moudjahid porté à la tête de l'Etat n'est que l'arbre qui ne peut cacher la forêt. Il reste que la question est difficile à trancher pour les tenants des deux réponses différentes.
Le cadre actuel de la représentation, un régime présidentiel, peut être considéré comme le cadre par lequel la société militaire donne une représentation à la société.
Car c'est la société militaire seule qui à l'échelle du pays peut proposer et donner une autorité de fait à un « représentant », pour s'occuper des affaires civiles. La société dans sa diversité politique et ses fragmentations régionales ne peut pas se reconnaître dans un représentant qui échappe à ses cadres de connaissance et sur lequel elle n'a donc pas de contrôle.
Une partie d'entre elles seulement, instable de surcroît, pouvant adouber le représentant que lui donne la société militaire. Aussi le résultat des élections sera toujours contesté et contestable, la société ne pouvant pas, n'ayant pas eu la possibilité de s'accorder et d'investir un représentant. Il ne peut que lui être imposé, elle ne peut que constamment le discuter. On peut même dire qu'étant donné l'état de fragmentation de la société, ainsi que celui fabriqué de la société politique, le régime présidentiel ne conviendra jamais à l'ensemble de la société du point de vue d'une représentation réelle. Les élections donnent à la société militaire une société cliente. La règle de la majorité n'est pas efficace, car elle n'est pas acceptée, l'hétérogénéité du corps social n'étant pas traitée et surmontée, mais survolée et instrumentalisée. Les pays africains en sont la claire manifestation. La construction par le haut de la société sur le modèle des sociétés européennes (l'Etat construit la nation) est un échec dans les pays qui n'étaient pas sur la trajectoire historique féodale. Cela s'explique en grande partie par le caractère segmentaire de l'histoire des sociétés africaines. Mais aussi par « l'air du temps » démocratique qui n'est plus favorable à une construction par le haut. On ne construira donc pas de société civile performante de la même manière que les sociétés de tradition féodale et monarchique pour la double raison invoquée : fragmentation sociale et politique importante, air du temps démocratique.
Il faut comprendre les guerres civiles qui se multiplient en Afrique comme un refus des sociétés de se faire imposer un Etat par les puissances mondiales. Tant que les Africains n'auront pas saisi cette vérité, ils auront du mal à construire leurs nations et leurs Etats civils. Pour construire un Etat civil africain, il faut le penser au travers du concept de nation-Etat et non d'Etat-nation.
La réalité des rapports forces que survole le processus de représentation électoral, s'appuient en vérité sur une fragmentation régionale issue de la société précoloniale que n'a pas réussi à subsumer la domination militaire et l'industrialisation-urbanisation qu'elle a mise en œuvre. Elle restera sous-jacente à l'activité publique et privée.
C'est dans sa fragmentation que la société à son corps défendant participe au politique, participation qui oppose dans leur compétition des régions à d'autres. Une telle compétition n'a pas été reçue, comprise et ordonnée. Elle a été niée. Un tel déni de réalité n'a pas interdit l'existence d'une telle compétition, il a seulement permis à la réalité segmentaire de fonctionner partiellement et négativement.
Au lieu d'une compétition coopération entre les régions, on a entretenu entre elles la défiance. On peut dire que dans notre société, l'unité nationale est administrée à travers deux lignes : la défiance des régions entre elles et à l'égard de l'une d'entre elles en particulier dont elle craigne la domination, et la volonté d'une partie des régions, ou de l'une d'entre elles en particulier, de représenter la nation. N'était-ce ce mixage de dispositions, de défiances tenues et entretenues, que réunit la compétition autour de la rente, la construction nationale aurait été problématique. Les unes s'unissent de crainte d'être dominées, les autres disposées à dominer ne font pas dissidence.
Se dessinent ainsi, pourrait-on dire en parodiant la société segmentaire, deux çofs qui se « balancent » à l'échelle nationale. Il reste que cette configuration stratégique sur laquelle surfe l'administration militaire va être mise sous tension par la crise sociale et économique. La défiance vis-à-vis des élites économiques et culturelles qui sous-tend les défiances régionales est de plus en plus coûteuse.
Le poids des régions et leur fonction sont amenés à changer. La société militaire va devoir composer avec la société économique, lui concéder de la place en politique.
Dans quelle perspective le fera-t-elle, là est la question. En séparant l'économie de la société et en favorisant la formation d'une classe dominante par un resserrement du lien entre militaires et grands propriétaires ou en permettant un contrôle de la société sur l'économie et la politique ainsi que la formation d'une élite économique socialement enracinée, déterminée ?
Les régions qui comptent sur l'Etat et dépendent de lui seront malheureusement les régions qui souffriront le plus si la différenciation de classes devait s'approfondir. Car celles qui dépendent de l'Etat aujourd'hui seront les régions qui ne pourront pas compter sur lui ni sur elles-mêmes dans le futur. Seule une société solidaire peut empêcher les inégalités de s'élargir. La bipolarisation du marché du travail et la concentration du capital à un pôle à l'échelle du monde ne sont ni possibles ni tenables dans une société mal articulée. La société capitaliste ne pourra plus entretenir une société salariale que sous une forme fragmentée (archipellisation). Il faut rendre à la société les moyens de s'autodéterminer afin qu'elle puisse mobiliser et articuler ses ressources de solidarité. Il faut retrouver les solidarités de famille, de village, de quartier, de ville et de région pour composer l'unité nationale.
Il faut donc se rendre compte que le processus de différenciation (par lequel la société progresse en se dénivelant, en creusant des inégalités) et d'indifférenciation (par lequel la société empêche ses inégalités de se transformer en ruptures) sociales en s'engageant dans un processus de formation de classes porte de grandes violences. Il faudra choisir entre un gouvernement par la violence, producteur de défiance, ou un gouvernement producteur de confiance. La seule solution pacifique est l'établissement d'un investissement de la société dans ses élites, de sorte que le processus de différenciation indifférenciation puisse conserver la cohésion de la société.
Dans quel cadre cela est-il possible, telle est la question. La réponse est chez la société, il suffit de la lui demander : « dans quels cadres pensez-vous surmonter votre défiance, produire de la confiance et solidariser les minorités que représentent vos élites économiques et culturelles ? » La représentation ainsi basée sur la confiance et le contrôle sera une construction de bas en haut. À l'image de la société segmentaire, il sera loisible à la société de construire, à partir de là, la confiance dans ses institutions et son équilibre général dans une dynamique de croissance et de prospérité. La réalité segmentaire ou fragmentaire de la société n'est pas un obstacle à la construction de la nation, elle est sa donnée élémentaire, son gage de solidarité. Ce n'est pas à partir de l'individu, réalité élémentaire d'une société marchande et d'un Etat providence, que l'on pourra construire la nation.
C'est prendre la fin pour le début du proces sus de socialisation. L'individualisation s'effectue dans le cadre de collectifs concrets et de collectifs théoriques que projette la société. C'est par la transformation volontaire des collectifs en collectifs plus larges et leur imbrication volontaire que surviendra une construction nationale adaptée. À l'époque démocratique, dans les sociétés de tradition non féodales, c'est la nation qui va devoir précéder la formation d'un Etat. À ceux qui en doutent, je rappelle que c'est la nation qui s'est construite au cours de la lutte de libération qui a accouché de l'Etat algérien. C'est la croyance dominante issue de l'expérience européenne cristallisée dans le concept d'Etat-nation selon lequel la nation ne peut être construite que par l'Etat, qui nous a empêchés d'entrer de plain-pied dans l'ère démocratique. À la différence de l'expérience occidentale, l'Etat algérien ne procède pas d'une différenciation sociale de classes interne. Son extériorité sociale n'est pas le résultat du processus interne de différenciation-indifférenciation de la société, mais celui d'un rapport de forces établi par la guerre coloniale et conforté par l'Etat postcolonial. Du point de vue de la production sociale, l'armée des frontières ne constitue pas l'élite politique et militaire de la société, mais une force résiduelle de la lutte de libération. L'épisode du gouvernement Ben Bella se justifie par cette faiblesse originelle, la distorsion initiale de la relation ALN et ANP. Ensuite le besoin d'ordre, Boumediene, le socialisme et les ressources publiques feront le reste.
Les élections vont donc donner un chargé d'affaires civiles au pouvoir militaire. Il ne pouvait en être autrement étant donné le contrôle sur la société politique. Le président ne constituera donc pas un réel représentant, mais une simple interface entre l'institution militaire et la société pour faire face aux défis auxquels Etat et société seront confrontés. La société pourra persister dans le rejet des propositions du gouvernement, le gouvernement ne pourra pas persister dans l'inaction.
Pour sortir de l'impasse à laquelle une telle situation peut conduire, il faut donner à la société les cadres de sa représentation pour qu'elle puisse produire de la confiance, l'investir et faire émerger des leaders, formuler ses propositions et les expérimenter. Etant donné les rapports de pouvoir, la société militaire consentira-t-elle à piloter une telle transformation de la société, consentira-t-elle à aider la société à produire de la confiance et non de la défiance, à fabriquer ses leaders, ses élites civiles ou persistera-t-elle à administrer la société pour se disputer les restes de la rente pétrolière et enrichir des individus et appauvrir la société ?
Pour que la société consente à se donner des leaders, il faudrait tout d'abord que la Constitution réattribue au parlement la désignation du Premier ministre et que surviennent les conditions politiques d'un réel débat public. Le débat public qui se prolongerait dans l'Assemblée nationale devrait se mettre alors à la hauteur de la société et du monde. Il permettrait à la société de se réapproprier ses problèmes et leur solution, d'investir dans une élite politique crédible. Il révèlerait les compétitions et les coopérations réelles, la fragmentation et les compositions possibles et désirables de la société pour une insertion convenable dans le cours de la compétition internationale et de sa division du travail.
La nation, toujours au travail et constituée d'unités élémentaires autres que celles de la société marchande, pourra alors se construire, édifier son Etat et définir ses politiques. Car la société des individus, société de marché résultant de la subsomption de la société sous le marché, se révèlera bientôt comme un mythe dont l'opérationnalité est épuisée. La bipolarisation du marché du travail et la concentration du capital à l'un de ses pôles à l'échelle du monde vont tuer les sociétés salariales nationales imaginées et souhaitées par la seconde révolution industrielle, elles vont faire naître des tribus utiles et inutiles et leur confrontation.
Avec les conditions constitutionnelles et politiques précédentes, il faudrait commencer, dans le prolongement de la campagne anticorruption, par valoriser les compétences et les réussites réelles, pour mettre en exergue un lien crédible entre la société et les élites. Ce qui crédibiliserait la démarche globale à qui on n'attribuerait plus de faire émerger ex nihilo de nouveaux leaders politiques et de nouvelles élites civiles, économiques et culturelles. Les réussites doivent avoir des histoires exemplaires, socialement valides. Le véritable objectif de la lutte contre la corruption n'est pas seulement de punir des corrompus et des corrupteurs, cela ne suffirait pas à mettre fin au processus de corruption. Il devrait viser à substituer le comportement économique productif à celui de rent seeking (recherche de rente) pour rendre à la société la confiance dans le travail collectif et privé, pour donner à l'administration de la compétition et de la coopération des objectifs clairement et socialement partagés.
La représentation nous l'avons déjà dit ne consiste pas en une simple érection de représentants. Elle consiste d'abord dans une projection de la société présente et future, le représentant, le leader politique, n'étant qu'un vecteur qui porte avec l'ensemble des forces sociales la transformation de l'une dans l'autre. La société se projette dans un futur qu'elle souhaite réaliser, elle produit des vecteurs qui y portent et dans lesquels elle s'identifie. Le débat public est donc central dans un tel processus de représentation. Les cadres du débat public par lesquels se forment les publics du débat ne sont pas indifférents à son efficacité. Le débat n'est fructueux que dans les collectifs qui partagent des cadres d'expérience et de connaissance communs, d'où peut naître la confiance et s'accumuler la connaissance. Ces collectifs sont concernés par des enjeux et des objectifs communs. C'est donc dans le débat public efficace que se construisent les cadres et les collectifs où la solidarité sociale, la confiance de la société en elle-même et dans les minorités dirigeantes peuvent se manifester. La société dirigeante pense à tort, quand elle ne le laisse pas croire, qu'elle peut contrôler ses hommes d'affaires. Sans le contrôle par le bas de la société, ils la corrompront et la soumettront. Telle est l'histoire de la révolution bourgeoise.
La difficulté du débat public politique tient dans l'hétérogénéité des cadres de connaissance qui ont été en grande partie importés. Leur confrontation est difficile, mais non insurmontable si elle se soumet à un réel débat public social. Elle permettrait alors de confronter des sources d'origines diverses qui pourraient révéler de réelles ressources pour la société. Il s'agirait de transformer alors la diversité internationale des sources en ressources sociales. Tel doit être le comportement d'une société à l'expérience relativement étroite comparée à celle des grandes nations et faiblement contributrice à la production mondiale du savoir. C'est dans cette transformation de la diversité des sources - qu'elle tire du monde -, en ressources, qu'elle peut construire son autonomie, accumuler un savoir propre. Son enrichissement ne peut provenir que de sa capacité à transformer les « richesses » du monde en richesses nationales. Cette transformation dépend largement de ce que la sociologie appelle son capital social et son capital humain.
Il n'y a donc point à craindre le débat public si on adopte le point de vue qui ne le réduit pas au débat politique et envisage la diversité des cultures comme des ressources. Pour tirer des ressources de la diversité des cultures, il faut se confronter à leurs expériences et à leurs cadres de connaissance. La connaissance de l'histoire du savoir est ici capitale. Il faudra alors prendre la science non point comme elle se donne (à apprendre aux élèves), mais comme elle s'est faite.
Il faudra entrer dans les fabriques du savoir. On pourra alors en extraire des ressources et en fabriquer de nouvelles. Les Chinois et les Japonais avant eux nous ont appris que pour innover il faut d'abord bien copier. Et pour bien copier, il faut entrer dans la fabrique, en percer le secret. On pourra faire mieux ensuite, innover, en découvrant les limites de la fabrication qui peuvent être franchies. Quant à nous, nous savons qu'obligés de copier, nous copions mal. La raison tient dans ce que nous ne connaissons pas l'histoire du procédé et que nous ne pouvons pas refaire son histoire et donc l'améliorer. Car un procédé est une histoire. Il en est de même pour les institutions. L'oubli de l'histoire est notre défaut qui nous empêche d'apprendre, de construire une mémoire sociale à la hauteur du monde.
Notes
1 -C'est une erreur que d'opposer les légitimités en légitimité historique, démocratique et d'exercice. La légitimité démocratique et la légitimité d'exercice sont des légitimités historiques. Le fait que la légitimité démocratique sorte des urnes ne signifie pas qu'elle s'y origine. Les urnes ne font que confirmer la reconnaissance d'une autorité, comme un examen ne fait que confirmer une compétence. Derrière la légitimité, il y a la confiance. La légitimité dite historique renvoie à une légitimité ancienne, à une confiance a priori , celle dite d'exercice à une légitimité actuelle. On pourra opposer une autre variété de légitimité, celles renvoyant à un secteur particulier de l'expérience sociale : religieux, juridique, scientifique, économique ou politique. Toute légitimité est historique parce qu'elle est investissement d'une confiance qui relève d'une expérience historique donnée. On distinguera par contre synchroniquement une variété de légitimités selon le secteur particulier de l'expérience sociale auquel chacune appartient. On peut envisager ensuite le pouvoir d'irradiation qu'une légitimité peut avoir sur la société et les autres légitimités. Il n'est pas égal.


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