Kamel Daoud a rencontré, mercredi dernier, son public oranais, le temps d'une soirée organisée par l'Institut français d'Oran. Le public était venu en très grand nombre, au point que la salle des conférences s'est révélée être trop exiguë, et beaucoup ont dû se résigner à suivre la prestation de l'auteur de Zabor ou les psaumes à partir du hall de l'IF, par vidéo-conférence. Kamel Daoud était donc venu pour parler de son dernier ouvrage, Le peintre dévorant la femme, et la tâche incombait au professeur universitaire, Hadj Meliani, non seulement de modérer la conférence, mais aussi de donner son point de vue sur le livre, étant entendu qu'il était, à Oran, l'un des rares à l'avoir déjà lu. L'écriture du nouvel ouvrage de Daoud est en fait une commande de son éditrice, Alina Gurdiel, qui compte lancer une collection d'ouvrages intitulée Une nuit au musée. «L'histoire de ce livre est effectivement une commande. Pour certains, l'idée de commande pour un écrivain – l'idée de commande en France pour un écrivain algérien –, est déjà à la limite de la théorie du complot et de la littérature sur commande», dit-il, avec un brin d'ironie. «Il n'en est rien de cela !, continue-t-il. C'est quelque chose qui fonctionne partout dans le monde. Souvent, les meilleurs livres sont ceux-là mêmes qui ont été commandés, ou en tout cas encouragés par l'éditeur. Pour Picasso, Alina Gurdiel, qui est une amie, m'a proposé l'idée de passer une nuit dans un musée pour écrire ce qui me faisait envie. Un écrivain ne refusera jamais de passer une nuit pareille dans un musée à lui tout seul. Pour des raisons de calendrier, ça a coïncidé, et c'est tant mieux, avec l'exposition de l'année érotique de Picasso en 1932. Donc, c'était parti sur cette idée-là». Cette démarche lui seyait parfaitement, affirme-t-il, car son envie était de faire un texte de ce genre, c'est-à-dire sortir du roman, du récit de la chronique «et aller vers quelque chose qui me fait envie, qui participe à la construction de ce que je veux transmettre». Il y a aussi là-dedans cette obsession de notre rapport à l'image. «Pourquoi nous nous sentons blessés par la caricature, par l'image ? Pourquoi le peintre s'exile, pourquoi la statue de Aïn Fouara est détruite à chaque fois ? Ce sont des obsessions que j'avais avant en tant que chroniqueur, c'est ce rapport à l'image que je voulais déblayer». Racontant dans le détail cette expérience qu'il avait vécue un soir d'octobre 2017, il dira à l'assistance : «Ce soir-là, je suis arrivé au musée un peu en avance. Il y avait un lit de camp et un panier repas. On m'a fait la première visite, la seconde, puis après, j'étais tout seul. Ce qu'il y a de bien, c'est que j'avais accès même aux zones qui n'étaient pas ouvertes au public, les petites caves, les petits entrepôts, etc.» Kamel Daoud avait refusé, cette nuit-là, d'y aller avec de la lecture en tête : «Je n'ai rien lu ! Je voulais y aller dans cette sorte d'anticipation angoissée quand j'écris une chronique ou un roman. Je ne savais pas exactement ce que j'allais écrire. J'ai passé la nuit, et j'ai commencé à trois heures du matin à prendre des notes. Ce que j'ai compris, c'est que lorsqu'on est face à Picasso ou à un autre peintre, c'est d'abord une subjectivité qui se développe. On crée toujours du sens, ainsi le tableau devient le miroir de l'intime. C'est une façon d'explorer sa propre subjectivité, et c'est à partir de là que j'ai commencé à prendre des notes.» Au petit matin, à sa sortie du musée, il a expliqué qu'il tergiversait en se demandant s'il allait se contenter d'écrire ce qu'il avait réellement ressenti, ou s'il allait habiller ses impressions par toutes sortes de lectures qu'il fera par la suite ayant trait aux œuvres de Picasso : «Finalement, j'ai tranché : je me suis dit, je vais écrire le premier jet, puis ensuite, je lirai sur Picasso pour savoir si cela se recoupe ou pas ! Ce qui est flatteur pour l'égo, c'est que ça recoupe souvent !» Si on veut à tout prix compartimenter ou cataloguer ce livre, ce sera alors, pour Daoud, une sorte d'essai d'opinion. «Je voulais écrire un livre de promenade, pas un livre de conclusion». Hadj Meliani, quant à lui, rappellera que ce type de commande n'est pas nouveau, mais au contraire se fait monnaie courante. Il se référera, pour cela, à l'histoire de la littérature française, notamment en faisant référence à Diderot, ou encore à Baudelaire. «Ce qui est frappant dans ce livre, contrairement aux autres livres de Kamel Daoud, c'est qu'on n'a pas affaire à un narrateur. Ici, c'est Kamel Daoud qui parle à la première personne. C'est un livre qui est écrit dans le dévoilement. Et pour ne pas faire les choses simplement, vous avez tour à tour un Kamel Daoud qui parle, et puis à un moment donné, c'est l'imaginaire de l'écrivain qui va se mettre à inventer, ou à supposer des situations et des personnages, mais toujours dans le cadre du musée». Il dira aussi : «Ce n'est pas Picasso qui inspire Kamel Daoud, mais c'est Kamel Daoud qui vient avec ses obsessions, ou ses métaphores obsédantes, pour interroger les toiles par rapport aux questions qui le travaillent : la question des femmes, sa société, l'islamisme, etc. (…) Paradoxalement, en parlant de Picasso, il parle de nous et des contradictions de nos sociétés. De ce point de vue-là, il apporte un éclairage, et tout ça est dit dans une sorte de mélange à la fois de fiction, de faits et ça donne cette tonalité qui est vraiment très particulière pour ce texte.» Rappelons que Le peintre dévorant la femme est paru respectivement en France aux éditions Stock, et en Algérie chez Barzakh, à la fin du mois d'octobre dernier.