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Laïcité stricte, laïcité ouverte, laïcité critique : Une interprétation du débat français
Publié dans El Watan le 06 - 06 - 2010

La laïcité est (avant tout) un principe de séparation entre le politique et le religieux. Mais qu'implique ce principe de séparation ? Pour les partisans de la loi française de 2004, le port de «signe ou tenue manifestant une appartenance religieuse» à l'école publique porterait atteinte à la séparation des sphères publiques et privées. Les élèves, quand ils entrent dans l'enceinte publique qu'est l'école, se doivent de respecter le principe de neutralité religieuse de l'Etat. La neutralité de l'Etat, à son tour, est elle-même une garantie d'égalité entre tous les citoyens, croyants et non-croyants. Dans ce qui suit, j'interroge plus avant les relations entre séparation, neutralité religieuse et égalité citoyenne.
Pour ce faire, je reconstitue la logique du débat français, identifiant deux positions théoriques, celle de la «laïcité stricte» et celle de la «laïcité ouverte», avant de démontrer que toutes deux peinent à conceptualiser adéquatement l'articulation entre faits et normes — entre l'égalité «abstraite» et l'inégalité «réelle». En conséquence, la laïcité qu'elles défendent est insuffisamment critique. Une laïcité plus «critique» prendrait en compte le contexte «catho-laïque» dans lequel la laïcité a été historiquement formulée en France. Elle réaffirmerait le principe de séparation entre public et privé, ainsi que celui de la neutralité religieuse de l'Etat, tout en garantissant la liberté de religion de tous les croyants en France, y compris les musulmans.
La laïcité n'est donc pas incompatible avec la pratique de la religion musulmane, n'en déplaise à ceux qui renvoient dos à dos laïcité et Islam, confondant ainsi Islam et islamisme. Dans un contexte politique où l'invocation rhétorique de la laïcité sert de paravent à une banalisation inquiétante des préjugés antimusulmans et souvent racistes en France, il est important de revenir aux sources de la laïcité. Celle-ci implique, non seulement l'éradication du religieux, mais la mise à distance de la sphère publique vis-à-vis du religieux, au nom de l'égalité entre croyants, et entre croyants et non-croyants. Dans ce qui suit, je reconstitue deux positions théoriques présentes dans le débat français, avant d'en montrer les limites respectives, à l'aune de ce que j'appelle une laïcité critique.
I. Laïcité stricte
En décembre 1905, les républicains abolissent le Concordat qui, depuis 1801, régulait les relations entre l'Etat français et les «religions reconnues» et avait, en pratique, renforcé le pouvoir social et politique de l'Eglise catholique. La loi de séparation de 1905, dans ses deux premiers articles, proclame ainsi que la République assure la liberté de conscience, garantit le libre exercice du culte et ne reconnaît, ne salarie ni ne subventionne aucun culte. Inspirée par une vision «libérale» de la laïcité, la loi est fondée sur l'idée selon laquelle seule la séparation entre Etat et religion garantit le respect de tous les citoyens — croyants et non-croyants — de manière égalitaire.
La laïcité rejoint ici le libéralisme politique inspiré de John Locke et repris par John Rawls, qui affirme que l'Etat doit être religieusement neutre pour protéger effectivement la liberté de conscience de tous. Quels principes fondamentaux cette séparation honore-t-elle ? Principe de liberté : l'Etat permet la pratique libre de toute religion, dans les limites prescrites par l'ordre public et la protection des droits fondamentaux. Il ne promeut ni ne combat aucune croyance religieuse. Principe égalitaire, car la séparation interdit le traitement préférentiel (même symbolique) d'une religion. Les régimes de séparation, tels le régime français ou américain, s'opposent ici aux régimes d'établissement, tels le régime en vigueur au Royaume-Uni qui attribue à l'Eglise établie un certain nombre de privilèges.
Principe agnostique, car l'Etat non seulement ne favorise pas une religion par rapport à une autre, mais, de surcroît, ne favorise pas la religion par rapport à l'athéisme ou l'agnoticisme. Seule une culture publique laïque est en mesure de protéger la liberté de conscience, comprise comme permettant «l'adhésion libre à une religion et le refus de toute religion». Principe individualiste : depuis 1789, la doctrine républicaine française accorde des droits non pas aux groupes religieux, mais aux individus, sur le modèle de l'émancipation des juifs. On connaît les termes célèbres du député révolutionnaire Clermont-Tonnerre : «Il faut tout refuser aux juifs en tant que nation, et tout leur accorder en tant qu'individus.» Ainsi, la République ne reconnaît pas (en droit) l'existence de minorités religieuses ou culturelles.
Finalement, la laïcité est un principe de justice, qui pose que les citoyens sont traités de manière juste précisément quand ils sont traités de manière identique : l'uniformité juridique est la version républicaine de l'égalité. La laïcité est un principe d'égalité formelle et non substantielle : par exemple, il n'y a rien d'injuste au fait que la règle de non-financement des religions, du moment qu'elle s'applique de manière uniforme à tous, aboutissent à des inégalités de fait, par exemple, dans le nombre effectif de lieux de culte accessibles aux membres de telle ou telle religion.
Il y a donc des similarités importantes entre le républicanisme français et le libéralisme égalitaire et universaliste tel que celui de Barry. Mais la laïcité républicaine va plus loin que la neutralité libérale anglo-américaine dans sa conception de la séparation entre public et privé, et entre Etat et religion. En France, le respect de la conscience s'efface devant le principe de primauté de la sphère publique laïque — contrairement, notamment, aux Etats-Unis où la clause du non-établissement est subordonnée à, ou interprétée à la lumière de, la liberté de conscience ou libre exercice. Sans doute, ces différences s'expliquent par des passés religieux différents : aux Etats-Unis, l'Etat se devait d'être neutre vis-à-vis des innombrables sectes religieuses florissant dans la société civile, alors qu'en France, l'Etat a dû créer un contrepoids efficace à l'influence sociale, culturelle et politique de la puissante Eglise catholique.
La République a érigé son propre ordre normatif — d'où une construction plus extensive, en France, de la sphère publique (qui inclut notamment l'école où se forme le citoyen) et une conception plus stricte de la séparation entre public et privé (qui requiert de la part des citoyens un devoir de réserve religieuse). Ainsi, la laïcité n'est pas simplement une doctrine de séparation — qui prescrit les limites des actions des institutions publiques en vue de protéger la liberté des citoyens —, c'est aussi une doctrine de conscience qui prescrit les limites des actions des citoyens et des organisations religieuses. Par exemple, on attend des groupes religieux qu'ils se «laïcisent» : ils doivent reconnaître la supériorité de la sphère publique sur la sphère privée et religieuse, adapter leur dogme pour le rendre compatible avec les règles de la République, se «gallicaniser» en démontrant leur loyauté envers la France et non envers des autorités étrangères, ne pas introduire d'arguments religieux dans le débat public et ne pas chercher à convertir autrui (la tradition française se méfie du prosélytisme).
On reconnaît dans ces principes les traces du long combat entre la République et l'Eglise catholique. Elles constituent une source certaine de la méfiance laïque vis-à-vis de l'Islam contemporain, où la séparation entre affaires spirituelles et affaires temporelles n'est pas évidente ; où le point de référence pour les croyants est l'oumma universelle et non la République et où la visibilité symbolique des rituels et symboles met à mal la tradition de relative discrétion religieuse héritée de l'histoire européenne.
Le devoir de réserve religieuse s'applique, en priorité, aux agents de l'Etat dans l'exercice de leurs fonctions. Dans la tradition française, il faut non seulement que les institutions publiques soient neutres (c'est-à-dire impartiales) mais il faut aussi qu'elles apparaissent neutres et impartiales. L'affichage par un fonctionnaire public de ses convictions religieuses a été historiquement perçu comme un facteur de défiance et de division. Ainsi, la jurisprudence est elle très stricte concernant le port de signes religieux par les agents publics — récemment vis-à-vis du port du foulard musulman par une inspectrice des impôts. Cette interdiction s'applique quel que soit le statut de l'agent et qu'il porte un uniforme ou non (dans d'autres pays, c'est le problème de la dérogation à l'uniforme que pose le port de symboles religieux). En somme, ce qu'on appelle en France «l'éthique du service public» impose des restrictions à la pratique religieuse dans la sphère publique.
C'est à l'école publique que la doctrine de la laïcité — à la fois comme doctrine de séparation et comme doctrine de conscience — a trouvé son application la plus complète, ce qui n'est guère étonnant si l'on tient compte de la centralité de l'éducation au sein du projet républicain français. Nul besoin de rappeler l'importance de la laïcisation des écoles pour la fondation de la citoyenneté républicaine sous la Troisième République. Selon les fondateurs tels Jules Ferry, l'école, lieu public par excellence car creuset de la formation des futurs citoyens, se devait d'être non antireligieuse, mais bien non-religieuse, afin de n'offenser personne. Non seulement les programmes et les bâtiments devaient être laïcisés, mais les instituteurs eux-mêmes devaient être soumis à un strict devoir de réserve.
Qu'en est-il, en revanche, des
élèves ? En général, les usagers du service public ne sont pas tenus à un devoir de réserve religieuse ; de surcroît, les élèves des écoles publiques françaises ne portent pas d'uniforme. La loi de 2004 étend aux élèves le devoir de réserve religieuse déjà imposé aux professeurs, s'appuyant pour cela sur l'idée que les écoles ne sont pas des services publics ordinaires ni les élèves de simples usagers. Pour reprendre l'expression de Catherine Kintzler, l'école est une «communauté de citoyens» en miniature et, dès lors, les principes de tolérance de la société civile ne peuvent s'y appliquer pleinement.
Telle est, pour l'essentiel, la base argumentative qui permet aux républicains d'affirmer que le principe de neutralité laïque de l'Etat requiert l'interdiction du port des signes religieux, en particulier le foulard musulman, par les élèves des écoles publiques.
Ainsi, selon les partisans de la laïcité stricte, le port du hijab à l'école battrait en brèche les principes énoncés plus haut, car il symboliserait à la fois l'affirmation des différences privées et de divisions religieuses dans l'espace commun public, la prédominance du croyant sur le citoyen dans la sphère publique, l'introduction de distinctions injustifiables entre élèves (croyants et non-croyants, filles et garçons), la remise en cause de la mission civique de l'école, quand il va de pair avec le refus de participer à certain cours et qu'il ouvre la perspective d'une «école à la carte» et un danger de prosélytisme et de non-respect de la liberté de conscience de ceux qui ne souhaitent pas le porter, à un âge où les enfants sont particulièrement vulnérables. L'interdiction du port du foulard permet ainsi d'approfondir cinq valeurs centrales de la doctrine de la laïcité : la préservation d'un espace public commun et non-sectaire, la distinction entre la dimension privée et la dimension publique des identités individuelles, l'égalité devant la loi et la non-discrimination, la visée d'une éducation civique universelle et la garantie de droits religieux égaux pour tous.
L'interdiction des signes religieux à l'école est une des formes institutionnelles que prend l'idéal de neutralité de l'Etat dans la doctrine républicaine classique.
Que penser de l'idéal de la laïcité stricte, tel qu'il est ainsi reconstruit de la manière la plus logique et cohérente possible ? La deuxième partie de cet article reconstitue, de la même façon, la logique interne de la critique de la loi de 2004, au nom de ce qu'on a pu appeler une «laïcité ouverte». Dans la troisième partie, je proposerai enfin quelques éléments d'évaluation de ces deux positions, à l'aune d'une laïcité plus «critique».
II. Laïcité ouverte
Selon la laïcité ouverte, l'interdiction des signes religieux à l'école n'est pas justifiable au regard d'une laïcité bien comprise, selon laquelle « les écoles sont laïques, non parce qu'elles interdisent l'expression de fois différentes mais parce qu'elles les tolèrent toutes» (David Kessler). Dans cette perspective, la laïcité implique, non la séparation, mais l'inclusion maximale de toutes les religions. Replaçons cette analyse dans un contexte plus général d'une remise en cause de la laïcité stricte et de ses fondements historiques, philosophiques et sociologiques. On peut distinguer deux types de critiques de l'argument pour une laïcité stricte, la seconde plus radicale que la première. La première montre que la laïcité comme «doctrine de séparation» est compatible avec le port de signes religieux par les élèves dans les
écoles : elle critique l'interprétation de la laïcité comme une «doctrine de conscience». La seconde va plus loin et critique la laïcité comme «doctrine de séparation», et conteste l'idée selon laquelle la séparation entre Etat et religion, ou neutralité de l'Etat, est en fait compatible avec l'idéal égalitaire.
Selon la première critique, l'interdiction du foulard à l'école met à mal les idéaux de la laïcité. Ainsi, la protection de la liberté de conscience, qui est l'un des buts affichés de l'idéal laïque. En comprenant la laïcité comme limite et non comme garantie de la liberté religieuse, les tenants d'un républicanisme classique ont en fait trahi la signification originelle de la laïcité. La liberté de religion ne peut être limitée par l'Etat que si son exercice menace les droits et libertés d'autrui ou pose une menace à l'ordre public.
Le hijab n'étant pas en soi une menace à l'ordre public ou une forme de prosélytisme, mais simplement un symbole de foi, il conviendrait de «ne pas sacrifier la liberté de ceux qui croient à la peur d'offenser ceux qui ne croient pas», pour reprendre la forte expression de Jean Rivero en 1949 (au sujet des crucifix dans les écoles).
Et si l'on peut admettre que le port de signe religieux par certains agents publics puisse mettre à mal l'apparence d'impartialité de l'Etat, il est plus difficile de concevoir que les élèves soient eux-mêmes soumis à un devoir de réserve — au sens où ils devraient se défaire de leur identité religieuse — afin de pouvoir bénéficier de l'instruction. La laïcité bien comprise limite la liberté religieuse des instituteurs et autres agents publics afin de protéger celle des élèves et autres citoyens ordinaires, qui ne sont en conséquence pas soumis à un devoir de réserve.
D'autre part, l'interdiction du foulard conduit in fine à l'exclusion des jeunes filles qui souhaitent le porter, contredisant ainsi la philosophie centrale des écoles républicaines qui était précisément d'accueillir tous les élèves quelles que soient leur origine, race ou religion. Elle est aussi potentiellement discriminatoire, pénalisant les religions pour lesquelles le port de signes est (perçu comme) obligatoire. Cette première critique réconcilie donc la tolérance du hijab avec les idéaux de laïcité : liberté, égalité, inclusion. Elle ne remet pas en cause l'idéal de séparation, mais s'interroge en revanche sur les effets coercitifs, discriminatoires et exclusifs de l'extension d'une stricte doctrine de conscience aux élèves des écoles. La deuxième critique de l'argument pour une laïcité stricte, de son côté, est plus radicale. Elle conteste l'idéal même de séparation, arguant que la laïcité n'est qu'une idéologie qui masque la réalité inégalitaire du statut des différentes religions en France et de l'intervention prononcée de l'Etat dans la sphère religieuse. Ainsi y a t-il un fossé préoccupant entre «laïcité imaginée» et «laïcité réelle» en France.
Premier constat : la séparation entre Etat et religion en France est partielle et incomplète. Selon des auteurs comme Jean Baubérot, abstraction faite de l'idéologie officielle de laïcité, les relations entre Etat et groupes religieux en France diffèrent peu de celles observées dans les autres pays européens. Ainsi l'Etat apporte des soutiens financiers divers aux religions : financement d'aumôneries, entretien des édifices religieux construits avant 1905, avantages fiscaux aux associations religieuses selon la loi 1901 (comme les charities britanniques), subventions publiques versées aux écoles privées (subventions conditionnées par un contrat d'association avec l'Etat). Ajoutons à cela l'anomalie de l'Alsace-Moselle, où pour des raisons historiques la loi de 1905 ne s'applique pas (ce qui implique un enseignement religieux dans les écoles, le fait que les ministres du culte soient payés par l'Etat, etc.). En outre, la laïcité, dans ses structures institutionnelles et mentales, s'est modelée sur le catholicisme, pour mieux le supplanter (ainsi l'école est-elle définie comme un «sanctuaire», les instituteurs comme des «missionnaires» de l'universel…).
Tout s'est passé comme si, historiquement, le pouvoir matériel et symbolique de l'Eglise n'a pu être contré que par la mise en place d'une «contre-société» et d'une «religion civile» laïques capables de reproduire l'intensité de l'attachement affectif à la puissante religion nationale. Mais la laïcité n'a pas pour autant remis en cause les soubassements culturels du passé français de «fille aînée de l'Eglise» — comme en témoigne, par exemple, le nombre de jours fériés catholiques. On a pu ainsi judicieusement parler de «catho-laïcité» ou de «catholicisme sans christianisme» pour désigner la doctrine officielle de la République française.
Ainsi, la laïcité réelle a peu de rapport avec la laïcité imaginée, celle qui postule la neutralité stricte et la séparation entre Etat et religion. Second constat, partagé par les adeptes d'une laïcité ouverte : la séparation stricte entre Etat et religion est devenue superflue et redondante. Certains critiques ont fait valoir que même si la séparation a eu une utilité historique, elle est maintenant dépassée par le nouveau rôle public joué par les religions. Avec la fin du «conflit des deux France», les religions ne seraient plus exclues de la sphère publique mais, au contraire, reconnues comme des partenaires légitimes de la discussion publique. De surcroît, l'Etat reconnaît de plus en plus le rôle que peuvent jouer les associations religieuses dans le domaine social et culturel. Sur le plan institutionnel, ceci s'est traduit, par exemple, par la contribution des groupes religieux au débat public et la représentation des autorités spirituelles et religieuses dans les comités d'éthique. Selon ce «nouveau pacte laïque» que certains appellent de leurs vœux, la laïcité devrait maintenant être vue simplement comme un cadre régulateur du pluralisme des conceptions éthiques, qui permet la participation «non-cléricale» des Eglises au débat public.
En quoi la laïcité ouverte est-elle compatible avec l'idéal d'égalité ? On peut dire, pour simplifier, qu'elle s'accompagne d'une transition de l'égalité formelle à l'égalité réelle. Elle part du principe qu'il faut que la laïcité s'adapte aux réalités sociales ; que les principes s'accordent mieux aux faits contemporains. Ainsi, la séparation — garantie formelle de l'égalité entre religions selon la doctrine traditionnelle — ne devrait pas constituer le nec plus ultra de la laïcité. Celle-ci, en tant qu'idéal égalitaire, devrait au contraire rechercher et promouvoir un traitement équitable des différents groupes religieux par l'Etat. Car le problème est le suivant. La non-neutralité religieuse de l'Etat et la reconnaissance de facto des organisations religieuses soulèvent le problème du traitement inéquitable des minorités religieuses, telles les musulmans.
Elle rend incohérente la position des républicains classiques, qui demandent aux musulmans de respecter les dogmes de la «laïcité imaginée» tout en concédant les avantages pragmatiques de la «laïcité réelle» aux croyants de religions plus traditionnellement implantées en France.
Or, dans le contexte de la laïcité réelle (plutôt qu'imaginée), il est plus juste — plus équitable — d'étendre aux musulmans les privilèges déjà accordés aux autres religions, et leur faire bénéficier de mesures de rattrapage ou d'exceptions à la loi commune. Dans cette perspective seraient légitimes les requêtes suivantes : soutien public aux écoles privées musulmanes, nomination d'imams dans les écoles et les prisons, aide publique à la construction de mosquées, introduction de repas sans porc dans les collectivités publiques, extension des autorisations pour congés religieux.
La justice demande non pas l'égalité formelle, mais des lois différentes pour traiter des situations différentes, afin de réduire l'écart entre la laïcité normative et la réalité incontournable du traitement injuste des membres de religions plus récemment implantées en France. Par exemple, les musulmans pourraient recevoir compensation pour le fait qu'ils n'ont pu bénéficier des exceptions à la règle de non-financement des lieux de cultes, exceptions inscrites dans la loi de 1905 : comme ils étaient peu présents sur le sol (métropolitain) en 1905, aucun de leurs lieux de culte n'est entretenu par la collectivité publique. Il n'est donc pas anormal que l'Etat les aide maintenant à construire des mosquées, en guise de compensation rétrospective — soit en suspendant exceptionnellement la loi de 1905, soit en interprétant de manière souple la distinction entre activités cultuelles et activités culturelles (ce qui permet déjà de financer des centres islamiques contenant en pratique des lieux de prière ou même une mosquée). D'autres, tels l'archevêque de Strasbourg, ont pu proposer qu'une version du Concordat appliqué en Alsace-Moselle soit étendue à l'ensemble du territoire français, offrant ainsi à toutes les religions, y compris l'Islam, les bénéfices du financement public et de l'enseignement religieux dans les écoles.
Selon la laïcité ouverte, étant donné que l'Etat ne respecte que partiellement le principe de neutralité religieuse de l'espace public, il est incohérent de blâmer les musulmans pour leur incapacité soi-disant congénitale à séparer le public et le privé. L'Islam n'est pas, en soi, incompatible avec la laïcité. Mais tout dépend de la façon dont la sphère publique est construite (et par qui).
Dans la sphère publique française, plus «catho-laïque» que «neutre», il est plus facile d'être chrétien que musulman.
Selon le nouveau paradigme de la laïcité ouverte, l'Islam devrait prendre sa place parmi les écoles spirituelles de France, et bénéficier d'un soutien public, proportionnel à son statut de deuxième religion de France. Une notion de proportionnalité (ou de représentativité) sert ainsi d'aiguillon à la mise en œuvre de la doctrine, plus substantielle que formelle, d'équité entre les religions. La position correspondant à l'idée d'un républicanisme tolérant (ou d'une laïcité ouverte) consiste donc à substituer un traitement équitable et pragmatique des religions à l'attitude d'abstention préconisée par le principe de neutralité, puis à promouvoir une politique de reconnaissance des identités religieuses collectives au sein de l'espace public.
Il s'agit donc tout à la fois de reconnaître la contribution des groupes religieux à la vie publique (en reconnaissant sa positivité) et de promouvoir un traitement plus équitable de la communauté musulmane. Que penser de ce débat entre laïques stricts et laïques tolérants ? Il me semble que ni les uns ni les autres n'ont pris la mesure de ce que j'appelle la «neutralité de statu quo». En conséquence, le républicanisme qu'ils défendent est insuffisamment critique.
(A suivre)
C. L. : Texte de la conférence prononcée lors des Débats d'El Watan tenus le 28 mai 2010 à Alger sur le thème «La laïcité à l'épreuve de l'Islam».
Cécile Laborde est professeur de théorie politique à l'université de Londres. Elle a récemment publié Français, encore un effort pour être républicains !
(Paris, Seuil, 2010) dont les analyses qui suivent sont extraites


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