Il fallait bien un méridional comme Abdel Bouchama, comédien habitant dans le Var, sur la rive nord de la Méditerranée, juste en face d'Alger, pour tenter de donner corps au somptueux texte de Aziz Chouaki, Les Oranges, maintes fois joué depuis sa parution en 1998. Le romancier et auteur de théâtre algérien y avait mis tout son ressenti d'exilé de son pays dont il ne pouvait pas se séparer sans en être déchiré. Avec la truculence, la drôlerie, la critique acerbe, la mélancolie qui caractérise Chouaki, ce texte a rebondi depuis, d'un porteur de parole à l'autre, sans jamais perdre de sa saveur. Abdel Bouchama nous confie avoir lu une première fois ce texte il y a quelques années : «C'est un vrai texte qui parle de l'Algérie. Je l'ai aimé pour deux raisons. La première est émotionnelle : c'est le pays de mes parents. Je pensais à ma mère. Je voulais m'en souvenir avec une parole qui rende hommage au pays. Quand je joue, je pense à elle, ma mère qui n'est plus de ce monde. Je dis avant de rentrer en scène : «Allez, on y va», comme si elle m'accompagnait. Le yala benti, je l'ai rajouté pour elle, car dans le monologue de Chouaki, il n'y a pas de personnage féminin. La deuxième raison, elle est artistique. Chouaki ne donne pas de leçon de morale. Il retrace l'Histoire et il y a plusieurs histoires dans l'Histoire. De façon tendre, amusée drôle. Il se moque des Algériens, mais il est comme eux. Il a mal à l'Algérie.»
LE RIRE ET LA DÉRISION POUR CAMOUFLER LES PLEURS Tout cela n'enlève pas justement la force de désespoir, sans découragement, qu'on retrouve dans tous les textes de Chouaki, jusque dans ces derniers mis en scène, comme Maestro, ou cette année à Avignon le déroutant Espéranza (dont nous parlerons prochainement). Il s'abrite derrière le rire et la dérision pour camoufler les pleurs. Pour Abdel Bouchama, il y a peut-être une «forme de catharsis pour lui. Les Oranges, c'est une langue tellement croustillante… On n'est pas dans le pathos, le lourd. C'est léger. Chouaki est sobre. Il n'y a pas de fioritures, il est au cordeau, au rasoir». Il a apporté sa touche personnelle: «Avant d'attaquer le travail, je lui ai demandé l'autorisation d'avoir une chanteuse avec moi sur la scène. Il a donné son accord. En fait, c'est un monologue, mais j'ai ajouté l'enregistrement. Le personnage veut laisser un témoignage sonore à sa fille. Laisser une trace. Les entrées et sorties, pauses et reprises, c'est ma version scénique. Ce qui me plaisait, c'est de projeter Aziz Chouaki avec sa fille sans cette histoire. Pourquoi ? Parce qu'il raconte l'histoire du pays, mais au fur et à mesure, Aziz le récitant se confond avec Aziz le citoyen, et d'ailleurs à la fin il oublie de remettre en marche l'enregistrement. Ce n'est pas pour rien. C'est parce que tout se confond.» Aziz Chouaki achève son récit épique par le drame des années noires du terrorisme. Abdel Bouchama a conservé ce douloureux passage fondateur de dépit et de résignation : «J'ai gardé cette partie en enlevant d'autres pour raccourcir le texte à une heure de spectacle, car dans ma tête, il y a aussi ce qui se passe dans le monde avec les islamistes. On sait que cela n'est pas né en Algérie, bien sûr, mais en 1992, ils y étaient. C'est important que les gens sachent ce qui s'est passé. L'Algérie a été un vivier pour les islamistes.»