Les Algériens s'unissent de plus en plus tard et les mariages se font plus rares dans la société algérienne. Constat établi par de nombreuses recherches et études, soutenues par les derniers chiffres de l'enquête de l'Office national des statistiques (ONS) portant sur la situation démographique du pays. Selon cette enquête, comparativement à 2015, l'année 2016 a connu une baisse substantielle de mariages estimée à 12 000 unions de moins, soit -3,4%. Si jusqu'à un passé récent, la société algérienne était connue pour les unions à un âge précoce, ce n'est plus le cas aujourd'hui. L'âge du mariage est passé de 17 à 19 ans, en moyenne, à près de 30 ans pour les femmes et 33 ans et plus pour les hommes. Selon Mohamed Daoud, professeur de sociologie à l'université Ahmed Ben Bella, Oran 1, ce retard à entrer en union concerne de nos jours les hommes comme les femmes. «Avant, les hommes se mariaient dès la puberté et les femmes à la nubilité, soit à l'âge de 16 ans, peut-être moins dans certaines familles et certaines régions, mais les choses ont beaucoup changé et évolué. Il y a ceux ou celles qui arrivent à la cinquantaine sans avoir été mariés. La famille a beaucoup évolué, d'où un certain nombre d'exigences et de besoins exprimés par les nouvelles générations, comme vivre loin et indépendamment des parents», analyse-t-il. Il explique que si ces jeunes se retrouvent dans cette situation, c'est parce qu'ils n'ont pas forcément le choix, car vivre en célibataire dans une société comme la nôtre est, selon lui, un choix très difficile à assumer, pour plusieurs raisons qui relèvent de l'ordre social, culturel et religieux. «Etre célibataire, surtout pour la fille, est mal considéré à tous points de vue. Je crois que les conditions socioéconomiques et culturelles dans lesquelles vivent nos jeunes sont pour beaucoup dans ce recul, se marier en Algérie est trop contraignant.» Mohamed Kouidri estime, quant à lui, que ce recul peut être imposé par les conditions de vie des jeunes comme il peut intervenir d'un choix personnel. Ce sociologue parle de l'évolution de la société et estime que «c'est une question qui se réfère à l'évolution sociologique de la société algérienne, et bien sûr, ce sont les jeunes générations qui expriment par leurs comportements le sens de cette évolution. Autrement dit, le recul de l'âge du mariage est un phénomène sociologique qui s'explique par la conjonction de plusieurs facteurs démographiques, historiques, économiques, et socioculturels.»
Etudes supérieures Dans le structurel, Mohamed Kouidri explique son hypothèse par la transition démographique algérienne qui entre dans sa phase finale où la mortalité est au plus bas de même que la fécondité, le développement humain et socioéconomique général qui a entraîné, sur le plan socioculturel, une forte capillarité sociale. «L'irruption, en contre-choc avec l'ancienne famille nombreuse sublimée, d'un individualisme exacerbé fait que les jeunes sont de moins en moins pressés de réaliser l'ancien schéma de la réussite familiale et se consacrent de plus en plus fortement et pendant plus longtemps à réaliser les nouveaux schémas de réussite socio-individuelle, comme les études supérieures, occuper des postes élevés, gros revenus…», affirme-t-il. Le cas de Yasmina confirme ce constat. Si cette jeune femme de 27 ans, diplômée et employée, ne pense toujours pas au mariage, c'est parce que, pour elle, se construire une carrière professionnelle prime. Loin des critiques et remarques de son entourage qui commence déjà à la traiter de vieille fille, Yasmina préfère évoluer dans son travail, occuper les postes les plus importants dans son domaine, gagner plus d'argent et réussir sa vie professionnelle avant d'arriver au mariage, qui n'a pas de place dans son échelle de vie avant la trentaine et plus. «Je ne me vois pas mariée avant l'âge de 30 ou 32 ans. Certains diront qu'à cet âge, je serai vieille fille, moi je ne partage pas cet avis. Je me trouve encore jeune. Je ne me vois pas tenir une maison», confie la jeune femme. Et de poursuivre : «Je préfère prendre mon temps afin que le jour où je déciderai de franchir le cap, je le ferai correctement. Pour l'instant, je préfère me construire une carrière. On n'est jamais à l'abri d'une mésaventure. Le mariage n'a jamais été une fin en soi pour moi. Si ça vient, tant mieux, sinon tant pis. Ce qui est certain par contre, c'est que je ne laisserai jamais tomber mon travail, et ce, même en étant mariée. On ne sait pas de quoi demain sera fait, et mon boulot reste une sécurité.» Par ailleurs, dans son rapport Mutations familiales en milieu urbain, publié en 2015, le Centre de recherche en anthropologie sociale et culturelle (Crasc) explique la forte augmentation du coût des mariages par l'externalisation d'un certain nombre de tâches autrefois assurées par les femmes. Les repas sont de plus en plus souvent commandés aux traiteurs, les gâteaux aux pâtissiers et certains futurs époux font aussi appel à des serveurs.
Dépenses En effet, les traditions culturelles et les conditions économiques des jeunes Algériens sont pour beaucoup dans ce recul. Selon le professeur Mohamed Daoud, les dépenses pour fonder une famille sont très coûteuses, souvent démesurées. D'une région à une autre, le mariage passe par plusieurs étapes et à chacune ses dépenses. De la khotba à la grande fête, en passant par les fiançailles et le djhaz de la mariée, il faut aux futurs mariés et leurs familles des mois et des mois d'économies pour arriver à assumer les frais du mariage. «Tout cela demande de l'argent, et à cette occasion, les familles veulent montrer aux autres leur “prestige économique'', leur réussite sociale, quitte à s'endetter pour ceux qui n'ont pas les moyens, afin d'éviter les critiques de l'entourage et du voisinage. Pour ceux qui organisent la fête chez eux, ça peut durer de trois jours à une semaine…», assure le sociologue. Soulignant que cela c'est seulement pour le mariage. Car avant de prétendre à se marier, «le futur époux doit disposer d'un logement, d'un travail bien rémunéré, une voiture si possible. Les jeunes filles sont très exigeantes, beaucoup d'entre elles ne veulent pas vivre avec la belle-famille. Toutes ces dépenses vont dissuader les jeunes gens… ceci en plus de la question lancinante du choix du conjoint, sur quels critères s'appuyer : l'endogamie, l'exogamie, le statut social de la famille de l'un ou de l'autre, etc.» Samir et Sana en témoignent. Il a fallu à ce jeune couple de 30 et 29 ans plusieurs années pour tout préparer et, surtout, rassembler beaucoup d'argent : «On était toujours étudiants quand on s'est connu, après le diplôme et l'officialisation, on a fait tout pour trouver un bon job et pouvoir préparer notre mariage.» Sana et Samir sont restés plus de trois ans fiancés avant de pouvoir sceller leur union le mois de septembre prochain. «Pour le mariage, il faut louer une salle des fêtes, payer un groupe de musique, préparer des gâteaux et un dîner pour plusieurs dizaines de convives, et je ne parle même pas des tenues», explique la future mariée. Soulignant que durant cette période d'économie, le couple a pu ramasser une bonne somme pour la location d'un appartement, car avec leurs salaires, ils ne peuvent même pas penser à l'achat. «On s'est engagés à préparer nous-mêmes notre nouvelle vie sans pénaliser nos parents. On a choisi d'être indépendants et de vivre seuls et on a dû tout faire pour y arriver… c'est un choix et on l'a assumé.»
Harcèlement Attendre trois ans juste pour pouvoir organiser une fête et se procurer une maison n'a pas été facile pour Sana et Samir. «On a mal vécu cette période. On était tous les deux stressés, à compter sou par sou nos économies, d'année en année les prix augmentaient et les dépenses se multipliaient. Ce stress a beaucoup joué sur notre couple et l'a menacé à plusieurs reprises», témoignent-ils. En effet, pour le professeur Mohamed Daoud, les répercussions de ce recul sont énormes sur les jeunes, qu'ils soient hommes ou femmes, qui ne se marient pas au moment où il faut, qui vont vivre plusieurs handicaps, psychologiques et sociologiques. «L'être humain a besoin à partir d'un certain âge d'aller vers l'autre sexe, de vivre pleinement sa sexualité, d'avoir de l'affection, des enfants. Bref, d'avoir une vie indépendante de ses parents, une vie privée, voire une intimité. Pour le garçon, affirmer sa virilité, pour la femme, vivre le sentiment maternel, etc.», explique-t-il. Et pas que. L'absence d'un partenaire féminin dans la vie d'un homme peut éventuellement l'amener à commettre plusieurs écarts d'ordre moral qui peuvent porter atteinte à son image et perturber le tissu social. Un mariage réussi et bien assumé éloignera certainement nos jeunes de telles pratiques éhontées. Avis partagé par le sociologue Mohamed Kouidri. Selon lui, le recul de l'âge du mariage favorise l'apparition de plusieurs phénomènes et fléaux au sein de la société, tels que les viols et le harcèlement sexuel. «Dans le contexte algérien, tout est en faveur de l'explosion du harcèlement, des agressions, des viols, de l'homosexualité, la pédophilie, l'inceste, etc. Je peux certifier qu'ils existent bel et bien, et certainement moins que dans les sociétés où les contraintes à l'activité sexuelle sont moins pesantes», souligne-t-il. L'apparition de ces fléaux est directement liée au fait qu'il est très difficile pour un jeune Algérien d'entrer en activité sexuelle s'il ne se marie pas. «La pression psychophysiologique exercée sur les jeunes, depuis l'adolescence, est énorme. Pour en prendre la mesure, il faut réaliser que l'on est en train de parler de jeunes qui, dans leur écrasante majorité, n'osent même pas en parler. Elle devient de plus en plus insupportable lorsque l'âge du mariage communément admis est dépassé», affirme l'expert. Il va plus loin : «Les séquelles déviationnistes peuvent persister parfois au-delà du mariage pour certains sujets. Heureusement que les spécialistes nous disent que ces cas restent marginaux même si leur nombre tend à progresser.»
Equilibre Par ailleurs, sur le plan démographique, qui dit recul de l'âge du mariage, dit recul de la fécondité et par conséquent du taux de natalité, progression du célibat et ainsi réduction du nombre d'enfants. Selon le sociologue Koudiri, à terme, cela mettrait l'Algérie dans la même situation dans laquelle se trouve actuellement l'Europe. : plus de vieux que de jeunes. A cet effet, le retard pour entrer en union devient un problème important menaçant l'équilibre de toute la société et beaucoup de choses restent à faire pour le rattraper. Pour le professeur Mohamed Daoud, d'une part, il faut commencer par «dépassionner cette institution matrimoniale et la réduire à une simple union entre deux êtres humains de sexes différents et qui partagent un certain nombre d'affinités, qui s'apprécient, s'aiment et désirent fonder ensemble une famille, d'avoir des enfants et de vivre dans le bonheur. Pour cela, il faut favoriser les rencontres saines, la mixité sur fond d'une bonne éducation.» D'autre part, l'Etat doit prendre en charge les aspects économiques, comme le logement et le travail, ainsi que l'effort fourni par nos jeunes pour réussir socialement. «Mais le gros problème, ce sont les traditions et les dépenses faramineuses qui sont un repoussoir pour ceux ou celles qui veulent convoler en justes noces, d'où la nécessité de changer les mentalités par tous les moyens éducatifs, culturels et par des orientations religieuses qui doivent pousser les gens à s'éloigner du gaspillage…», conclut l'expert. Pour le sociologue Mohamed Kouidri, c'est surtout ce stade d'évolution de la société algérienne qu'il faut bien analyser, en faisant intervenir toutes les théories, les partis politiques, les associations et les spécialistes, pour permettre à la société, dans son ensemble, de continuer à évoluer sans trop de drames. «Malheureusement, à la différence d'autres sociétés plus évoluées sur cette question, qui ont eu plus de temps à mettre en œuvre ce dépassement, la société algérienne est condamnée à vivre dans la douleur des contradictions qui s'accumulent à une vitesse jamais connue auparavant dans toute l'histoire de l'humanité», conclut Mohamed Kouidri.