Il est vrai que les miracles sont extrêmement rares, mais ils arrivent parfois. Et nous, nous en avons vécu un il y a quelque temps en écoutant la Radio algérienne. C'était un mardi soir, à 21h, heure habituelle de l'émission animée par Hamid Kechad, un journaliste de talent qui nous a malheureusement quittés récemment. Ce soir-là, les responsables de la Chaîne III nous ont fait un immense et émouvant cadeau en rediffusant l'une des premières émissions de Hamid, intitulée «Gal ou Gal». De quoi s'agit-il ? Par la magie des ondes, nous nous retrouvons à Alger, plus de dix ans en arrière, en 1994 exactement. C'est la période où le terrorisme aveugle et sanguinaire sévit partout, de jour comme de nuit. Les gens ne sortent que par nécessité et le centre-ville est plutôt désert. Bien qu'habitant Koléa et malgré les faux barrages si fréquents et si meurtriers, Hamid prend le risque de se rendre à Alger. Il ose s'aventurer rue Didouche Mourad et rue Larbi Ben M'hidi pour saluer quelques amis téméraires qui travaillent encore, et faire le tour des quelques rares lieux de culture encore existants et ouverts. Il se retrouve ainsi devant la Librairie des beaux-arts, sise au numéro 26 de la rue Didouche Mourad. Après avoir regardé la vitrine un court instant, il entre à la recherche d'un livre ou deux qui pourraient lui tenir compagnie en ces moments difficiles. Une chaude musique emplit l'espace baigné par une douce pénombre. Au fond, un homme est assis, seul, un livre à la main. C'est le libraire Joachim Grau, affectueusement appelé Vincent par tous. Il a vu entrer son unique client de la journée et le laisse flâner parmi les rayons. Avec sa grande taille, son bleu Shanghaï et son couffin à la main, Hamid lui rappelle le poète de La Casbah, Himoud Brahimi dit Momo, qu'il aimait tant. C'est sans doute pour cela qu'il le tutoie d'emblée lorsqu'il lui demande : «Est-ce que tu cherches un livre en particulier ?» Hamid lui répond alors : «Oui, un bon, un vrai, si possible.» Le libraire va en prendre un sur une étagère, à la couverture bleue et le lui présente en ces termes : «Ce livre, bon et vrai, est publié par les éditions Sindbad. Je ne répéterai jamais assez combien l'Algérie a eu raison de co-éditer les ouvrages de cette maison d'édition. Ils sont bien faits et écrits par de grands auteurs. De plus, leur prix est tout à fait abordable. Le livre que je te propose a pour titre Les enfants de notre quartier.» C'est l'un des chefs-d'œuvre du célèbre écrivain égyptien Naguib Mahfouz. Aussitôt convaincu, Hamid répond : «Je le prends.» Très observateur, Vincent s'était rendu compte que, pendant qu'il l'écoutait, Hamid tendait en même temps l'oreille pour entendre la musique diffusée en sourdine dans la librairie. C'est pourquoi il lui dit : «Si la musique t'intéresse, je peux te préciser que c'est du jazz signé Keith Jarret. Il me reste encore quelques CD et c'est pas cher du tout.» Surpris par la perspicacité de Vincent, Hamid ne trouve rien d'autre à dire que «c'est bon, j'en prends un». Cette histoire, somme toute ordinaire, n'étaient les circonstances de l'époque, acquiert une autre dimension, lorsque, quelques semaines plus tard, un mardi exactement, Hamid apprend l'assassinat de Vincent par la horde terroriste. Bouleversé, il se présente à son émission et, d'une voix rauque, chargée d'émotion, il annonce : «Comme vous, j'ai appris avec stupeur que Vincent, le fameux libraire de la rue Didouche, a été assassiné aujourd'hui par les barbares, ennemis de notre pays. Moi qui ne l'ai découvert que récemment, j'aimerais, à mon tour, vous faire découvrir les chefs-d'œuvre qu'il m'a permis de connaître et d'apprécier.» Et il offre alors aux auditeurs de la Chaîne III une heure d'audace, d'intelligence et d'émotion en lisant de sa belle voix quelques passages du livre de Naguib Mahfouz, puis, sans aucun commentaire, il passe un morceau de musique de jazz de Keith Jarett, et ainsi de suite. Aujourd'hui, Hamid n'est plus là, mais il nous reste ses émissions radiophoniques si vraies, si simplement humaines. Nous voulons croire que le miracle se reproduira et que sa voix traversera encore les ondes pour nous parler de nous, et nous sommes certains que nos deux amis ont semé, bien semé, et que d'autres, Hamid et Vincent, renaîtront et fleuriront dans notre pays. *Nous apprenons avec tristesse que la légendaire Librairie des beaux-arts ferme ses portes. Nous espérons, d'une part, que cette fermeture ne durera pas une éternité, et d'autre part, qu'elle gardera sa vocation et restera librairie pour toujours. C'est pourquoi nous offrons aujourd'hui un de nos textes à nos lecteurs.