Durant toute sa détention, longue de près de trois décennies, Nelson Mandela a porté le numéro 46664. Ce chiffre signifiait qu'il était le 466e prisonnier incarcéré au pénitencier de Robben Island en 1964. C'est donc un simple hasard des rouages de l'apartheid qui lui a affecté ce nombre. Mais celui-ci est devenu un symbole, autant par l'aura de celui qui l'a porté à son corps défendant que par sa symétrie parfaite – les trois 6 du milieu encadrés par deux 4 – qui l'a fait entrer dans l'épopée moderne en lui conférant une signification autrement plus élevée que celle d'un infâme matricule. On peut se demander si les geôliers de Mandela n'ont pas apprécié cette numérotation en se disant peut-être qu'ils avaient réussi à mettre le diable en prison. En effet, dans l'Apocalypse, dernier livre du Nouveau Testament, 666 est présenté comme le «Chiffre de la Bête» ou le «Nombre du diable» et le 4 renvoie au carré, tel celui des murs de la cellule où le leader de l'ANC ne pouvait s'étendre de tout son long qu'en se plaçant en diagonale. Malheureusement pour eux, ils ont eu affaire à un homme, diablement engagé et angéliquement efficace, qui abritait dans son cœur une machine à transformer le désespoir en énergie, une sorte de pacemaker naturel incapable d'envisager autre chose que l'improbable. Au-delà de la numérologie des gardes-chiourmes, 46664 est presque devenu un mot, un mot condensant une légende du siècle avec une forte concentration allégorique. C'était le titre du fameux concert de Hyde Park à Londres, en 2008, lors du 90e anniversaire de Nelson Mandela où celui-ci était entouré d'une soixantaine d'artistes et de groupes prestigieux. C'était aussi celui de la série de concerts internationaux de lutte contre le sida, que l'immense sud-africain avait organisés pour récolter des fonds. Lorsqu'il créa la Fondation qui porte son nom, Mandela avait retenu l'intitulé «46664.com» pour adresse internet de cette institution et ce nombre a inspiré de nombreuses œuvres d'artistes. Il est toujours affligeant de voir des êtres humains affublés d'un chiffre, même quand des nécessités de gestion le justifient, multitude oblige, comme à la sécurité sociale ou autre service public où il désigne cependant un numéro de dossier et non des personnes. Mais on peut affirmer sans crainte que dans l'histoire du monde, réalité et fiction confondues, aucun matricule n'a revêtu une telle importance, une telle charge émotionnelle et un tel niveau d'expression. Il a fallu une vie pour cela. Et quelle vie ! L'Afrique est reconnue comme le berceau de l'humanité. Il faudra désormais ajouter : … et de Nelson Mandela. Ma plus grande émotion lors de sa disparition est venue d'un gardien de parking sauvage, un de ces jeunes un peu perdu et passablement roublard qui, voyant la photo de Nelson Mandela sur le journal que je tenais, me dit en le désignant : «Les z'hommes !».