Les riverains l'appellent communément «El Bouhayra», le lac, un site paradisiaque à condition de se boucher le nez. Référence ici au lac de Réghaïa, un joyau de la nature situé juste à une trentaine de kilomètres à l'est d'Alger. Le marais aux eaux noirâtres exhale des odeurs qui contrastent avec sa majesté. Des senteurs nauséabondes que l'on peut inhaler depuis le tronçon routier qui ceinture le lac. «Normalement, quand tu viens ici, tu respires, tu te ramones les poumons tout en profitant de la beauté du site. Mais constatez par vous-mêmes l'état du lac, ces odeurs pestilentielles qui font de notre quotidien un enfer», peste un habitant du coin. En empruntant la route qui mène vers Réghaïa-Plage et Boudouaou El Bahri, le lac s'estompe, masqué par un bloc urbain assez dense, en l'occurrence les lotissements Ali Khodja I et II. Sur une butte qui surplombe le lac, derrière un petit stade de proximité, des monticules de gravats et autres rebuts de brique et de parpaing sont déversés sans scrupules. Plus loin émerge un ensemble de baraques, dont certaines frôlent le plan d'eau. D'ici, le paysage n'a rien d'attrayant. Le lac a plus les allures d'un marécage, avec ses eaux verdâtres, sa roselière abondante et ses touffes de scirpes. Des moutons broutent l'herbe à même le marais, visiblement peu profond à cet endroit. Nous pénétrons à l'intérieur du lotissement Ali Khodja I, celui qui fait face au show-room rutilant d'un important concessionnaire automobile. La majorité des constructions qui composent cet îlot sont inachevées. Les murs sont gris, couleur ciment. Une étroite route, passablement bitumée, mène au fond de la zone humide. Le cœur de la réserve est dominé par le centre cynégétique de Réghaïa, protégé par de grandes palissades. Cette partie du lac, destinée à la préservation et à la reproduction des espèces protégées de la région, est interdite au public. Accès limité et visiteurs sporadiques Pourtant, il fut un temps où le centre avait été ouvert aux visiteurs. L'ouverture s'était même faite en grande pompe par Mohamed Kebir Addou, l'ex-wali d'Alger, en juillet 2006. Mais par crainte de dégradation de cette zone humide reconnue d'importance internationale, l'accès en a été, de nouveau, limité. «On a dû le fermer au public. Hablouna ! Il y a un tel manque de civisme !» justifie un cadre du centre cynégétique. «Le wali (Abdelkader Zoukh) est passé nous voir (début mars 2015, ndlr). Il avait visité la forêt d'El Kadous. Il souhaite rouvrir le centre au public. On s'y est opposés. Il s'agit d'une zone protégée et si tu l'ouvres au tout-venant, il n'en restera rien du tout. Le centre est néanmoins ouvert pour les étudiants, les chercheurs, les universités… On préfère avoir affaire à un public organisé que d'avoir des incursions anarchiques qui peuvent être nuisibles pour le site.» Propos confirmés par Noureddine Baâziz, conservateur des forêts de la wilaya d'Alger, qui déclarait récemment à El Watan : «Le lac a une vocation scientifique et non récréative. D'où sa fermeture aux familles et au large public. Toutefois, il est grand ouvert aux chercheurs, aux scientifiques, ainsi qu'aux différentes visites guidées des écoliers et des associations. Lorsqu'il s'agit d'un nombre réduit de visiteurs, des guides sont présents sur les lieux pour leur faire visiter le site. Sa fréquentation doit être étudiée.» (El Watan du 27 décembre 2014). Malgré ces restrictions, le site continue à attirer quelques visiteurs sporadiques. Une gargote tenue par des jeunes à proximité du centre propose sandwiches et boissons aux rares touristes de passage. «C'est surtout le week-end que ça s'anime un peu. Le reste du temps, c'est mort», nous dit le jeune tenancier de la buvette. Des balançoires ont été aménagées pour les enfants occasionnels, campant sur une très sommaire aire de jeu. Sinon, en termes d'infrastructures, le lac est quasiment à l'état sauvage, ce qui n'est pas pour déplaire aux puristes. Dans le bidonville de Gamgouma Hormis le centre cynégétique, le site est dominé par un nombre important d'habitats précaires. Entre ceux qui ont fui des régions exposées aux exactions terroristes dans les années 1990 et des prédateurs du foncier qui ont élevé des villas à quelques encablures du lac et de la plage de Réghaïa, la zone a connu une urbanisation galopante. «La majorité de ces constructions n'ont aucun papier», affirme un éleveur, dont la famille occupe une ancienne ferme coloniale, non loin du lac. Un autre résidant du site renchérit : «La grande majorité de ces constructions sont illicites. Entre les terres à vocation agricole et celles qui relèvent du domaine forestier, il n'y a pas de terrains constructibles par ici. Les gens ont profité de l'absence de l'Etat dans les années 1990 pour s'emparer de ces terrains.» Des gourbis érigés à base de zinc, de tôle ondulée et autres matériaux de fortune émergent d'un bosquet à quelques dizaines de mètres seulement du centre cynégétique. Des eaux usées ruissellent du bidonville et se déversent sur la chaussée, séparée du lac par une simple clôture en bois. Les écoliers sont obligés de transiter par ces mares d'égouts pour se rendre à leur établissement. Des tonnes de détritus jetés dans la nature entourent le baraquement. Des animaux de ferme, des poules, des canards, des oies, des chèvres viennent compléter ce décor qu'on aurait pu qualifier de «bucolique» n'était la grisaille ambiante. La favela est parfois désignée par le nom de Gamgouma, référence à une «djenniya», une démone qui, à en croire certains témoignages, apparaissait subrepticement à la lisière du lac. «On l'appelait ‘‘Moulate essoualef'' (La femme aux longues mèches)», assure Abdelkader, natif du coin. «Ma grand-mère me racontait qu'avant, les femmes venaient faire leur lessive en bas. L'eau du lac était propre à l'époque. Elles allumaient alors des bougies en l'honneur de Moulate essoualef.» «Je suis devenu moi-même un sanglier !» Djamel, lui, ne prête pas trop attention à cette histoire : «Les djinns maléfiques, c'est nous !», lâche-t-il. Agé de 49 ans, la barbe drue et vêtu de guenilles, Djamel est l'un des premiers occupants du site. Il végète avec ses six enfants dans l'un de ces taudis insalubres. «Je vis ici depuis 1996», raconte-t-il. «Je suis originaire de Jijel, précisément de Selma (sur les hauteurs de Ziama Mansouriah). A l'époque, c'était une région extrêmement dangereuse. J'ai reçu par deux fois la visite des terroristes. J'étais boucher et je travaillais pour le compte de l'armée. La vie au village était devenue un enfer. On pouvait te faire la peau pour une simple cigarette. Je me suis enfui de nuit avec ma famille. Je ne savais pas où aller, je suis venu ici âla Rabbi. J'ai choisi cette région parce que j'avais déjà des gens de ma famille qui étaient installés à Chebcheb, près d'ici. Je suis resté chez eux un temps, après j'ai construit ma baraque.» Pour subvenir aux besoins de sa famille, Djamel a troqué son métier de boucher contre un bâton de berger. «Depuis que j'ai quitté mon village, je n'ai pas vu de jours heureux. Mes enfants et moi dormions sur du nylon. Ils sont tous asthmatiques à cause des émanations du lac. On patauge dans les égouts. Les sangliers détruisent nos jardins potagers. Ils pénètrent même dans les haouchs. Nous sommes en proie à tous les fléaux», se plaint-il. Djamel attend désespérément «errahla», le relogement. «J'ai tous les papiers : résidence, carte de vote. Je suis inscrit dans tous les recensements, mais makayen oualou !», lâche-t-il. Le cas de Mohamed est différent. Petit commerçant, la quarantaine, père de deux enfants, il est originaire d'El Harrach, «précisément de Boumati», dit-il. «Je suis installé ici depuis cinq ans. C'est la promiscuité qui m'a obligé à venir ici. Quand je me suis marié, il fallait que je me trouve une solution, alors je me suis débrouillé une piaule dans ce trou. On veut partir d'ici, mais on n'a pas où aller. Vivre dans la forêt, au bord de l'oued, ce n'est pas digne d'un être humain», fulmine Mohamed, avant d'ajouter : «Quand le lac éructe ses pestilences, les odeurs sont insupportables. Tu ne peux pas rester à la maison. Quand je pense que les vergers et les champs agricoles du coin sont irrigués avec cette eau ! Ça contamine les cultures, et ça se ressent sur la qualité des légumes et des agrumes. On vit parmi les taupes et les sangliers. Ces derniers font des ravages par ici. Je suis devenu moi-même un hallouf !»