L'enfant de Ziari, un hameau situé à quelques kilomètres d'El Ouricia, chef-lieu de commune se trouvant à 9 km au nord de Sétif, Saâl Bouzid ne savait pas que son nom allait être lié aux massacres du 8 Mai 1945. Né le 8 janvier 1919, le premier martyr d'un crime commis à huis clos, le jeune Saâl Bouzid est issu d'un milieu modeste. Le petit Bouzid, qui n'a pas eu, à l'instar des autres enfants indigènes, la chance de connaître l'école française, a, par contre, fréquenté des années durant l'école coranique de son bourg. Celui-ci n'a pas changé 70 ans après. A la mort du père, la mère devant subvenir aux besoins de sa petite famille s'installe avec ses enfants à Sétif, où elle travaille en tant que femme de ménage. Le dénuement et l'injustice forgent la personnalité du jeune Bouzid qui se met à travailler alors qu'il n'avait pas bouclé ses quinze printemps. Embauché comme manutentionnaire dans l'unité de torréfaction appartenant à un certain Blon, puis à la charcuterie Zara, l'adolescent devient, sans transition aucune, un adulte. Truffé à l'époque de syndicalistes et de nationalistes, le monde de la manutention se charge de la formation politique du jeune homme qui ne pouvait rater le rendez-vous avec l'histoire. Le jour J, Bouzid s'engouffre dans le cortège. Indisposés par l'apparition de l'emblème national, brandi pour la première fois, des policiers en faction à proximité du Café de France, freinent la marche, essayent d'arracher le drapeau national. Bien encadré par Amar Allem et Mohamed Bouguessa dit Laskouri, Aïssa Cherraga, le porteur de l'emblème national et non pas Saâl Bouzid comme rapporté dans de nombreux écrits, trébuche mais ne tombe pas malgré la poussée obstinée des policiers. La bousculade est telle que Aïssa cède le drapeau à Bouzid qui, faisant fi des menaces du commissaire, est alors abattu par Oliviéri qui tire sur lui de sang-froid. «Me trouvant à quelques mètres de la scène, j'ai vu Oliviéri tirer sur Bouzid qui s'écroule blessé à mort», a raconté Amor Zitouni, militant du PPA et un des organisateurs de la marche. «Le gaillard que je suis fut surpris d'apprendre que pour une question de taille, les organisateurs m'avaient fait l'honneur de me demander de porter le drapeau. Voyant que je titubais, le jeune Saâl Bouzid a jailli pour reprendre et hisser notre étendard malgré les menaces, il tenta d'avancer mais il fut froidement assassiné. Dans cette indescriptible bousculade, il m'est difficile de dire avec exactitude qui d'Oliviéri (chef de la brigade mobile), de l'inspecteur Laffont ou de Valère, est l'auteur du crime. Pour l'histoire, l'effusion de sang incombe aux policiers, les premiers à avoir fait feu», témoigne Aïssa Cherraga, le porteur de l'emblème qui fut le détonateur d'une répression programmée par l'autorité française. Cette dernière voulait mater tout désir d'émancipation du peuple algérien. Evacué vers l'hôpital colonial dans un état désespéré, Bouzid ingurgite difficilement une goutte d'eau que lui offre Hocine. Le jeune succombe entre les mains d'un infirmier algérien, un certain Hocine Laklif qui deviendra, dans les années 1950, un des plus grands joueurs que l'USM Sétif ait enfanté. Le corps de cette première victime de ces massacres sera jeté, trois jours après, avec 85 autres dans les fosses communes du cimetière de Sidi Saïd, l'autre témoin d'une boucherie qui demeure méconnue et impunie. Il convient de noter que les versions de certains acteurs, qui ne se sont jamais exprimés jusque-là, fournissent de nouvelles informations. Leur contenu est d'une grande importance historique. Parlant pour la première fois, l'enfant de Bordj Ghedir (Bordj Bou Arréridj), Torche Mohamed Kamel, un des 17 proscrits du collège ex-Eugène Albertini (actuellement lycée Mohamed Kerouani), révèle : «Notre participation à la manifestation n'était ni spontanée ni une action individuelle. Tout avait été minutieusement préparé par la direction du parti, qui disposait d'une section au sein du collège. Celle-ci était dirigée par Abdelhamid Benzine qui coordonnait toutes les activités des cellules, dont la composante était gardée secrète. Hormis Si Abdelhamid, personne ne connaissait l'identité ou le nombre des cellules, y compris moi, son adjoint. La mienne était constituée de Kateb Yacine, Abdessalem Belaïd, Khaled Khodja, Boualem Yanat et Ferrani Ouamar. Les directives du parti étaient transmises par notre contact, Lakhdar Taarabit, qui travaillait au Cercle de l'éducation, situé en face du collège. Pour faire de la marche une réussite, tout avait été mis en œuvre par les organisateurs, qui avaient placé les scouts en tête du cortège. Les membres de la section ont été avisés la veille. Nous devions nous mêler à la foule à titre individuel. Aucun mot d'ordre spécifique ne nous a été donné. Des décennies après, je m'explique mal la tournure des événements. Un des organisateurs de la marché et ami des 17 collégiens, Lakhdar Thaarabit divulgue le nom du principal l'initiateur de la manifestation : ‘‘Malgré son interdiction, le démantèlement de ses structures, la vague de répression qui a touché ses cadres et la déportation de Hadj Messali vers le Congo, le PPA qui s'est enraciné continuait son action. Effectivement, le PPA est l'initiateur de la marche qui a changé le cours de l'histoire du peuple algérien. A l'issue du congrès de mars 1945, les oulémas et les AML de Ferhat Abbès, épousent l'idée d'indépendance. T nant au caractère pacifique de la manifestation d'autant plus qu'il avait donné des instructions pour que les marcheurs n'aient pas d'arme, le PPA a par contre agi politiquement car il voulait montrer à la France et aux Américains qu'il était non seulement la locomotive du mouvement national mais aussi un parti puissant et organisé. Afin de réussir ce coup, les préparatifs devaient se dérouler dans le secret total. Le 3 mai, le parti nous instruit pour préparer une manifestation pacifique. On avait reçu l'ordre de brandir le drapeau qui a été confectionné par Aïssa Doumi, un tailleur. Le tissus qui a été acheté à Béjaïa m'a été remis par Si Bachir Amroun.»