Tayeb Saddiki, grand dramaturge marocain disparu le 5 février, a rayonné sur le théâtre au Maroc et dans le monde arabe avec plus de 80 pièces originales et d'adaptations. Un parcours remarquable ! Tayeb Saddiki est un nom incontournable du théâtre moderne arabe. Cet homme du siècle s'est éteint vendredi 5 février 2016 à l'âge de 79 ans à Casablanca. Tayeb Saddiki, qui était poète, comédien, metteur en scène, dramaturge, scénographe, calligraphe, chroniqueur et traducteur, a révolutionné le 4e art marocain en puisant dans le patrimoine populaire maghrébin et dans la culture savante arabe. Le parcours de cet enfant de la ville côtière d'Essaouira est impressionnant, incroyablement riche et dense, tant au théâtre qu'au cinéma et à la télévision. Une carrière artistique unique qui a duré plus de 60 ans. Il a mis en scène plus de 80 pièces et écrit une trentaine d'autres. Comme il a adapté une quarantaine de textes dramaturgiques du patrimoine mondial. Il insistait pour que les pièces de Shakespeare et de Molière soient connues du public marocain et arabe. «Nous ne pouvons pas avancer si nous ne connaissons pas ce qui a été fait ailleurs dans le domaine du théâtre», disait-il souvent avec un plaidoyer continu pour l'ouverture sur l'autre. Une ouverture qui se fait partir de la terre ferme de l'authenticité. D'où son grand intérêt pour les formes du près théâtre maghrébin comme El Halqa ou Lebssat. Tayeb Saddiki faisait sa première rencontre avec le 4e art au milieu des années 1950. Encadré par les Français Charles Nuges et André Voisin, il participait à un stage de formation en arts dramatiques. Ce fut le coup de foudre ! A Rennes puis à Paris, il perfectionnait son art aux côtés notamment du célèbre Jean Vilar, fondateur du Festival d'Avignon. De retour au Maroc, il s'engageait dans le mouvement théâtral naissant. En 1957, il fondait, soutenu par l'Union marocaine du travail (UMT) de Mahdjoub Ben Seddik, une troupe théâtrale ouvrière, Al Masrah Al Oumali, avec des comédiens comme Mohamed Al Khalfi et Hassan Skali. Il avait notamment mis en scène deux pièces Al wareth (L'héritier) et Bin el youm ou lila (Entre une nuit et un jour), d'après le texte de Tewfik Al Hakim, et El Moufatich (L'inspecteur), une adaptation de Gogol… Il a été ensuite nommé directeur artistique au Théâtre national à Rabat, puis directeur du Théâtre municipal de Casablanca. A la fin des années 1970, il créait la troupe du Théâtre ambulant (Al Masrah al jawal). Une belle idée. Son objectif était de rapprocher l'expression théâtrale des milieux populaires (comme Kateb Yacine tentait de le faire en Algérie). Hassan Habibi, biographe du dramaturge, a indiqué, dans son livre Kissatou masrah (Histoire d'un théâtre), paru à Rabat, que Tayeb Saddiki fut le premier à oser la rupture totale avec les anciennes traditions théâtrales. Une rupture artistique, pas politique. Masrah el nass fut un véritable laboratoire pour Tayeb Saddiki où il a tenté plusieurs expériences théâtrales dans la forme burlesque, caricaturale ou documentaire. Il n'avait pas oublié le théâtre pour le jeune public. «Pour travailler avec Tayeb Saddiki, il fallait d'abord connaître l'espace théâtral, les techniques scéniques, l'interprétation, la direction d'acteurs et les décors. Il était un artiste rigoureux et perfectionniste», a témoigné le comédien Hamid Al Zoughi. L'école de Jamaâ El Fana Avec Ahmed Tayeb Laâlej, dramaturge et parolier, il allait tracer de larges sillons fleuris dans les champs du théâtre et de la poésie. Comme Tayeb Saddiki, Ahmed Tayeb Laâlej, auteur de célèbres pièces comme Aitouna et Hada, puisait ses textes et son inspiration dans le patrimoine culturel populaire et dans les traditions orales maghrébines. Diwan Sidi Abderrahmane El Mejdoub (les quatrains du Mejdoub), montée à la fin des années 1960, était un véritable tournant dans la carrière artistique de Tayeb Saddiki. Cette adaptation aux planches des textes célèbres dans tout le Maghreb fut un hommage à la transmission orale de la poésie populaire représentée par les hlaqiya (troubadours). Une transmission qui se faisait aussi par le chant. El Mejdoub (1503-1569) dénonçait l'injustice, l'hypocrisie, l'oppression et la bêtise humaine dans ses textes, lesquels se retrouvent dans le chaâbi algérien, à l'image de ce passage célèbre : «J'ai crié à faire pitié, réveillant tout ce qui dormait. Les gens compatissants se sont levés, les brutes ont continué à dormir.» Tayeb Saddiki enchaînait avec El Haraz d'après un texte adapté par Abdessalam Chraïbi du qcid d'El Qoraïchi. Tayeb Saddiki avait repris une pièce montée par la troupe El Wafa de Marrakech en lui changeant la forme mais en gardant l'âme Melhoun. Le chant ghiwani utilisé dans cette représentation allait contribuer à la création du célèbre groupe musical Nass Al Ghiwan de Larbi Baatma à Casablanca. Des membres du groupe avaient joué dans El Haraz. Les premières chansons de Nass El Ghiwane reprenaient des répliques de la pièce. Tayeb Saddiki s'était intéressé ensuite au Maqamat de Badi'e Ezzaman Al Hamadhani, le poète et parolier arabe le plus célèbre de la Perse du Xe siècle. Les Maqamat, qui devenaient plus tard un véritable art au Moyen-Orient, sont une série de petites histoires évoquant les aventures d'un homme rusé et comique, Abou Al Fath Al Iskandari. La pièce Maqamat Badi'e Zaman Al Hamadhani a fait connaître Tayeb Saddiki dans tous les pays arabes et musulmans (la pièce a été jouée à Damas, Baghdad, Téhéran, Tunis…). Son travail de rénovateur artistique à partir de l'héritage poétique arabo-musulman était enfin reconnu en dehors du Maghreb. Dans cette pièce, Tayeb Saddiki avait introduit, pour la première fois, le mélange entre l'arabe classique et l'arabe parlé. «Al Maqmat est un théâtre écrit avant d'être joué. C'est le premier théâtre arabe écrit», a précisé Tayeb Saddiki dans une interview à la télévision marocaine. «J'ai été formé à la place Jamaâ El fana» (Marrakech). Je m'y rendais pour m'inspirer. C'est là où on anéantissait la tristesse et les problèmes. Jamaâ al fana est la véritable école du théâtre. Je rends donc hommage à ceux qui m'ont appris à faire du théâtre sans le savoir», a-t-il confié. Revenant au Xe siècle, Tayeb Saddiki écrivait une pièce s'inspirant de la vie et de l'œuvre du philosophe et homme de lettres Abou Hayane Al Tawhidi, qui avait révolutionné l'art de la parole et de l'écriture en affrontant les milieux rétrogrades à l'époque Abbassides. Tayeb Saddiki, qui avait interprété le rôle du Kadi dans cette pièce, voulait dénoncer les courants extrémistes, ennemis de l'art et de la beauté. Plus tard, il devait confier que cette pièce était notamment dédiée au penseur algérien Mohamed Arkoun, son ami. «Arkoun aimait beaucoup la culture. Il était un être rare. On ne trouve pas des gens comme lui», a-t-il confié. Le marché des poètes Dans la pièce Alef hikaya oua hikaya fi Souk Okadh (Mille et une histoires au marché de Okadh), Tayeb Saddiki, assisté du Libanais Nidhal Al Achqar et du Jordanien Walid Seif, voulait rappeler la tradition arabe de déclamer les poèmes et les mots d'esprit dans l'espace public. Souk Okadh, créé quatre siècles avant l'ère chrétienne, était le marché où se trouvaient tous les poètes et tribuns arabes pendant vingt jours. Il était situé entre Taïf et La Mecque. C'était également un lieu où l'on discutait de tous les problèmes qui se posaient aux tribus qui venaient du pays du Cham, du Hidjaz, du Yémen et de la Perse. Dans une démarche de reconstruction symbolique de l'unité arabe et de l'espace de rencontre fraternel, Tayeb Saddiki a fait appel à des comédiens de Jordanie, d'Algérie, du Liban, du Maroc, de Syrie, d'Irak et de Palestine. La musique de cette pièce a été composée par l'Irakien Mounir Bachir. «Premièrement, je suis un écrivain arabe. Deuxièmement, j'adore la nature, les arbres. Arabe et arbres, c'est ce que j'aime offrir aux gens», disait Tayeb Saddiki. Alef hikaya oua hikaya fi Souk Okadh fait partie du théâtre festif (Al Masrah al ihtifali). Un théâtre marqué par la présence des couleurs, de la danse et des chants. Tayeb Saddiki enchaînait la mise en scène, l'adaptation et l'écriture de pièces de théâtre jusqu'à ce qu'il soit freiné par la maladie. Il a à son actif, par exemple, Fi intidhar Mabrouk (En attendant Mabrouk), une adaptation du célèbre texte de Samuel Becket (En attendant Godot), Hamid Ou Hamad de Abdallah Chakroun, Momo Boukhersa, d'après Ionesco, Soltane Tolba, Madinet al nohas (La ville du cuivre), Kan ya makan (Il était uns fois), Al Ghofrane (Le pardon)…Toujours attaché à l'idée de la forja populaire, il avait donné à son théâtre une expression contestataire sur les plans social et culturel. L'histoire était un domaine vaste dans lequel il puisait ses idées de spectacle. Il prenait toujours en compte la nécessité de présenter un spectacle au public. «On ne vient pas à la salle pour écouter le théâtre, mais pour le voir», estimait-il. Tayeb Saddiki était un homme très dynamique. A ses débuts, avec la troupe du Masrah Maghribi, il avait, par exemple, joué plus de 400 fois Les fourberies de Scapin de Molière, traduite à la langue arabe sous le titre Aâmayel Jouha. Reprenant le même texte en français, il avait joué, au Maghreb, en Afrique de l'Ouest, au Moyen-Orient et en Europe, plus de 600 fois. Quel souffle ! Il avait joué ou dirigé tous les grands noms du théâtre et du cinéma marocain, comme Fadhéla Benmoussa, Hassan Al Manie, Salim Berrada, Mohamed Belhissi, Abdallah El Amrani (celui qui a joué le rôle de Abou Hayane Al Tawhidi), Larbi Doghmi, Touria Jabrane, Hocine Benaiz, Mohamed Abou Saouab, Khadidja Djamel, Naïma El Mcharki, Abdelatif Hilal, Latifa Ahrar, Latifa Amal… Il est auteur de plusieurs livres sur le théâtre et de pièces comme Molière ou pour l'amour de l'humanité, Nous sommes faits pour nous entendre, Les sept grains de beauté… Tayeb Saddiki a réalisé un seul film Zeft, adapté de sa pièce Sidi Yassine fi trik. Il a vite compris que son univers naturel était surtout le théâtre. Tayeb Saddiki avait une devise : «Je laisse les autres dire ce qu'ils pensent de mon travail...»