Vous avez publié en 2005 La fracture coloniale. Qu'est-ce qui est en péril aujourd'hui pour revenir sur ce thème en parlant de guerre des identités ? 2005 fut une année charnière, où la question du passé colonial a été soulevée, aussi bien à travers des livres majeurs, mais aussi sur le plan politique avec le vote des articles de loi sur la «colonisation positive». Notre ouvrage La Fracture coloniale proposait une lecture collective de la situation en France, soulignant le lien «identitaire» entre passé colonial et l'état de la société en 2005. Nous pressentions à ce moment-là -pour mémoire, nous étions à la veille des révoltes en banlieue- qu'un basculement était en train de s'opérer. Vers la guerre des identités ? poursuit et actualise ce travail de réflexion amorcé à l'époque, à travers une grille de lecture post-coloniale pour comprendre la crise sociale et identitaire que traverse la France en ce début de XXIe siècle. Montée des populismes et des extrémismes, réactivation de la haine du juif et du musulman, percée des déclinistes, malaise des quartiers, effets de la culture coloniale sur le temps long : nous souhaitions interroger les nouvelles fractures de notre société, dans un pays où les politiques n'hésitent plus à parler d'«apartheid» ou de «guerre». Quelles sont les ressorts de cette recherche permanente de la fixation d'une identité et de la mémoire qui en feraient une spécificité française ? La question coloniale, qui se double d'enjeux spécifiques liés à la notion de République (la notion d'égalité), vient renforcer un contexte international tendu. La troisième génération du djihad va, par exemple, s'inspirer des émeutes urbaines de 2005 pour imaginer des révoltes d'une toute autre nature, à fomenter en Occident. Dans sa «bible du terrorisme», Abou Moussa Al-Souri explique comment le nouveau terrorisme mondial doit s'attaquer à l'Occident, via la jeunesse issue des immigrations post-coloniales marginalisées dans les quartiers. Tout cela contribue à l'émergence d'un visage identitaire de cette guerre, mettant dos à dos le «patriote» et l'«étranger». Le débat autour de la déchéance de la nationalité est un révélateur de cette radicalisation identitaire Elle contribue en vérité à produire une méfiance à l'encontre d'une partie des Français, dont la généalogie n'est pas «strictement française», comme c'est le cas pour une partie des descendants d'immigrés post-coloniaux. Dans cette perspective, la France est en première ligne au regard de son passé colonial, du poids des présences migratoires post-coloniales dans l'Hexagone, de la crise sociale dans les quartiers populaires, de la relation conflictuelle qu'entretient la France à l'islam depuis la révolution iranienne, les grèves de 1982-1984 en France et de la force d'inertie de la nostalgie coloniale qui empêche toute assimilation collective de cette période. Ce contexte de la spécificité française provoque une crise profonde qui fait que les identités sont au cœur des enjeux, pour tous les protagonistes du débat politique... En 1983, c'était la marche des jeunes immigrés pour la dignité, en 2005 c'était ce qu'il est convenu de nommer «les émeutes des banlieues». En 1998 on glorifiait la France «Black Blanc Beur». En 2016, après les attentats islamistes successifs, comment situer ces événements ? Tout cela s'inscrit dans un processus post-colonial assez «classique». Vous pourriez ajouter le 17 octobre 1961, mai 1238968 et la crise raciste de 1973, sans oublier le débat sur l'identité nationale. Nous sommes dans une crise annoncée, inévitable, évidente au regard des discours et des politiques publiques, mais aussi des impasses politiques dans lesquelles les mouvements issus de l'immigration ou de la lutte antiraciste se sont engagés. L'une des tendances fortes depuis 2005, c'est la droitisation du paysage politique et médiatique français avec une surenchère des propositions qui prônent le renfermement. En quoi cela renseigne sur la faillite du discours de la différence assumée, du vivre-ensemble et de l'antiracisme ? L'idéologie de l'«ennemi intérieur» rencontre l'angoisse du «déclin», comme si la France avait besoin d'un ennemi désigné pour se construire (avec le «juif» à la charnière du XIXe et du XXe siècles ou avec le «communiste» dans les années 1239820-30). Un contexte anxiogène qui incite au repli. Ce malaise est prégnant dans la littérature contemporaine (Soumission de Michel Houellebecq en constitue l'exemple le plus marquant, mais aussi 2084 de Boualem Sansal ou encore Les Prépondérants de Hédi Kaddour) mais aussi et surtout dans les «essais-bestsellers» de la mouvance décliniste représentée par Eric Zemmour, Pascal Bruckner, Alain Finkielkraut et de bien d'autres. Pour l'écrivain Renaud Camus (aujourd'hui ouvertement partisan du Front national), la question est désormais celle d'une «décivilisation», soit un processus de colonisation à l'envers où les «immigrés musulmans» afro-maghrébins viendraient remplacer la population blanche. Ces discours ont largement contaminé le champ politique, avec une appropriation par la droite des thématiques xénophobes et identitaires autrefois réservées au seul Front national. On peut véritablement parler d'une «lepénisation» généralisée du discours politique et des enjeux identitaires du présent. Quelles sont les impasses réflexives de la société française d'aujourd'hui par rapport au mouvement du monde, qu'il soit du passé ou actuel ? Nous avons en France et devant nous une compétition, une lutte entre (au moins) deux visions de la France : celle d'une France fermée, cloisonnée et claustrophobe qui s'avance à grands pas vers la guerre des identités, et celle d'une France ouverte, diverse, (multi)culturelle qui cherche à renoncer à un discours monolithique sur son histoire et son identité, de manière à multiplier les repères mutuellement constitutifs d'une autre citoyenneté, afin de mieux construire un avenir. Il est plus que temps de tenter de comprendre la généalogie de cette configuration. Pour éviter de vivre une «guerre des identités», la France doit commencer à se regarder comme diverse. C'est l'enjeu de la génération politique qui commence, c'est aussi l'enjeu des intellectuels de gauche de s'engager et d'être force de proposition, sinon seule la droite et les ultras seront sur ce terrain. Le temps des mutations est en marche et nous entrons de plain-pied dans un temps postcolonial. C'est ainsi.