Débattre dans la bonne humeur, échanger jusqu'à épuisement et surtout écrire avant que le temps ne file…Tel semble être le credo de Malek Chebel. L'illustre anthropologue des religions, celui qui voulait «montrer un visage humain du Coran», laisse une œuvre colossale dans un monde effrité. L'anthropologue des religions Malek Chebel, décédé samedi à Paris, a été inhumé mercredi dans sa ville natale : Skikda. Des dizaines de personnes ont accompagné le défenseur de «l'islam des lumières» à sa dernière demeure, dans le cimetière situé à la périphérie de Skikda, où il avit vu le jour en 1953. Auparavant, le corps du défunt a été exposé au palais de la Culture et des Arts de la ville, où des amis et proches du penseur, ainsi que des anonymes ont rendu un dernier hommage à Malek Chebel, mort dans la nuit de vendredi à samedi à Paris à l'âge de 63 ans. «Il a dédié sa vie à diffuser l'islam dans son acception moderne. C'était l'ambassadeur de l'islam et de l'Algérie», a déclaré l'imam. Dans une oraison funèbre prononcée en présence des deux filles du défunt et de ses proches, Mikhail Chebel a affirmé que son père, qui avait refusé à deux reprises la proposition de nationalité française faite par les présidents Jacques Chirac et Nicolas Sarkozy, avait toujours porté l'Algérie dans son cœur et était un défenseur de l'islam à travers le monde. «L'Algérie peut être fière d'avoir enfanté pareil fils», a déclaré le ministre de la Culture, Azzedine Mihoubi, en soulignant que Malek Chebel «était un frère, un ami et un penseur ayant la stature des grands à qui nous disons aujourd'hui adieu». Pour Ahmed Louchi, ami du défunt, Malek a toujours été un lecteur passionné. Un jour, se rappelle-t-il, Chebel avait trouvé dans son bureau un ouvrage de sociologie appartenant à un tiers et, ne pouvant se le faire prêter, il était alors resté au bureau de 13h à 19h pour en finir la lecture. Chebel était simple et aimait toujours passer ses vacances à Skikda, où il fut le premier à introduire le sport de la planche à voile, témoigne sa cousine, Hayat. A chacune de ses visites à Skikda, il arpentait avec ses vieux amis les ruelles et marchés de la cité, a souligné Abdelkader Nettor, enseignant universitaire et ami du défunt. Préoccupation Malek Chebel voulait contribuer, par ses études, à voir l'Orient et l'Occident s'éloigner des «lieux de confrontation», où les extrémistes veulent les conduire. Par sa capacité inouïe de travail, par sa persévérance et par sa constance, il a réussi à pénétrer le cercle restreint des écrivains. «‘'Tout Malek Chebel intellectuel'', s'est construit hors du système académique. Malgré la «police de la circulation des idées » (lire à ce propos Les Intellocrates, de Patrick Rotman), par sa capacité inouïe de travail, par sa persévérance et par sa constance, il a réussi à pénétrer le cercle restreint des écrivains qui comptent. Cette société a ses rites, ses codes, ses totems… Elle a fini par l'accepter et lui ouvrir son univers», affirme Hichem Ben Yaïche, rédacteur en chef pour le groupe international ICPublications (éditeur de plusieurs revues spécialisées, dont Le Magazine de l'Afrique). Hichem qui est tunisien s'est établi en France, où il a connu Malek Chebel, c'est un ami cher à son cœur, avec lequel il partageait l'amour de l'Algérie. Pour Hichem, Chebel était sans conteste l'homme de la situation : «Répondant au besoin d'expertise sur l'islam, Malek Chebel était au bon endroit, au bon moment. N'était son rythme de production – un ou deux livres par an – il n'aurait pas perduré longtemps. Cet aspect est trop souvent méconnu. Sa préoccupation première, expliquer l'islam et le monde arabe aux Français. Ce choix a beaucoup pesé dans la perception de la démarche de cet intellectuel par les Arabes et les Algériens», explique-t-il. Puzzle Il rappelle également que Malek Chebel avait mis une certaine distance avec «son pays d'origine, il voulait rester distant et neutre par rapport au système politique. Il ne voulait pas se faire instrumentaliser. Il tenait à ce choix. D'où les incompréhensions et ce ‘froid' — qui n'était, en fait, qu'un trompe-l'œil — entre le public et lui. A force de le lire, les gens ont fini par mieux le comprendre ainsi que sa démarche. C'est qu'au départ, Malek Chebel n'avait pas consacré le temps nécessaire aux lecteurs arabophones. Ce n'est que plus tard qu'il s'était penché sur leur champ de vision. Il voulait d'abord consolider son assise et son œuvre pour s'ouvrir à lui. Il faut restituer tous les éléments du puzzle pour comprendre la cohérence de cet homme parti trop tôt», affirme Hichem Ben Yaïche. On pourrait croire qu'un homme dont l'œuvre dépasse trente livres n'avait pour conflits intérieurs que ces interrogations sur le monde actuel. Pourtant, Hichem Ben Yaïche replace les choses dans leur contexte en soulignant que Malek Chebel «a été marqué par l'absence du père. Vivre ce statut d'orphelin, pendant ses années d'enfance, c'est affronter un monde hostile. Doté d'une capacité de survie extraordinaire, Malek, qui avait une conscience aiguë de son être, n'avait de cesse de maîtriser son environnement immédiat pour exister, pour apprendre et pour évoluer. Dès l'internat, à Constantine… Dès ces années-là, il s'était forgé une discipline de fer : travailler et exploiter le temps et s'en faire un allié pour avancer sur le chemin du savoir. Cette règle de vie était devenue une seconde nature. Un élément consubstantiel de son être», précise-t-il. Initiés L'autre révélation de Ben Yaïche sur Chebel est «l'autre dimension peu connue : il n'était qu'arabophone. Le français n'était qu'une deuxième langue. Sitôt arrivé en France, il s'est mis à apprendre par cœur le dictionnaire ! Il a réussi à s'approprier cette langue, ce qui a fait sa force. A ses débuts d'essayiste, le niveau de son langage était, pour ainsi dire, inaccessible, tant il rivalisait dans l'emploi de mots savants. Au fil des ans, et grâce à l'accompagnement de ses éditeurs – notamment Claude Durand, ancien patron de Fayard – il a réussi à entrer dans l'univers du grand public et de la vulgarisation. Et ce fut le succès. Malek Chebel avait très vite compris le pouvoir des médias. Cette médiatisation l'avait définitivement sorti de la confidentialité des cercles d'initiés. Où ne perdure pas qui veut : il faut écrire – c'était un auteur prolifique – et savoir bien parler. Il avait appris à manier cet outil à merveille». On se demande souvent comment faisait Chebel pour avoir toujours une réponse à ses détracteurs. «Face au détournement sectaire de l'islam par une minorité, face à un extrémisme étranger à la religion musulmane, son idée était de structurer le propos autour de l'‘islam des lumières'. Malek Chebel était à l'épicentre de ce combat pour démolir les arguments des sectes qui instrumentalisent l'islam pour défendre des thèses nihilistes. Son œuvre sur cet islam pacifique, tranquille et d'ouverture, est devenu un talisman pour les milieux journalistiques. Malek avait la bonne intuition de sentir ce danger», témoigne Hichem Ben Yaiche. Lumière Pour le sociologue et écrivain algérien Ismail Bensafi, l'œuvre de Chebel se compléte dans la création, en 2013, de sa revue Noor : «Le monde a besoin des discours de Maleck Chebel, car il remet dans son contexte tous les stéréotypes sur le monde arabe, sur l'islam et les musulmans… Il était à lui seul le porte-parole de millions de musulmans qui ont presque cessé de réfléchir depuis des siècles», affirme-t-il. «La revue Noor est sensible au dialogue, inondée de lumière savante !» Les réactions à l'étranger, en particulier en France, n'ont pas cessé depuis l'annonce de son décès. «Malek Chebel, c'était l'islam des lumières et la modernité. Son œuvre dit quel doit être notre ouvrage : bâtir l'islam de notre temps», a écrit sur le réseau twitter le Premier ministre français, Manuel Valls. Si pour certains, Malek Chebel a cassé des tabous, pour d'autres il a surtout fait connaître un «islam puisé dans le bon sens», comme le souligne Ismail Bensafi. «Même si on n'est pas musulman, lire Chebel permet de comprendre ce qui se passe dans le monde arabe et musulman. Le rapport entre l'islam et notre époque, et plus que tout, le monde face à plus d'un milliard de musulmans… pas forcément arabes !» conclut-il.