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Saison violente
Extraits. Un roman d'Emmanuel Roblès
Publié dans El Watan le 14 - 06 - 2007

Depuis des jours, nous complotions à ce sujet, très exactement depuis que le vieux Brahim ne mettait plus les pieds dans notre quartier. Le vieux Brahim était marchand de miel. Nous avions l'habitude de le voir passer, grand, maigre, son bidon de fer à la main, escorté de trois ou quatre abeilles, très digne dans sa djellaba immaculée, avec sa belle barbe blanche de prophète et son turban vert, signe qu'il était hadj et avait accompli le pèlerinage de La Mecque. Il faisait partie des figures familières avec le rémouleur, le chevrier, le marchand de poissons aux avant-bras tatoués. Nous l'aimions. Quand il venait à la maison, nous échangions en arabe de belles formules de courtoisie qui me ravissaient, pleines de bénédictions et de louanges à Dieu. Parce qu'il ne lui présentait pas la preuve qu'il payait on ne sait quelle taxe municipale (et comment Brahim, illettré, aurait-il su ce genre d'imposition ?), un matin, l'agent de police Ortéga, tout en l'insultant, avait, d'un coup de pied, vidé tout le contenu de son bidon de fer dans le caniveau. Les témoins avaient vu le grand vieillard se couvrir le visage des deux mains avant de repartir avec une douleur poignante. Scandalisés, révoltés, nous avions décidé de punir l'agent de police Ortéga à la première occasion favorable. Notre société, nous le savions d'instinct, se fondait sur un ordre qui méprisait le vaincu, le faible, le pauvre, et leur déniait toute véritable humanité. Or nous étions formés à une morale ouvrière qui, spontanément, nous unissait contre l'oppresseur, nous faisait solidaires de sa victime, de sorte que l'agent de police Ortéga, pour chacun de nous, était devenu un ennemi personnel, un outrage permanent. Nous crachions parfois sur son passage. Nous rêvions de le capturer, de le tenir à la merci, de l'enduire de miel et de le livrer aux fourmis rouges comme nous l'avions vu pratiquer dans certains films. Tandis que j'épongeais le sol, Fred m'exposait en détail son projet. Il parlait sans presque faire de gestes, d'une voix égale avec, parfois, une expression de malignité. Son idée ? Utiliser nos lance-pierres, que nous appelions des stacks, et que nous fabriquions nous-mêmes avec des lanières de caoutchouc aussi épaisses que le doigt. Dans les grandes circonstances, nous les armions avec des billes d'acier tirées de roulements à bille volés dans les garages. Fred m'apprit qu'en mon absence on avait opté pour les billes d'acier et que l'attaque aurait lieu à partir d'une maison abandonnée, refuge occasionnel des amoureux et des clochards, qui offrirait aux assaillants les meilleures conditions d'embuscade et de retraite. Malade ! J'en étais malade ! A cause de cette indisponibilité, j'allais manquer une aventure exceptionnelle. J'en oubliais la crise déclenchée la veille par ma mère. Je redevenais un animal d'affût, une créature de combat, bourrée de force agressive. (...)
Ce soir-là, dès que je pénétrai dans sa boutique, Sarcos se laissa tomber du haut tabouret sur lequel il se tenait toujours, perché derrière son comptoir, pour venir sur moi en ramant de sa béquille. Je vis dans son œil une lueur inhabituelle.
Te voilà, toi ? Mais on te cherche partout !
Qui me cherche ?
Les flics !
Qu'est-ce que j'ai fait ?
Tu n'étais pas rue d'Azov au début de cet après-midi ?
Non.
C'est sûr ?
Absolument !
Tant mieux. Parce qu'ils sont chez toi. (...)
La ferme ! dit l'homme-au-canotier, de plus en plus hargneux, et il leva la main pour me frapper. Ma mère me protégea aussitôt de son bras :
Vous n'avez pas honte ! Si vous le « tapez » encore, vous allez voir !
Qu'est-ce que je vais voir ? Hein ? Fais attention, dit l'homme d'un ton mauvais, tu n'as pas le droit de me parler comme ça !
Et vous ? Vous avez le droit de « taper » un enfant ? Et un enfant qui n'a rien fait ? (Modestement « l'enfant » baissait la tête, comme tout innocent accablé.) Est-ce que, oui ou non, vous avez le droit ? Est-ce que, oui ou non, on est en République ? Vous le traitez pire qu'un Arabe ! Elle disait juste dans sa simplicité ! Eussé-je été un Arabe que le traitement eût été différent, compte tenu que le statut de la République ne s'appliquait en rien aux autochtones, sujets français, non citoyens, livrés à l'entière et absolue discrétion de l'autorité coloniale. Mais l'homme-au-canotier s'était penché vers moi pour me regarder dans les yeux comme s'il voulait m'hypnotiser, et je vis de près ses iris bleuâtres, son front mouillé, je sentis son odeur de tabac, de sueur.
Tu ne vas pas me soutenir que tu ne sais pas, au moins, qui a attaqué cet agent ? Il avait parlé d'une voix basse, confidentielle, apparemment pour me convaincre qu'il était inutile de nier ce point, que cela restait évident. Encore un changement de ton pour ajouter :
Si tu le sais, ton devoir est de nous le dire. Vu ! Ainsi il renonçait à m'accuser de participation directe à l'attentat. Progrès indéniable. Je perçus toutefois dans le « chœur antique » une immobilité nouvelle. Seuls les yeux papillotaient dans les visages des vieilles, minuscules signaux optiques. Le second chat, lui aussi, se leva, partit, comme incapable, subitement, d'en supporter davantage. Je mentis avec aisance. A présent, j'entrais de plain-pied dans le théâtre, je « sentais » merveilleusement mon rôle :
Non. Je ne sais rien, dis-je avec la conviction la plus évidente. Je ne savais même pas qu'on avait attaqué un agent.
Tu veux me faire avaler ça, dis ? Tu veux ? Tout le quartier est en révolution et tu ne sais rien ?
En revenant chez moi je n'ai vu que le buraliste. Il m'a dit de rentrer tout de suite. Vous pouvez le lui demander !
Sarcos ? Ce communiste ? Et tu veux que je me fie à ce type ? (S'il récusait un à un tous mes témoins, alors j'étais sans alibi !) Sa colère était comme figée, et ses yeux de verre gris me regardaient intensément, sans ciller.
Vide tes autres poches, dit-il. Allons, vite ! J'obéis sans me presser, sortis un canif à deux lames, un crayon, une photographie et quatre pièces de dix centimes. Pour mes dépenses personnelles, je gagnais cet argent en ravitaillant en eau les ménagères et en rentrant le bois du boulanger. L'homme-au-canotier déplia la photographie de deux visages découpée, sans sa légende, dans un journal.
Qu'est-ce que c'est ?
Nungesser et Coli. Deux mois plus tôt, en mai, à bord de leur « Oiseau blanc », les deux aviateurs s'étaient perdus dans l'Atlantique. En réalité, le document représentait Sacco et Vanzetti, menacés d'exécution aux Etats-Unis. D'instinct, mon personnage d'innocent m'avait inspiré ce mensonge, de même qu'il m'incitait à ne pas le commenter, à ne pas insister. Pour prouver son zèle, l'agent me prit par la nuque, explora mes poches et je sentis ses gros doigts le long de mes cuisses. Non, je n'avais rien « oublié ». Cependant, cette fouille parut offenser ma mère qui s'écria :
Est-ce que vous avez le droit ?
Nous avons tous les droits, dit l'homme-au-canotier, sans cynisme, d'un ton lointain, un peu comme pour lui-même. Rêveusement il déplia une seconde fois la coupure de journal, regarda la photographie, la déchira, en dispersa les fragments d'un geste las. Lui aussi était dans le théâtre. Devais-je protester ? Non, l'authenticité de mon personnage requérait un sourire amer. Je l'esquissai.
Ne te fous pas de moi, dit l'homme-au-canotier, mais d'un ton d'ennui, un peu traînant, comme si, à la fin, l'absurdité de toute cette scène l'excédait. (...)
L'automne à Oran est la saison claire, plus claire que le printemps, toujours traversé de nuages. La lumière s'accorde alors à l'âpreté des collines et des falaises. Eteints, les vastes incendies de l'été. Le ciel n'est plus qu'une seule dalle d'un bleu laiteux qui, le soir, vire tout entier au vert. En octobre, je repris mes cours au collège Ardaillon. On disait l'EPS, un sigle qui m'a toujours rebuté. Nous avions tous revêtu le pantalon long, coiffé la casquette à visière de cuir et chaussé des souliers. Je parlerai plus loin de mes professeurs mais je veux dire ici combien m'était pénible ce passage de la liberté entière à la discipline des cours. Pour faciliter cette reconversion et compenser les heures de contrainte, nous flânions longuement après la classe dans le quartier arabe. Aux jours de réjouissance, sur la grand-place de terre battue entourée d'échoppes, de boutiques, de cafés, de bains maures, nous déambulions entre les groupes d'acrobates marocains, de conteurs, de barbiers-arracheurs de dents, de montreurs de singes, de charmeurs de serpents, de marchands d'épices dont les éventaires parfumaient le soleil. Nous allions, de la même manière, au quartier juif, derrière le théâtre, quartier tout aussi pauvre et tout aussi gai cependant, comme si la pauvreté n'excluait jamais la joie de vivre. Dans la rue principale se tenait un marché permanent d'étoffes, de bonneterie, d'ustensiles de ménage et aussi de fruits et légumes. Ici nous chapardions, et toujours les mêmes produits, des oranges, des dattes, des bananes, des mandarines. Fred, notre meilleur spécialiste, avait une dextérité que nous admirions et qui ne le trahissait jamais. Moins habile le Toni, lui, se faisait parfois « accrocher ». Injures, imprécations, menaces. Cela faisait partie du jeu. En contrebas de ce quartier, commençaient les rues chaudes mal orientées, sombres, et, à certaines heures, silencieuses. Marco, Fred, le Toni et moi, fringants comme les Mousquetaires, aimions à nous presser devant un huis, à appeler obstinément rien que pour voir s'ouvrir le judas, s'y encadrer le visage de la portière et nous entendre dire avec plus ou moins de bonne humeur d'aller « téter du lait ailleurs » ou autre formule aussi plaisante. Une fois, une seule fois, et parce que les pensionnaires étaient parties en calèche pour la visite médicale, un de ces Cerbères nous permit de pénétrer jusque dans le grand salon. Celui-ci sentait la Javel et s'ornait de plantes vertes, de miroirs ; il eût fallu beaucoup d'imagination pour peupler un décor aussi banal de visions enchanteresses.


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