La voix de l'avocat, profonde et passionnée, emplit la salle du tribunal, comme une musique. «Si les hommes naissaient directement de la terre, messieurs, l'on pourrait dire que la terre fait germer le crime dans certains endroits et l'olivier en d'autres. Mais les hommes naissent des hommes, c'est donc que le crime est dans l'homme, qu'il naît en lui, grandit avec lui et que notre terre de Calabre ne porte pas le germe de ce crime. Seule la coutume, elle aussi née de l'homme, veut que la vengeance se transmette au dernier survivant. C'est une règle, un dogme, une loi, chez nous. Puisque le désir de vengeance existe dans le cœur de l'homme, c'est à la société de le considérer comme naturel et d'en accepter les conséquences. Lutter contre cet instinct est de l'hypocrisie intellectuelle, et punir cet instinct est un encouragement à le perpétuer, car... messieurs, la justice que vous allez rendre n'est que le reflet d'une vengeance collective, contre un individu isolé, qui a troublé l'ordre public. «Je vous vois, je vous observe un par un, jurés chargés de punir cet homme. Vous êtes de la même race que lui, nés sur la même terre, et si demain l'un d'entre vous tue la femme, le frère ou l'ami, vous agirez comme Francesco Acciardi. Vous vous armerez de vengeance, jusqu'au dernier survivant. C'est pourquoi, messieurs, je vous récuse moralement. Vous n'êtes pas en droit de juger un frère qui vous ressemble. Cela reviendrait à vous juger vous-mêmes. Et aucun jury en ce monde ne pourrait juger Francesco Acciardi sereinement. Car il faut avoir vécu la vie de cet homme pour comprendre ses actes. Il faut être né ici, sur la terre calabraise, et respirer l'air du pays pour reconnaître en lui un frère de sang, Alors notre terre, finalement, est peut-être responsable des crimes qui se déchaînent au-dessus d'elle. Cette terre maternelle qui accueille au profond de ses entrailles la dépouille de ses enfants morts, pour les rendre à la poussière éternelle. «Jugez cet homme, condamnez-le et vous vous condamnerez vous-mêmes, vous condamnerez celui qu'il a tué, lequel avait tué lui-même un autre qui avait tué avant lui. Et vous savez, messieurs, que vous faites partie de cette chaîne sans fin, dont Francesco Acciardi n'est qu'un maillon comme les autres !» Belle envolée du jeune avocat calabrais, en cette salle de tribunal vétuste de l'arrondissement d'Aprigliano. Bouche bée sur leur banc, ces messieurs du jury approuvent, même s'ils n'ont pas compris toutes les subtilités du langage, les métaphores et autres approximations d'une morale bien de chez eux. C'est pourquoi ils ne condamneront Francesco Acciardi, leur frère de sang, qu'à seize ans de prison, et non à la peine de mort, pour le meurtre d'un fermier. Ce fermier a déshonoré sa sœur, et il ne l'a pas fait par amour, mais pour se venger d'un oncle de Francesco, qui avait déshonoré sa mère... Ne remontons pas trop loin dans l'histoire de Francesco, que seule la mémoire calabraise peut enregistrer sans faille. Cette chaîne dont parlait l'avocat, il faut en saisir un maillon, à une époque donnée. Le maillon sera Francesco, condamné en 1919 à seize ans de prison, et dont la carrière vengeresse ne fait que commencer. Francesco Acciardi a refusé d'être mobilisé en 1914 et s'est réfugié dans la forêt calabraise. En 1915, les carabiniers l'attrapent enfin et lui donnent le choix : «Ou tu vas en prison, ou tu acceptes l'uni-forme de l'armée italienne pour combattre l'ennemi au front.» Francesco choisit le front, s'y bat, on le décore, on lui verse une pension et, lorsqu'il rentre au pays, dans la foulée de son héroïsme forcé, il venge l'honneur de sa sœur et se retrouve en prison pour seize ans. (A suivre...)