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Il y a 18 ans : l'odieux massacre de Bentalha.
Publié dans Le Quotidien d'Algérie le 22 - 09 - 2015


Une nuit d'horreur à Bentalha
Le 22 septembre 1997, à la tombée de la nuit, des assaillants en armes venaient porter la mort à Bentalha, une banlieue éloignée d'Alger, décimant les habitants avec méthode et cruauté, ruelle par ruelle, maison par maison, laissant derrière eux quelque 400 victimes. L'armée, stationnée à proximité, se garda d'intervenir. Sous le titre « Qui a tué à Bentalha ? » (éditions La Découverte), un survivant de ce massacre, Nesroulah Yous, raconte ce que fut cette nuit de cauchemar. Avec une quasi-certitude : ce massacre ne fut pas l'oeuvre de groupes islamistes. Comme en témoignent les extraits de ce récit parfois insoutenable, le soupçon demeure quant à la responsabilité de l'armée algérienne
Le Monde daté du mardi 10 octobre 2000
Je somnole, bercé par le bruit du moteur de l'hélicoptère militaire qui, comme d'habitude, sillonne le ciel. On a tellement pris l'habitude de cet hélicoptère que souvent, on ne l'entend même plus. Je finis par m'endormir quelques instants en réfléchissant et en repensant à ce qu'avait, une semaine auparavant, prédit Mekati. Quand soudain d'épouvantables déflagrations me réveillent brusquement. Je regarde l'heure : il est 23 h 30.
Les explosions proviennent de la région proche des vergers. Sans m'habiller, je monte en trombe sur la terrasse. Je demande ce qui se passe. Personne ne sait. Les femmes et les enfants crient : » ça y est, ça va venir, c'est notre tour ! «
En fait, tout le monde sait ce qui se passe. J'essaie d'appeler Fouad dont la maison donne sur Haouch Boudoumi, mais ma voix est couverte par la sirène d'alarme de Tahar qui hurle à nous faire éclater les tympans. Je lui ordonne de l'arrêter le temps de rentrer en contact avec Fouad. Abdelkader, qui n'habite pas très loin de Tahar, m'entend et le supplie de l'interrompre. Il faut coûte que coûte savoir s'il y a une attaque et combien ils sont.
Fouad ne répond pas et les cris s'intensifient. Ils proviennent des habitations à côté des vergers au sud-est du lotissement (l'endroit par où étaient partis les militaires trois heures plus tôt). On entend : » Ils attaquent, ils attaquent ! Ils sont en train de tout massacrer ! «
Comment se fait-il que nous ayons été surpris ? Pourtant, nous sommes nombreux à monter la garde et nous aurions du être alertés dès l'arrivée des assaillants ! Est-ce le passage des militaires qui nous a induits en erreur ? Ce qui nous étonne, c'est qu'au moment où les premières bombes explosent, il y a des tirs de balles traçantes vertes et rouges du côté de » Pilote « , au sud de la cité des préfabriqués. Ce sont des tirs soutenus qui durent environ cinq minutes, et tout en provenant de différents endroits, ils sont orientés vers le poste avancé, situé à l'est, à l'entrée de Bentalha. Le ciel est vert et rouge.
Je veux croire que ce sont les militaires qui tirent. Je me dis que les patriotes ont entendu quelque chose de suspect et ont alerté les soldats embusqués. Ce sont certainement eux qui maintenant donnent l'alarme ou montrent leur position. Malheureusement, je me trompe. Les hurlements des victimes de l'attaque sont de plus en plus persistants et inquiétants. (.) Sur ma terrasse, les femmes et les enfants sont recroquevillés dans le coin du fond, sous une tôle d'Eternit qui en temps normal permet aux femmes de se retirer et de discuter sans être vues. Il y a la famille de Nassia composée de sept personnes, Salima, son mari et ses enfants, soit six personnes, et moi. Salima fait le va-et-vient de façon hystérique en tapant des mains. Elle se comporte toujours ainsi quand elle entend un bruit insolite, et il est difficile de la maîtriser.
Nassia me supplie de faire quelque chose. Sa fille Souhila, qui a à peine dix-huit ans, est prise d'une crise d'hystérie. Elle tremble sans retenue. Je vais vers elle, j'essaie de la réconforter en la serrant par les épaules et en lui disant doucement : » Ne crains rien, ils devront me tuer avant de te toucher. Les militaires vont arriver. «
Sa mère s'approche et me dit : » Ce sont les militaires qui vont nous tuer ! Tu n'as rien compris, ce sont eux qui vont nous tuer ! » La fermeté avec laquelle elle dit ces mots m'effraie un peu, mais pour le moment, il faut surtout rétablir le calme. (.)
Les assaillants sont à ce moment à l'est, de l'autre côté de la rangée de maisons. Tout à coup, j'en aperçois au niveau de la maison de Benyattou (n° 27), au bout du lotissement dans la rangée de Fouad. Je me dirige vers l'arrière de ma terrasse qui donne sur le centre de Haï el-Djilali en direction du grand oued. Je crains qu'on vienne nous attaquer de ce côté-là. Quelle n'est pas ma surprise quand je vois quatre ou cinq militaires en tenue de combat de camouflage claire, comme celles que portent les militaires de Caïd-Gacem, qui se déplacent du carrefour en direction des vergers. Un tas de questions me submerge, mais je n'ai pas le temps de m'y attarder, déjà mon attention est attirée par un autre événement.
J'entends le bruit d'un moteur. (.)
J'essaie une fois de plus d'appeler Fouad, parce que nous ne savons toujours pas ce qui se passe au juste. Je crie son nom plusieurs fois, parce qu'il faut qu'on sache combien sont les assaillants. Apparemment, ils sont très nombreux. Je vois des gens fuir dans la ruelle, en bas de chez moi. Ils crient : » Ils attaquent, ils égorgent tout le monde ! » Certains hurlent : » Ils ont tué tout le monde dans la maison de Saïd ! » Saïd habite l'une des premières maisons au bord des vergers. Soudain, je vois un jeune homme sauter de la maison de Ali Djidjli, la troisième en face de la mienne. Il remonte la ruelle vers ma maison. Il crie ce que crient tous : » Ils sont en train de tuer tout le monde ! » Sur le moment, je pense que c'est Fouad. J'apprendrai plus tard que c'est l'unique rescapé de la famille Djidjli, qui a pris la fuite lorsque les assaillants ont pénétré dans la maison et commencé à tuer. Les tueurs, à ce moment-là, sont donc très proches de chez nous, mais nous ne les avons pas encore vus dans notre ruelle. Pensant que c'est Fouad qui fuit, je n'ai plus tenté de l'appeler. (.)
Arrivés à la terrasse, Nassia me supplie de quitter les lieux. Moi, je veux d'abord comprendre ce qui se passe avant de prendre une décision. Je ne sais pas quoi faire : d'un côté, il y a ces militaires au carrefour qui n'inspirent pas confiance, de l'autre, les assaillants qui se rapprochent. Je continue d'inspecter le voisinage, quand tout à coup je remarque deux sentinelles du groupe armé au bout de la rue transversale devant la maison de Benyahia (n° 1). Il doit être 23 h 45. Je comprends que nous sommes encerclés et que nous ne pouvons rien faire d'autre que de rester regroupés sur ma terrasse et d'attendre l'intervention des militaires. (.)
De nouveau, il y a des coups à ma porte. C'est Abdelkader Menaoui et sa famille. Il faut faire vite, c'est la course contre la mort car les tueurs sont à leurs trousses. Mais paradoxalement, les assaillants ne se pressent pas. Ils tirent quelques coups de feu, mais leurs balles n'atteignent pas leurs cibles. Toute la famille s'échappe, du vieux père de 75 ans à la petite-fille de trois mois. Ils sont plus d'une vingtaine, il n'y a presque que des femmes et des enfants. Abdelkader est lui aussi pieds et torse nus. Quand elle voit arriver tout ce monde, Nassia me sermonne : » Mais tu vas nous faire tuer ! Tu es fou de laisser entrer tout le monde ! » (.)
Je me penche vers la rue et je vois une famille accourir. Les femmes tentent de se sauver, portant leurs bébés, tirant leurs enfants, hurlant et suppliant Dieu de les aider. Au bout de la rue, au sud, surgissent ceux qui les poursuivent. La cavalcade est vaine, des gaillards postés de notre côté sont là pour les intercepter. Ils s'emparent du seul homme, le ceinturent et ordonnent aux femmes et enfants de passer sous la dalle. J'entends des supplications, des sanglots et des gémissements puis des cris stridents, suivis finalement du souffle de personnes qu'on égorge.
Quelques jours après, j'aurai l'occasion de parler à cet homme, qui a réussi à leur échapper. Il me racontera qu'il a été forcé à regarder comment toute sa famille y passait et qu'au moment où lui-même devait être égorgé, il réussit à se défaire de l'étreinte des tueurs et à fuir. (.)
Messaoud habite au coin de notre rue au sud. De sa maison, il a tout vu : les assaillants sont plus de deux cents, ils ont commencé par attaquer la maison de Saïd, et nul n'en a réchappé.(.)
Il faut tenir jusqu'à l'arrivée des militaires. Messaoud est décidé à se battre. Je referme donc la porte sur lui. Mais avant de monter, je vais dans le garage, accessible de l'intérieur, et je prends le jerrican d'essence et quelques bouteilles prévues pour la fabrication de cocktails Molotov. Je retourne sur la terrasse et je remets le bidon au jeune Amine, qui verse aussitôt l'essence dans des bouteilles préparées pour la circonstance. Elles contiennent des gravats et du sable. J'entends toujours le moteur de l'hélicoptère qui tourne et la sirène de Tahar qui n'arrête pas de hurler. Il doit être minuit. (.)
Soudain, de nombreuses balles traçantes rouges et vertes sillonnent le ciel. Elles sont lancées entre notre lotissement et celui de Haouch Mihoub. L'espoir de voir venir le groupe de militaires qui a traversé notre région se ravive. Je veux croire qu'il est resté embusqué dans le terrain vague près de la cité des préfabriqués et mène maintenant le combat contre les assaillants. Ce n'est qu'une brève illusion, car de la ruelle venant du petit oued en face de chez moi, je vois sortir de l'obscurité, d'un pas déterminé, une cinquantaine de tueurs bien armés. Ils ont des fusils mitrailleurs, des Seminovs et des fusils de chasse à deux coups. Ils se rassemblent sous la dalle en face de ma maison et tirent sur nous avec des armes semi-automatiques au coup par coup. Les uns sont en tenue de combat sombre, ressemblant à celle des ninjas, les autres sont en kachabia, certains portent des cagoules, d'autres des barbes. Je ne sais pas pourquoi, à aucun moment je n'ai cru que c'étaient des islamistes. On me demandera plus tard ce qui m'avait fait penser que ce n'étaient pas des islamistes. Je crois que certaines barbes et certains cheveux étaient artificiels.
La situation devient de plus en plus critique. L'étau semble se resserrer sur nous lorsque quelques-uns du groupe nous aperçoivent sur la terrasse et se mettent à crier : » Regardez, ils sont là, ils sont nombreux ! » (.) Ce sont surtout les chefs qui parlent, crient et donnent des ordres. À un certain moment ils sont sortis du groupe et se sont mis en avant ; je crois me souvenir qu'ils étaient cagoulés. Mais celui qui est du côté du pilier ne porte pas de cagoule et arbore une longue barbe ; il porte une tenue de combat bleu sombre, ce qui est inhabituel puisque généralement les barbus portent des kachabias. Il y en a surtout deux qui parlent à haute voix et nous insultent en nous disant : » On va tous vous égorger, tout le monde y passera, sans pitié ! C'est notre devoir. «
Je vois de nouveau une famille s'enfuir dans la rue. Elle est prise au piège. Les hommes armés empoignent les victimes qui résistent à peine et les traînent sous la dalle. J'entends les implorations, les pleurs d'enfants puis les cris stridents et enfin le râle de certains dont la gorge est tranchée. Je ne peux les voir, car il y a de plus en plus d'assaillants regroupés à cet endroit. Ce n'est que le lendemain que je découvrirai toute l'horreur qui s'est déroulée à quelques mètres de ma maison.
Au loin, sur le grand boulevard de Bentalha, des lumières de phares s'allument soudainement et attirent notre attention. Je reconnais les blindés de l'armée, les BTR. (.)
Menaoui continue à tenter de convaincre les assaillants de notre innocence, tandis que moi, je me tiens derrière un pilier en béton et je ne dis pas un mot. J'essaie de comprendre ce qui se passe, de prévoir ce qu'ils vont faire. Menaoui poursuit sa harangue : » Pourquoi s'en prendre à nous, qu'avons-nous fait ? On ne vous a rien fait ! Allez plutôt voir les militaires, ils sont à peine à cent mètres ! Allez les combattre au lieu de vous en prendre à nous ! «
C'est comme s'il avait appuyé sur un bouton. Les chefs, que nous apercevons plus clairement maintenant, nous lancent d'un ton triomphant et haineux : » Les militaires ne viendront pas vous aider ! Nous avons toute la nuit pour violer vos femmes et vos enfants, boire votre sang. Même si vous arrivez à nous échapper aujourd'hui, nous reviendrons demain pour vous faire la fête ! Nous sommes ici pour vous envoyer chez votre Dieu. «
Je suis à la fois offusqué, troublé et conforté dans mon sentiment qu'il y a quelque chose qui cloche chez ces individus. Je ne sais pas très bien qui sont ces monstres en face de nous. Je veux bien croire que ce sont les terroristes dont on nous rebat les oreilles, mais j'en doute de plus en plus. Et s'affermit en moi la conviction qu'il ne s'agit pas d'islamistes : il n'y a que les militaires pour blasphémer de la sorte. C'est quand le groupe posté sur la dalle tire que j'envoie mon premier cocktail Molotov, mais je n'arrive pas à les atteindre. Il se fracasse sur la route. De là où je me suis caché, je ne vois pas très bien ce qui se passe en bas. Je décide de descendre au premier étage pour observer les choses de plus près. En remontant, je découvre que Salima, qui ne cesse d'arpenter de long en large la terrasse, se tient l'épaule de la main droite. Elle vient d'être touchée, ainsi que le fils de Messaoud, qui s'écroule en gémissant. Les balles sifflent et je me jette à terre, ordonnant aux autres d'en faire autant. Je rampe jusqu'au blessé. Le fils de Messaoud a du mal à respirer, je demande aux femmes de s'en occuper et de lui mettre un morceau de tissu pour éviter l'hémorragie. Salima n'est pas gravement atteinte, son fils Abdelkader, âgé de huit ans, la supplie de se coucher. Elle ne l'entend pas et continue à faire les cent pas en parlant toute seule. Son autre fils, Amine, me passe les cocktails Molotov, que nous allumons et balançons de la terrasse en direction des assaillants. La première bouteille d'Amine s'écrase juste en bas dans la ruelle. L'autre atterrit plus loin et nous permet d'avoir un peu de répit. Nous jetons tout ce qui se trouve sur la terrasse : parpaings, briques, pierres, tuiles, etc. (.)
Nous ne cessons d'espérer que du secours viendra. Pendant un court instant, à l'arrivée des blindés, je crois que nous sommes sauvés. Mais quand j'entends l'un des tueurs crier : » Nasro, tu ne nous échapperas pas « , c'est comme un coup violent en pleine poitrine et, instinctivement, je comprends que nous n'aurons aucune aide et que nous ne pouvons compter que sur nous-mêmes. (.)
Maintenant, il faut faire vite et déguerpir. (.) Tout d'un coup, je vois arriver les assaillants dans le jardin de M'hamed. Salima y est, elle n'avait pas voulu nous suivre. Elle est là, blessée, une grande tache de sang sur sa poitrine et n'essaie pas de s'échapper. Elle savait que si elle était agressée, elle ne saurait se défendre. Elle m'a souvent dit qu'elle préférerait mourir que de vivre cette angoisse. Un homme la tire par le bras et lui ordonne de le suivre. Il la traîne du côté d'un mur et je ne peux plus les voir. Elle veut en finir et le supplie de la tuer. J'entends Abdelkader, son fils, pleurer et crier : » Maman, maman ! » Puis des coups de machette, et puis plus rien.
Le groupe armé qui se trouve dans le jardin de M'hamed m'aperçoit sur le mur. L'un d'entre eux dit aux autres : » C'est Nasro, il s'échappe ! » Un autre hurle : » Il faut le prendre vivant ! Je le veux vivant ! «
Ils pointent leurs mitraillettes et j'entends les balles siffler autour de moi. Je n'ai pas le temps de réaliser ce qui se passe, je perds l'équilibre et je tombe dans la ruelle de l'autre côté du mur d'une hauteur de 2,40 m. Mon pied nu atterrit sur une pierre. Une douleur intense me foudroie. La jambe enfle tout de suite. Je vois les femmes et les enfants s'enfuir dans la rue, d'autres remontent dans la maison de Warda quand mon regard se voile. Je perds connaissance.
J'ignore combien de minutes se sont écoulées, mais quand, à même le sol, je reprends conscience, je suis tout seul dans la rue déserte. J'ai du mal à me relever et je commence à grelotter. Il ne fait pas froid, mais je me sens glacé. J'aurai froid toute la nuit, et j'aurai froid pendant toute une année. (.)
Pour la première fois, je réalise que j'ai peur. Je ne veux pas mourir. (.) Les assaillants étaint tout près quand nous avons fui. À ce moment précis, je vois les femmes regroupées debout dans le coin à droite de la terrasse de Warda. Des ombres sombres s'avancent vers elles. Je vois des silhouettes sur la buanderie et je crois reconnaître celles d'Amine et Ramdane. Un des éléments du groupe se dirige vers eux et leur tend la main pour les inciter à descendre. Je l'entends dire : » Descendez, n'ayez pas peur, je jure qu'on ne vous fera pas de mal ! » Les silhouettes d'Amine et les autres restent figées un moment et soudain se jettent derrière la maison, dans le vide. Mon cour va s'arrêter !
Pourtant, je ne suis pas au bout de l'horreur. L'assaillant revient vers le groupe qui encercle les femmes et les enfants. On entend les cris et les pleurs, les femmes se serrent les unes contre les autres, leurs enfants entre les jambes ou dans les bras et certaines bousculent les agresseurs. Quelques-uns d'entre eux empoignent des femmes pour les séparer du groupe, je suppose que ce sont celles qu'ils enlèvent. Certaines femmes se battent avec eux comme des lionnes pour protéger leurs filles. Celles qui ne veulent pas suivre les criminels sont exécutées à coup de hache ou posées à même le sol pour être égorgées. Les femmes crient : » Ne nous égorgez pas ! S'il vous plaît, tuez-nous avec vos balles, ne nous égorgez pas ! «
Ils tirent les enfants avec une agressivité extrême et les jettent par-dessus la terrasse, et tout d'un coup, je vois l'un des tueurs arracher un enfant accroché à sa mère. La femme tente de le serrer contre elle, mais il la frappe avec une machette. Il prend l'enfant par le pied et en faisant un demi-tour sur lui-même, lui cogne la tête contre un pilier de béton. Les autres en font autant, ils sont pris d'un rire frénétique. Je ne supporte plus ce spectacle et je me cache la tête entre les mains.
Soudain, je suis attiré par des mouvements à gauche, au carrefour de la rue dans laquelle nous nous trouvons. (.) Un petit groupe d'assaillants arrive, tirant un jeune homme qui parle à voix haute. Je reconnais » Chocolat « , le jeune frère de El-Hadj, un handicapé mental. Le groupe a l'air de bien s'amuser. L'un d'entre eux l'enlace et lui lance des plaisanteries. Il leur dit d'aller se faire foutre et d'arrêter le massacre. Tout le monde rit. Ils mettent le feu à une voiture stationnée à l'endroit même et certains veulent le jeter dans les flammes, mais l'un d'eux l'empoigne et lui coupe un membre, puis un autre. Les cris de la pauvre victime déchirent la nuit et sont indescriptibles. Nous nous regardons pétrifiés par l'horreur. Je me bouche les oreilles, mais je ne peux dévier le regard.
Ils traînent la sour de » Chocolat » et le vieux père hors de la maison. Quelques-uns des assaillants se ruent sur elle et la violent à tour de rôle. Le père, attaché, est contraint de regarder la scène. Tous les deux seront tués peu de temps après. (.)
Ma tête va éclater, je n'en peux plus. Je commence à trembler. Le froid devient de plus en plus intense. J'ai de nouveau envie d'uriner. Le pantalon de mon survêtement est mouillé. À ce moment-là, je suis persuadé que je n'en réchapperai pas. C'est la fin du monde. Je me mets à parler à Dieu, j'en veux à Dieu : » Pourquoi, pourquoi, tant d'atrocités ? » Je me sens fatigué, vidé, vidé, j'ai froid et je n'ai plus aucune force. J'ai l'impression que tout souffle de vie s'échappe de mon corps. Je sens la mort proche lorsque je regarde vers le ciel, cet infini bleu-noir, et je m'adresse à Dieu. Et là, c'est comme une décharge électrique qui me secoue, je sens la peur reprendre possession de moi, je sens l'instinct de survie. Je ne veux pas abandonner, je veux vivre, je veux revoir mes enfants. Je commence à hurler comme les autres qu'il faut prendre une décision, qu'il faut se battre, qu'il faut continuer.
Les assaillants, eux, sont entraînés et ont un plan bien défini, tandis que nous, nous arrivons à peine à prendre une décision commune. Certains veulent descendre se battre, d'autres non. Nous perdons du temps alors que les tueurs se rapprochent de nous. (.)
Les voisins s'écrient les uns après les autres : » Les militaires arrivent ! Les militaires arrivent ! » Apparemment, ils ne sont pas très loin. Les assaillants aussi semblent déroutés et se retirent de la terrasse en face. Ça nous permet de souffler un peu. Mais les chefs, des brutes, arrivent en courant et hurlent aux éléments du groupe armé : » Continuez ! Ne vous laissez pas dérouter ! Prenez tout votre temps, les militaires ne viendront pas. Allez, au travail ! » Je demande l'heure à un vieil homme à côté de moi. Il me regarde, l'air perdu, avant de me répondre : » Il est 3 h 10 du matin. » (.)
Messaoud Belaïdi, qui était venu au début du massacre chez moi et était ressorti pour se battre se trouve là. Il ne bronche pas. Pendant un court instant, nous avons peur l'un de l'autre. C'est lui qui me reconnaît. Je rampe vers lui, il me demande de ne pas faire de bruit et de ne pas bouger. (.) Je pense que nous sommes dans les jardins des maisons de Mohamed Boulal et de Mohamed Tablati. Nous avons certainement dû y passer une heure, tous les deux, perdus, indécis et à l'écoute du moindre bruit insolite. On entend les cris des habitants qui en fuyant se font intercepter par les assaillants. Ces derniers leur demandent avec calme et fermeté de passer par tel endroit et de ne pas avoir peur. Je revois la scène que j'ai vécue quelques heures plus tôt en face de chez moi. Ils utilisent les mêmes procédés pour finalement égorger leurs victimes ou les massacrer à coup de hache. Nous entendons des hurlements et tout de suite la riposte, avec un mélange de rire et d'insultes de l'un des chefs du groupe armé.
Tout d'un coup, un cri déchire la nuit. Messaoud me prend le bras avoir force et je sens ses doigts s'enfoncer dans ma chair. Il se raidit. Il ose à peine me dire : » C'est mon fils, ils égorgent mon enfant ! » Le jeune homme hurle qu'il ne veut pas être égorgé et qu'il préfère mourir par balle, il supplie ses agresseurs de le tuer rapidement. Son père se tient la tête entre les mains, impuissant. Son fils avait entre dix-huit et vingt ans. (.)
Je ne sais pas comment, avec ces douleurs, je suis arrivé chez Arezki (n° 68). Je reste dans la cage d'escalier, dans le noir, près d'une demi-heure. Je suis complètement abasourdi, absent, comme dans un état second. Ce n'est que lorsque j'entends le bruit de voitures et de voix rassurantes dehors que je me réveille de ma léthargie et que je me traîne vers la terrasse pour voir ce qui se passe. Il doit être entre 5 heures et 5 h 30. Je vois des gens sortir les blessés et les morts des maisons. On évacue les cadavres de la maison de Warda. Ils sont méconnaissables : des gorges tranchées, du sang, du sang, du sang.
Je m'effondre là en sanglotant quand l'un des secouristes m'aperçoit. Il me demande de descendre de la terrasse. Je lui explique avec difficulté que je suis blessé, épuisé. Je ne sais pas comment je suis arrivé ici parce que toutes les issues sont bloquées. Un groupe de personnes ramène une grande échelle. En s'apercevant que celle-ci est trop courte, l'un d'entre eux demande du renfort. Ils se mettent à plusieurs pour la soutenir et pour permettre à l'un d'entre eux de m'aider à descendre. Arrivé enfin en bas, je m'assois sur le sol et j'attends. C'est là que j'apprends que Nassia est morte. (.) Une Simca 1100 arrive pour me transporter. (.) Je suis en vie, je suis en vie, le cauchemar est passé, mais qui est encore vivant ?
Dans la nuit, les habitants des quartiers voisins, de Baraki, de l'ancien Bentalha ou d'ailleurs avaient été alertés par les explosions de bombes, les balles traçantes, les cris et hurlements des victimes et étaient accourus immédiatement. À ce moment-là, les militaires et policiers avaient déjà déployé leurs effectifs sur le grand boulevard et empêchaient les gens d'intervenir. Ils ont attendu là toute la nuit ! Après des heures d'attente angoissante, ils n'ont plus supporté cette situation et ont forcé le barrage pour venir à notre secours. Ils étaient très nombreux et ce n'était que des civils. Il y a ceux qui sont venus à pied par-derrière entre 4 h 30 et 5 heures et les autres qui ont pris leurs véhicules à partir de 5 heures Pas un seul militaire, pas un policier, pas une ambulance : il n'y a que des civils, avec leurs voitures, venus pour nous aider.
À cette heure-là, il y a bien moins de bombes et de tirs, mais j'apprendrai plus tard que les assaillants sont encore dans le quartier au moment où les secours arrivent ! Ils se replient lentement en longeant les vergers. Ils crient aux gens réfugiés dans les orangeraies : » Sortez, sortez, la police est là ! » Certains rescapés sortent naïvement de leurs cachettes. La femme de Mohamed Ghazal et ses quatre enfants sont tués ainsi, à la dernière minute. Il est étonnant que ces personnes soient tombées dans ce piège. Y avait-il quelque chose qui les a mis en confiance ? Les assaillants s'étaient-ils débarrassés de leur kachabia ? (.)
Ce qui m'impressionne dès le lendemain du massacre, c'est que malgré l'atroce douleur qui nous déchire, les gens s'en remettent entièrement à Dieu : ils acceptent ce qui est arrivé pour ne pas sombrer dans la folie, la haine et un besoin de vengeance aveugles. Ce n'est pas qu'ils pardonnent aux criminels, mais c'est une façon de se réconforter mutuellement. Chacun surmonte sa souffrance en partageant la douleur de l'autre. Cela me donne des forces tout en me surprenant. Moi, je n'ai jamais accepté la fatalité et je veux comprendre et essayer de savoir pourquoi ils nous ont choisis, nous.
Le plus choquant, c'est qu'à l'unanimité, tous disent que ce sont les militaires qui nous ont tués. C'est tellement évident que personne ne demande comment nous en arrivons à cette conclusion et pourquoi nous en sommes si sûrs. Après coup, je me pose la question de savoir si des voisins ont reconnu certains militaires parmi les assaillants. J'ai du mal, quand même, à accepter aussi facilement le fait que les militaires aient commis ce massacre. Malgré tous les indices qui se confirmeront au fil de nos investigations, l'idée que notre destin aurait été, longtemps auparavant, étudié et décidé, voir calculé par une poignée de hauts responsables militaires me paraît inconcevable, voire débile. Je préfère largement mettre tout ça sur le compte de la folie humaine.
Qui a tué à Bentalha ? , témoignage de Nesroulah Yous, postface de Salima Mellah, journaliste algérienne résidant en Allemagne, et François Gèze, éditions La Découverte, 312 p, 120 F. En vente à partir du 12 octobre. © La Découverte


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