Menaces envers les travailleurs humanitaires, ingérence dans les projets et aides compromises : dans la province syrienne d'Idleb, les terroristes restreignent le champ de manoeuvre, déjà limité, des organisations d'aide internationale sur le terrain. Dominée par l'ex-branche syrienne d'Al-Qaïda, Idleb échappe au pouvoir du Gouvernement syrien, qui a intensifié ces derniers mois avec l'appui de son allié russe les bombardements contre cet ultime grand bastion terroriste dans le nord-ouest du pays déchiré par la guerre. Au quotidien, l'écrasante majorité des quelque trois millions d'habitants vit grâce aux aides humanitaires — notamment nourriture et médicaments — acheminées par l'ONU et les associations internationales depuis la Turquie voisine. Mais les efforts déployés par «les autorités de facto» à Idleb «pour entraver ou empêcher la livraison d'aides, notamment en compromettant la sécurité des humanitaires, sont une réalité regrettable», reconnaît Rachel Sider, du Conseil norvégien pour les réfugiés (NRC). La province est contrôlée par Hayat Tahrir al-Cham (HTS), qui a renforcé en début d'année son emprise face à des rebelles affaiblis et étendu le pouvoir de son administration civile, baptisée le «Gouvernement du Salut». «Les ingérences ont augmenté depuis janvier», confirme un travailleur humanitaire dans la province, ayant requis l'anonymat en raison de la sensibilité du sujet. «Aucune organisation humanitaire n'a été épargnée par les menaces et les arrestations, voire des fermetures, pour des raisons futiles» imposées par HTS, assure le jeune homme de 27 ans. Parce qu'il a refusé de fournir aux islamistes des paniers alimentaires et des matelas en mousse destinés à un camp de déplacés, les combattants de HTS ont menacé de l'arrêter, raconte-t-il. «Ils m'ont dit que je devais leur donner l'aide parce qu'ils sont des moujahidine», explique-t-il. Le jeune homme a déjà été détenu quatre jours par HTS pour avoir photographié sans leur autorisation des livraisons d'aides, dit-il. Il avait été battu, son ordinateur confisqué et son appareil photo cassé. «Ils m'ont dit que je devais m'estimer heureux d'avoir été libéré vivant», se souvient-il. Les aides parviennent dans la région depuis la Turquie, dans le cadre d'un mécanisme mis en place par l'ONU en 2014 et reconduit chaque année. Lors de son dernier renouvellement en décembre, obtenu de justesse au Conseil de sécurité de l'ONU, la Russie a formulé son objection, évoquant «des preuves» selon lesquelles «une partie de l'aide humanitaire est volée (...) par des groupes terroristes». Les ONG «sont confrontées à l'ingérence de groupes armés à Idleb, qui imposent des restrictions sur l'accès aux populations vulnérables ou tentent d'influencer le choix des bénéficiaires et les zones de distribution de l'aide», reconnaît Paul Donohoe, du Comité international de Secours (IRC). Un autre travailleur humanitaire, ayant requis l'anonymat par crainte de représailles, a indiqué que plusieurs projets avaient été abandonnés ces derniers mois en raison de ces difficultés. Un plan visant à fournir de la farine aux boulangeries a tourné court : le «Gouvernement du Salut» insistait pour limiter les bénéficiaires de l'initiative aux seules boulangeries qui lui sont affiliées, indique ce travailleur humanitaire de 29 ans. HTS cherche à imposer les ONG qui lui sont affiliées lors d'appels d'offres et de contrats lancés par les agences internationales, qui essaient de leur côté de les écarter autant que possible, poursuit-il. Face au phénomène, l'ONU prend ses précautions. «Le contrôle de HTS imposait (...) l'adoption de certaines mesures de prévention», reconnaît Panos Moumtzis, coordinateur régional de l'ONU pour la Syrie. Il évoque des «filtrages supplémentaires» concernant «les partenaires, les fournisseurs, même les employés», dit-il. Il y a aussi le recours à des «technologies modernes: les codes-barres, des lignes d'assistance téléphonique, pour être sûr que l'aide parvienne aux bonnes personnes». Les ingérences terroristes suscitent l'inquiétude des donateurs, qui craignent que les financements ou les aides ne finissent entre de mauvaises mains. «Les organisations ne peuvent pas éliminer totalement le risque de détournement», reconnaît Rachel Sider. Résultat : même si l'assistance humanitaire n'a pas connu de coupes drastiques, certains donateurs ont fermé les vannes, selon Ahmed Mahmoud, directeur en Syrie de l'ONG Islamic Relief. «Certains donateurs pourraient avoir des préoccupations au sujet des changements de pouvoir dans le nord-ouest de la Syrie, cela pourrait avoir un impact sur leurs décisions de financement», avance M. Mahmoud. «Jusque-là, cinq grands hôpitaux ont dû fermer et sept autres, y compris des hôpitaux spécialisés dans la pédiatrie et l'obstétrique, ont considérablement réduit leurs activités», affirme-t-il. Le «Gouvernement du Salut» nie toute pression sur les ONG et dit «s'efforcer à organiser le travail» humanitaire, en renforçant la coopération avec les différentes organisations, défend un responsable de l'administration locale, qui se présente sous le nom de «Dr. Jihad». «Plus nous partageons la responsabilité et la prise de décision, plus on coordonne notre travail, meilleurs sont les résultats», assure-t-il.