J'ai cru avoir vu passer, dans un compte-rendu fait par Le Monde (1er novembre 2004) de la r�union A�t Ahmed-Hamrouche- Mehri � l'occasion du cinquantenaire du 1er Novembre, ce bilan d�sabus� condens� en une phrase de l'ancien secr�taire g�n�ral du FLN d�log� par le coup d'Etat chirurgical du chirurgien en chef des coups d'Etat, Hadjar pour ne pas le nommer. Abdelhamid Mehri disait : �La Proclamation du 1er Novembre 1954 visait � �difier un Etat d�mocratique. Nous avons �chou�. Peu d'Alg�riens pensent aujourd'hui que cet Etat est le leur.� Echouer est le contraire de r�ussir. Le sens est �vident. Ce qui ne l'est pas forc�ment, ce sont les questions que cette affimation engendre. Je pr�sume que Abdelhamid Mehri parle en sa qualit� de militant nationaliste qui a activ� tout au long de ce demi-si�cle qui commence par le d�clenchement le 1er novembre 1954 de la guerre de Lib�ration par le F.L.N. ( � quoi il s'�tait ralli� tr�s vite) et finit (provisoirement) par la d�claration par le pr�sident Abdelaziz Bouteflika, le 1er novembre 2004, sur la perspective d'un r�f�rendum sur la �concorde civile�, euph�misme pour d�signer l'amnistie des islamistes, ce � quoi Mehri devrait logiquement se rallier en sa qualit� d'ancien signataire du contrat de Rome. Mais l� n'est pas notre propos. En lisant au vol cette phrase de Abdelhamid Mehri, je n'ai pu m'emp�cher de me bombarder de questions, comme il a d� le faire lui-m�me avant de sortir une telle chose. Le vieux loup qu'il est sait qu'il vaut mieux peser chaque mot avant de le prononcer car, � d�faut, il se trouvera toujours des gens pas toujours bienveillants pour le faire, et parfois de guingois. La premi�re question est relative � la motivation de Abdelhamid Mehri. A d�faut de grives, il faut se contenter de merles, recommande le vieil adage des braconniers de mon bled. Ce constat d'�chec implacable que Mehri s'ass�ne brutalement, sans aucune pr�caution oratoire, estil un bilan politique d'une g�n�ration toutes tendances et toutes positions par rapport – justement – au pouvoir confondues ou est-ce, plus modestement, un des ces actes d'autoflagelation que les id�alistes lucides s'infligent au cr�puscule de leurs illusions ? Ou est-ce plus prosa�quement l'expression diff�r�e de l'amertume ressentie par l'architecte qui ne r�alise que le plan n'�tait pas viable qu'une fois la maison irr�m�diablement effondr�e sur la t�te de ses occupants, dont il n'est pas ? L'autre question est de savoir qui est compris dans le �nous� de Mehri ? Sans aller dans une lecture extensive de ce �nous�, qui peut d�signer aussi bien une g�n�ration, le mouvement national alg�rien, une chefferie, un clan, une tribu ou une coterie politique, une chose et son contraire, la curiosit� imm�diate est de savoir si, au moment o� Mehri d�signait ce �nous� comme sujet de l'�chec, dans une salle de A�n- Benian, comptait-il dansle pronom sur lequel il �tait juch� ses deux voisins de tribune, Hocine A�t Ahmed et Mouloud Hamrouche ? Qu'ils soient l'un ou l'autre ou l'un et l'autre constitutifs de ce pronom personnel de la premi�re personne du pluriel modifie bien s�r compl�tement le sens de l'aveu de Mehri. Si A�t Ahmed est coopt� pour figurer dans le �nous� fautif, il n'est pas d'autre issue que de consid�rer que c'est la g�n�ration des responsables du FLN pendant la guerre de Lib�ration qui est coupable de cet �chec, sans pr�judice de ce qu'ils allaient devenir apr�s l'ind�pendance. Que Hamrouche soit dans le �nous�, cela veut dire, du coup, que ce sont plut�t les hommes secr�t�s par le syst�me reproducteur qui n'ont pas r�ussi. De toutes les fa�ons, le cas A�t Ahmed pose un probl�me de taille au sens de la phrase de Mehri. Que le chef du FFS fasse partie du �nous� en d�bat, cela implique que le bilan de l'�chec est imput� � la g�n�ration de A�t Ahmed. On ne peut raisonnablement pas le reprocher � A�t Ahmed. Depuis l'Ind�pendance, il a �t� un opposant irr�ductible � Alger. Il s'exclue donc du �nous� de Mehri. Si A�t Ahmed qui n'a jamais particip� au pouvoir y figure quand m�me, cela veut dire que l'�chec s'�tale uniquement sur la p�riode de la guerre de Lib�ration. Or, Mehri fait, si j'ai bien compris, le bilan d'un cinquantenaire. D'ailleurs, A�t Ahmed, comme toujours rigoureux dans l'utilisation des mots, s'est content� de constater que �l'Etat s'est dilu� dans des interets mafieux�. Ce qui veut dire, d'abord, que l'Etat et une mafia existent indistinctement l'un de l'autre. Quoi qu'il en soit, le bilan de Mehri pose un probl�me de temps, chronologie et temporalit�. Chronologiquement parlant, bien que l'une ait �t� forc�ment en germe dans l'autre, on ne peut dresser un bilan unique pour la guerre et l'ind�pendance. La question de la temporalit�, en revanche, est plus insidieuse. Elle exige de savoir si le bilan n�gatif �tabli par Mehri concerne les p�riodes o� Abdelhamid Mehri lui-m�me �tait au pouvoir. Et si la r�ponse est oui, pendant ces p�riodes, l'Etat �tait-il un pouvoir ? Contrairement � ce qui peut sembler, cette question n'est pas du tout une attaque personnelle contre l'auteur de la phrase. Elle r�sume en quelque sorte toutes les questions pr�c�dentes. Elle trouve d'ailleurs son prolongement explicite dans la d�claration de Mouloud Hamrouche lors de la m�me r�union. L'ex- Premier ministre n'a pas peur, lui, des mots. Il dit tout � trac : �Nous avons construit un pouvoir. Pas un Etat�. Puis il ajoute ce que personne ne peut raisonnablement contester : �La soci�t� est priv�e de sa libert�. La substitution impromptue du pouvoir � l'Etat est trahie par l'acte m�me qui consiste pour un ancien serviteur de l'Etat ou un ancien homme de pouvoir � faire une d�claration de ce genre. En effet, l'une des diff�rences entre le pouvoir et l'Etat r�side dans la continuit� qui est l'apanage de l'Etat. Le pouvoir est �ph�m�re. L'Etat doit �tre continu. �Le pouvoir existe quand des hommes agissent ensemble ; il s'�vanouit d�s qu'ils se dispersent. (D'o� la forte tentation de substituer la violence au pouvoir). Le pouvoir est le mod�le d'une activit� qui ne laisse aucune ouvre derri�re elle et �puise sa signification dans son propre exercice�, �crit Hannah Arendt dans Condition de l'homme moderne. Le fait m�me que Abdelhamid Mehri et Mouloud Hamrouche, qui ont fait partie de plusieurs pouvoirs, disent cela est une preuve de pertinence du constat d'�chec. L'Etat impliquant, d'abord, la continuit�, les hommes qui l'ont servi � quelque �tape que ce soit de sa construction ne devraient pas devenir ses pires d�tracteurs aussit�t que la donne politique modifie la composition humaine du pouvoir de l'Etat. Or, la substitution du pouvoir � l'Etat qu'�voquent Abdelhamid Mehri et Mouloud Hamrouche dans leur bilan de Novembre est facilement v�rifiable par le fait m�me que dans notre pays, l'Etat, le vrai, le seul, l'unique, l'irrempla�able, s'�vanouit avec le pouvoir des hommes. D�s que ces derniers n'y sont plus, ils ne reconnaissent plus aucune l�gitimit� aux fonctions qu'ils exer�aient la veille. Paradoxalement, le sens de l'Etat existe davantage chez les citoyens qui subissent la r�pression des pouvoirs que chez les hommes qui sont cens�s le construire et le d�fendre. C'est la r�alit� contradictoire de notre �volution. La conception messianique du pouvoir est cong�nitale dans l'id�ologie nationaliste. Le nationalisme r�volutionnaire qui a conduit le processus de lib�ration anti-coloniale se pense comme une avant-garde inspir�e par des forces qui sont au-dessus du politique, donc des hommes, pour conduire les moutons sur les verts p�turages de Dieu. Le pouvoir est donc l'appropriation ponctuelle de l'Etat par un groupe d'hommes li�s pour son exercice. La puissance que conf�re la conjonction des leviers qu'ils tiennent peut �tre pr�judiciable � l'Etat. Mais l'Etat, c'est quoi ? C'est une forme d'organisation de la collectivit� dont le principe est la r�alisation du droit. Dans son acception moderne, l'Etat n'est viable que bas� sur le droit. Cela rend pl�onastique la formule �Etat de droit�. Cette forme d'organisation, dont l'acte de naissance officiel est produit par le trait� de Westphalie en 1648, ne peut �tre confondue avec celle d'une tribu, d'une cit�, d'un empire ou d'un r�gime f�odal. La r�alisation du droit fait la diff�rence. Le pouvoir, c'est la force sans le droit. L'Etat, c'est la force donn�e au droit. Le pouvoir, c'est la contention dans l'�ph�m�re. L'Etat, c'est la dur�e. Le pouvoir a une fronti�re temporelle pour s'exercer. L'Etat ne s'embarrasse pas des questions de temps. Il n'y a pas une seule conception de l'Etat. Cette �vidence met encore plus � mal le bilan pessimiste de Mehri et Hamrouche. Mais l'Etat n'est pas l'ange quand le pouvoir est le d�mon. Max Weber soulignait que �L'Etat consiste en un rapport de domination de l'homme sur l'homme fond� sur le moyen de la violence l�gitime�. Nous savons de source s�re que dans le �nous�, il y a au moins Abedlhamid Mehri et Mouloud Hamrouche. Quelques autres font partie du �nous� mais ils n'�taient pas � A�n Benian ce soir-l�. Quelques-uns participaient aux c�r�monies officielles o� la c�l�bration du cinquantenaire se d�litait dans l'autosatisfaction all�g�e des distinguos entre pouvoir et Etat. D'autres encore constituent des cas litigieux. On ne sait s'ils sont du �nous� ou pas. Du moins, ils peuvent se r�clamer de l'ambigu�t�. Selon la d�finition que l'on pourrait retenir de l'Etat, cela peut modifier de bout en bout la perspective de lecture de la phrase de Hamrouche. Mais je crains qu'il y ait un sens invariable : quel que soit le �nous�, ce �nous� a cr�� indiscutablement un Etat. Mais pour s'�tre �dilu� dans les int�r�ts mafieux�, cet Etat est plus nocif � la libert� de la soci�t� qu'un pouvoir. Moralit� : m�me si �a ne mange pas de pain, un tel bilan dress� au d�tour d'une phrase par des anciens locataires du pouvoir ou de l'Etat est plus honorable que les clairons des naufrageurs qui se prennent pour des sauveurs. P.S. de l�-bas : Quel sera l'�tat de sant� de Arafat, dimanche ? Pour le moment, c'est la confusion totale. Mais il y a quelque chose de terriblement choquant dans la mani�re dont la presse isra�lienne l'enterre. Certains Isra�liens f�tent d�j� sa mort. Comme est blessant l'hommage d�j� post mortem que lui a rendu Bush qui a parl� de Arafat au pass�. Du fond de son lit d'h�pital, le paria a trouv� le moyen de voler la vedette au pr�sident r��lu de la premi�re puissance du monde. Comme quoi, les suffrages n'ont pas besoin de campagne � l'am�ricaine pour �tre donn�s.