Youcef Merahi [email protected] La liberté a bon dos. Un dos solide comme le roc. Indestructible. Sauf que la liberté doit avoir des limites. On ne peut se foutre de la gueule de tout le monde. On ne peut sous couvert de la liberté de presse d'aller titiller les malheurs du monde. Charlie est un journal satirique, je le reconnais. La satire, également, a bon dos. Un dos dur comme l'airain. Une raison que l'on tire à tout bout de champ, pour tirer sur tout ce qui bouge. Je le dis maintenant, n'en déplaise aux esprits voltairiens, assis sur la foi des autres, les caricatures sur notre Prophète ont été un coup médiatique certain, mais d'un goût de poubelle, qui a mené Charlie, ce journal qui surfe maintenant sur la compassion de ses lecteurs, au drame de l'assassinat de ses journalistes. Il y a des limites qu'il ne faut pas franchir, pour que la liberté reste l'apanage des esprits libres, mais responsables de leur liberté. Comme beaucoup d'autres, j'ai été touché par l'attentat contre Charlie. Nul n'a le droit de se faire justice soi-même. Mais avec la dernière caricature de Charlie, je dois dire que l'humanité a été foulée aux pieds d'un dessinateur de presse, moralement fautif et artistiquement hors-champ. Aussi talentueux que puisse être un artiste, le respect de la personne humaine, de sa foi et de ses malheurs doit être une ligne rouge à ne jamais dépasser. Les pays en guerre connaissent leur lot de malheurs : morts, destructions, fuites, misères, exils, liquidations collectives, etc. L'Europe a connu ce genre de situation, car ce continent a permis – au nom de la démocratie – à Hitler de se faire élire en Allemagne et de commettre des crimes abominables. Charlie aurait dû se mettre dans cette perspective et de refuser de publier la caricature sur Aylan, cet ange qui voulait fuir les horreurs de la guerre et qui se retrouve étalé mort sur une plage de ce continent, objet de nos fuites et de nos fantasmes. Aylan qui aurait pu se passer de cette gloire mondiale, gloire horrible de la mort, sans conséquence pour certaines consciences à l'aise dans leur confort européen, gloire qu'il aurait pu assouvir chez lui, avec ses proches, ses copains, dans son école, son village et au milieu des siens. Mais voilà que par le trait d'un caricaturiste, je ne veux même pas citer son nom, Aylan redevient – par la grâce d'une actualité morbide – un «tripoteur de fesses». Rien que ça, Monsieur le dessinateur ! Parce que des idiots se sont permis de troubler l'ordre public et moral, à la limite du viol, Aylan est projeté, au-delà de la mort, comme un violeur potentiel. Je ne peux pas vous permettre de dire cela, ni de le penser, voire. Comme je ne peux pas permettre à ces idiots qui ont commis l'innommable de bouger le moindre cil dans un pays qui leur offre gite, couvert et sécurité ; même s'ils sont en situation irrégulière. Car la misère a également bon dos. Un dos confortable pour ces décérébrés. Que l'Allemagne les renvoie dare-dare chez eux, ce n'est que justice. Que leur pays d'origine les traduise en justice, ce n'est que justice, aussi. Surtout ne venez pas me mettre face à une leçon de philosophie, votre philosophie. Surtout ne me parlez pas de premier, second, troisième, quatrième... degré. Votre dessin est blessant, vexant, profanatoire de la mémoire d'un gosse, qui aurait pu être français, italien, allemand, anglais... qui ne demandait rien d'autre que d'avaler la vie à pleins poumons. Remettez-vous dans le contexte de la Seconde Guerre mondiale ! Celle-là, Daesh n'y est pour rien ! Aylan aurait pu être caricaturiste, comme vous, journaliste, toubib, ingénieur, éboueur, chanteur, mannequin, dentiste, instituteur, député... Tous les métiers du monde lui étaient ouverts. Vous, dans votre bêtise, au nom de la liberté de presse, au pays des droits de l'Homme, vous en faites un «tripoteur de fesses». Quel syllogisme avez-vous utilisé pour arriver à enfanter une caricature d'un mauvais goût certain ? Vous en êtes fier, je suppose. Vous dormez bien, j'imagine. A vous la gloriole, maintenant ! Et bien, je ne vous suis pas dans cette démarche, ni dans celle qui a fait de notre Prophète un poseur de bombes. De mon côté, je ne suis pas fier de votre dessin. Je dors mal, par le fait de votre forfait. Comme vous, je lutte pour la liberté de presse, d'opinion, de culte... Sauf que je ne m'abaisse pas à déblatérer sur les malheurs d'un père de famille, le père d'Aylan ; comme je ne m'abaisse pas à profaner la mémoire d'un mort, pour faire dans le scoop et vendre mon canard. Comme je ne m'abaisse pas à insulter toute une population innocente des idioties commises par des idiots, fussent-ils mes compatriotes, dans leurs délires éthyliques et sexuels. Mais vous, par quel artifice intellectuel allez-vous justifier votre incartade morale ? Le ferez-vous ? Puis, il est inutile de vous excuser ; le mal est fait. Aujourd'hui, je ne suis pas Charlie. Je suis Aylan. Je suis le père d'Aylan. Je suis cette population qui s'est sentie insultée par votre dessin. Je suis ce réfugié qui, au péril de sa vie, comme Aylan justement, «nage sa mer» pour tenter de gagner un rivage accueillant. Et attendre un retour possible dans sa patrie en paix. Puisque nous sommes dans le monde de la caricature, méditez le sketch de Fernand Raynaud, Le boulanger. A bon entendeur, salut !