Le soir du 10 mai, je retrouve mes deux amis au restaurant B, un petit établissement très discret de la rue Larbi-Ben-M'hidi à Oran. Nous avons pris l'habitude de nous rencontrer une fois par mois pour dîner et discuter des choses de la vie. Toujours courtois, nos débats s'articulent autour de sujets divers, des soucis quotidiens aux nouveautés littéraires. Tout dépend de l'actualité du jour, de la mercuriale des prix, des remous de la scène politique, des scandales à répétition, des bonnes actions — elles sont rares, celles-là — et des tristes lendemains qui pointent à l'horizon. Par Kouider Kadouri Très vite, nous choisissons nos sujets et ciblons les personnes à l'origine de nos malheurs ou, au contraire, celles qui contribuent à nous rendre la vie agréable. Nous trouvons alors un malin plaisir à passer les premiers à la découpe — sur la table de la médisance — pour dénoncer l'âpreté de leur langage, les aspérités de leur comportement, leur folie des grandeurs, leur amour pour l'argent sale... Nous leur en voulons pour tout l'air qu'ils ont vicié autour de nous. Nous distribuons également les bons points aux seconds, ceux qui se distinguent par leur savoir ou leurs bonnes actions. Assis autour de la table garnie de mets, nous laissons libre cours à nos pensées. Nos langues se délient et s'aiguisent, et nous devenons tous des mounchar aux dents affûtées. C'est l'un des rares moments où nous exhumons nos griefs contre les êtres qui nous pourrissent la vie. Mais qui sommes-nous, pour juger des actes de nos semblables ? De simples citoyens qui se croient imprégnés du devoir dire quand ils n'ont pas le pouvoir de changer les choses. De nos jours, dire est à la portée de tous. C'est un cri sans écho. Il est synonyme de défoulement. Un acte salvateur pour se débarrasser de ses rancœurs et se sentir bien dans sa peau. Car, ailleurs, sur la place publique, dans les médias ou dans les salons feutrés des partis politiques, le débat ressemble plus à des monologues qu'à des confrontations d'idées. Cela s'éternise en blabla sans aucun résultat. C'est comme dans nos souks de jadis. Les gens gesticulent, crient, mais ne s'écoutent pas. Chaque acteur a des œillères et des tampons aux oreilles pour ne voir et n'entendre que ce qui lui semble bon. Ce n'est pas un hasard si on se répète souvent cet adage populaire que je résume ainsi. Deux amis en randonnée remarquent un objet mouvant sur le flanc de la montagne. Ils s'interrogent du regard pour identifier la chose. Le premier dit que c'est une chèvre et le second opte plutôt pour un aigle prenant son envol. «C'est une chèvre même si elle vole, s'emporte le premier qui n'admet pas qu'on le contredise. » Ainsi, notre tendance à n'écouter que notre propre voix nous prive de l'avis des autres, réduit notre champ de vision et diminue, par conséquent, notre capacité d'analyse et de synthèse. Nous nous prenons pour des fûtés en jouant de la censure. Car, l'imprimatur, nous l'avons tous dans le sang, du bon père de famille aux grands responsables des hautes sphères. Après deux heures de critique, nos langues commencent à s'émousser. C'est le moment d'ailleurs que nous choisissons pour nous envoyer des piques. Hé oui ! nous sommes aussi légalistes et démocrates ! Nous nous exposons mutuellement à la critique pour un rendez-vous raté, un écart de civilité, un mal à propos... Nous nous reprochons aussi nos frasques et nos petits vices. Rien de méchant, on se dénigre gentiment, mais on ne se mord pas. A la fin, quand arrive l'addition, on se la partage équitablement, de bon cœur ; et on se sépare en pensant déjà à la prochaine soirée pour débattre d'autres tares de la société. Le lendemain à dix heures, je suis frais et dispos. Dans le hall de l'immeuble, des ouvriers entreposent leurs outils sous le regard vigilant de la fille à Settoute. Surpris par ce remue-ménage, je lui demande de quoi il en retourne. - Sur son lit d'hôpital, mon papa a décidé de la réparation de l'ascenseur, du ravalement de la façade et du remplacement de la citerne et de la tuyauterie, me dit-elle en clignant des yeux. - Et qui prend en charge les frais ? lui demandé-je en calculant mentalement la participation de chaque locataire. - Mon père, me répond-elle. Il insiste pour que tout soit terminé dans deux mois. Il prévoit même d'offrir un méchoui aux voisins et de remercier de la sorte Allah de lui avoir sauvé la vie. Je m'attendais à tout d'El Mounchar, mais pas à de la charité. Un élan d'altruisme comme celui-ci ne peut venir que d'un homme de grande générosité. ça me laisse perplexe cette histoire d'El Mouchar qui se transforme en bienfaiteur. Mon flair me dit qu'il y a une autre raison derrière l'irruption de sa bonté. Je quitte les lieux en me disant que la vie serait trop belle si chaque matin, on m'annonçait qu'untel s'est remis à la vertu. Arrivé aux locaux du journal, je vais directement au bureau du rédacteur en chef. Dès qu'il me vit, il me tance : - Va ! Va, Ya wadjh echar — visage de misère — ! Va voir le directeur, il t'attend ! Réprimandé sans raison apparente, je recule d'un pas, ferme la porte et me retrouve dans le couloir qui mène au secrétariat du boss. Le corridor me parut long. Dans l'état où j'étais, je ne pourrai le parcourir d'un trait. Je tremblais de rage et d'impuissance tellement j'en voulais à mon chef. Mais comme je tenais à mon gagne-pain, une miette en sus de ma retraite de misère, j'étouffe le volcan qui bouillonnait en moi. Contraint, je me traîne jusqu'au bureau de la secrétaire et j'attends, les bras pendants, qu'elle m'annonce au patron. Quand elle me fait enfin signe d'entrer, mes jambes commencent à flageoler. Je titube avant de reprendre mon aplomb en foulant pour la première fois le bureau du directeur. Un bureau aussi vaste que la surface de mon appartement, et si richement meublé qu'on se croirait chez un nabab du Moyen-Orient. Le boss, un rondelet, vêtu d'un large pantalon tenu par des bretelles et d'une chemisette à carreaux, me tournait le dos. Debout face à la fenêtre, il regardait le port sans se soucier de ma présence. Je subis son indifférence comme un affront, mais j'écrase ma dignité et j'attends. Je saurai bientôt la raison de sa colère. Il daigne enfin se retourner, me soupèse du regard et, d'un signe de la main, m'ordonne de m'asseoir. - Monsieur oublie sans doute que la maison a une ligne éditoriale, me dit-il d'une voix glaciale. Je balbutie des heu, mais il m'arrête et continue. - Vous répondez quand je vous donne la parole ! Pour le moment, ouvrez vos oreilles et écoutez ! Ne recommencez plus jamais à dénigrer El Mounchar ! Il vient d'acquérir 51% des parts du journal. Nous lui appartenons maintenant ! Il peut tous nous renvoyer à cause de vos articles à la con ! - Je vous assure, monsieur le directeur, que mon prochain papier lui sera des plus élogieux, lui dis-je en joignant mes mains en signe de prière. Après un long silence, il renchérit d'une voix plus calme avant de me congédier. - Vous ne voyez pas que les gens sont tristes ? Ne restez pas obsédé par des formules stéréotypées ! Innovez et faites-les rire ! Ne leur donnez pas à réfléchir, d'autres le font à leur place. Respectez ces consignes si vous voulez continuer avec nous ! Au lycée, on m'avait appris à raisonner, à faire des calculs et trouver les solutions à des problèmes complexes. Dans ma vie active, on me demandait de dresser des statistiques ; et, maintenant, après ma retraite, le patron de mon journal m'ordonne d'amuser la galerie. Apparemment, tout ce que j'ai appris ne fait plus recette.