Il n´y a pas à dire, mais c´est au salarié algérien que colle le mieux le mythe de Sisyphe. Le pauvre, il n´en finit pas de rouler sa lourde pierre, et pour revenir à la fin de l´année à son point de départ, aussi désargenté, aussi démuni et souvent aussi désespéré qu´avant. Il y a maintenant environ une semaine qu´il a touché son salaire et déjà, lessivé par un congé coûteux où il a vu son pécule s´effriter au gré des nombreuses invitations qu´il n´a pas su refuser: toutes ces noces auxquelles il a dû, à chaque fois, se présenter avec un cadeau modeste certes, mais la répétition gonfle considérablement le budget familial et aplatit tout autant une bourse mise à mal déjà par une inflation rampante et continue. Il avait fini par souhaiter vivement la venue du Ramadhan et avec elle, la rentrée où tout commencerait à rentrer dans l´ordre. Et la rentrée est là avec le Ramadhan mais dans le désordre habituel des priorités. Sollicité ici et là par un mouvement irrésistible qui le pousse vers le marché, il se joint, malgré lui, à la boulimie d´achats qui a saisi tout le monde. Riches ou pauvres, jeunes et vieux, ils sont là, à saliver devant les étals du bazar où sont exposés en quantité tous les produits qui font le plaisir du palais et de l´estomac! Mais à quel prix! Toutes ces viandes rouges, locales ou importées! Des festins en perspective! Une chaîne de clients agités et excités s´est formée devant la boucherie où trois employés s´acharnent à essayer de suivre le rythme des commandes. Chez le marchand de poulet, la vitrine est presque vide: quelques poitrails gisent encore là. A 25.000 centimes le kilo, les futurs jeûneurs avaient déjà fait la razzia sur la viande blanche. Le pauvre salarié qui balance son couffin encore vide est pris de vertige devant les étiquettes: combien doit-il gagner pour tenir jusqu´à la fin du mois? Devra-t-il chercher un autre job ou bien envoyer ses enfants vendre, en attendant l´autre rentrée, des diouls ou du pain maison. Et puis ce brouhaha énervant! On dirait une ruche; mais, dans cette ruche, ce sont les bras qui se lèvent et s´agitent. L´épicerie où est exposée une débauche de produits est prise d´assaut par une armée de ménagères qui ont choisi la veille du carême pour acheter tout ce qui peut rentrer dans la marmite ou dans la cafetière. Les épices se paient la part du lion. Il n´y a qu´à voir le marchand de fines herbes qui a déjà épuisé son stock depuis midi. Au rayon des légumes, la valse des étiquettes continue: la salade à 100 DA (la laitue) est introuvable et les végétariens se ruent sur la frisée. Les couffins s´emplissent et les bourses se vident, c´est l´éternelle histoire des vases communicants et le pauvre salairié ne comprend pas pourquoi certaines ménagères attendent la veille du mois sacré pour acheter de nouveaux ustensiles de cuisine: marmites, casseroles et assiettes. Elles auront ainsi l´illusion de manger mieux dans un nouveau décor: mais la bouffe est toujours la même. Et le pauvre salarié pris au piège de l´instinct grégaire n´a pas encore commencé à acheter sa patate à 30 DA, la courgette à 80 DA, sans parler de ces raisins dorés que les vendeurs, dans un plaisir sadique, s´amusent à présenter en opulentes grappes. Le pauvre salarié sait qu´il lui faudra ou emprunter ou serrer la ceinture, car la rentrée scolaire n´est pas loin et derrière la rentrée, il y a l´Aïd, puis l´autre Aïd. Il a le vertige. Il se sent pris dans le tourbillon des dépenses. A quand la prochaine tripartite?