Il y a des moments où tout semble se liguer contre une même personne: le temps, la famille, les amis, la santé...Tous les éléments de l´environnement semblent s´être mis d´accord pour noircir la vie de Si Dahmane le pingre, une vie qui, jusqu´ici, n´a pas été tellement rose. Il faut dire que l´état de sa vue ne lui permet pas de distinguer le gris du rose, mais il a l´impression que les jours qui lui restent à vivre ne seront qu´amertume. Ne croyez pas que ce soit l´état général de la production industrielle du pays, ou les nombreuses affaires sulfureuses qui fleurissent tous les jours sur les manchettes de journaux qui l´empêchent de dormir. Comme il sait depuis longtemps qu´il n´a pas accès à la rente, il a fait son deuil des réserves de pétrole, de gaz ou de l´or d´Amesmessa. Il bénit le jour où il a dû emprunter un peu d´argent chez l´usurier du village pour s´offrir une place de troisième classe sur un rafiot qui ralliait Port-Vendres. Il se souvient avoir hésité longtemps avant de s´adresser au vieux grigou qui était terriblement méfiant: il ne déliait sa bourse que pour les gens qui présentaient des critères de garantie rassurants. Comme il avait une réputation de travailleur que nulle tâche ne répugnait, son cousin Kaci s´était porté garant du remboursement du prêt dans le courant de l´année. Le vieil Harpagon, avec des gémissements qui en disaient long sur la douleur qu´il éprouvait en faisant ce geste libérateur, lui tendit les deux billets en invoquant tous les marabouts de la région pour accompagner le voyageur dans cette dure épreuve. Si Dahmane n´en fut pas pour autant au bout de ses peines: il lui fallait faire la carpette devant l´Amin du village qui délivrait les visas pour la Métropole, c´est ainsi qu´on désignait alors ce pays situé au-delà de la mer et qui donnait du travail aux indigènes. L´Amin l´avait fait un peu attendre pour lui faire sentir qu´il était un personnage important, puis, un jour de printemps, Si Dahmane prit le vieux car qui roulait au bois et vit les collines de son patelin disparaître derrière lui. C´était juste au lendemain de la Seconde Guerre mondiale: la mer était encore pleine de mines flottantes, on l´affubla d´un gilet de sauvetage et le bateau fut contraint, pour des raisons de sécurité, de longer les côtes espagnoles en faisant entendre de temps en temps sa sirène qui annonçait la vue d´objet flottant suspect. La traversée dura quarante-huit heures: une épreuve que n´oublia jamais Si Dahmane qui avait longtemps prié pour espérer revoir un jour le visage de sa pauvre mère qui lui avait confectionné une galette aux grains d´anis et lui avait donné deux poignées de figues pour tout viatique. Il ne les toucha qu´en débarquant, tâchant d´économiser au maximum en prévision des jours incertains qui l´attendaient dans la région parisienne. Il atterrit à Nanterre chez un cousin qui lui trouva aussitôt un boulot de manoeuvre dans un atelier de chaudronnerie où une sympathique ouvrière le prit en charge et lui apprit à faire des soudures. Peu de temps après, il devint un ouvrier qualifié en soudure et put changer d´employeur au gré des salaires et des conditions de travail. La guerre le surprit là et il dut slalomer entre les Messalistes alors nombreux et les Frontistes. Il s´en sortit en évitant les uns et les autres jusqu´à l´Indépendance où il revint au pays pour se marier et procréer. Il eut sept filles qu´il maria très vite et se retrouva aussi vite en retraite avec une maigre pension en dinars et une respectable pension en euros. Il crut qu´il allait manger son pain blanc entre son unique fils qui ne veut pas se marier et sa vieille épouse qui tenait encore bien sur ses deux jambes alors que lui tanguait comme ce vieux rafiot qui l´emmena un jour et grâce auquel il avait maintenant une retraite en euros....