Le fourgon de Abdelkarim Djaâd n'est pas à proprement parler un roman à clefs, mais forcément en choisissant de faire d'un journaliste le héros de son livre, Djaâd nous lance sur quelques pistes. Pour peindre ce personnage des médias, il a en fait butiné pour faire son miel, emprunté de-ci et de-là, dans une sorte de reconstitution, de création d'un personnage à partir des morceaux de beaucoup d'autres. C'est plus qu'un puzzle, bien plutôt un travail de régénération et de re-création, au sens biologique et intellectuel du terme. Certains aspects peuvent même être autobiographiques. C'est que Djaâd peut lui-même être un personnage de roman, non seulement parce qu'il a vécu une vie assez riche, mais aussi parce que dans la vie il est assez romantique, voire romanesque. Pour tous ceux qui ont eu la chance de le côtoyer dans les couloirs d'El Moudjahid et d'Algérie Actualité, Djaâd a été parmi les journalistes les plus brillants de sa génération, aux côtés notamment de Tahar Djaout, de Mohamed Balhi qui vient d'éditer un livre sur les moines de Tibhirine ou de Ahmed Cheniki qui a aussi récemment commis un ouvrage sur le théâtre, un sujet de prédilection pour lui, mais aussi de Kheirredine Ameyar, le fondateur du journal La Tribune. Je me souviens qu'après avoir lu Bel Ami de Guy de Maupassant, un journaliste du groupe avait déclaré: «C'était le portrait craché de Djaâd. Je n'ai pas arrêté de penser à lui tout au long de ma lecture». Etait-ce un compliment ou une critique ? On pouvait raisonnablement penser que c'était le premier cas, parce qu'au fond ce journaliste avait beaucoup d'estime pour Djaâd, ce qui n'entamait en rien sa propension à le taquiner sur ses petites manies (qui n'en a pas?) son style acide et émaillé de traits d'esprit, ainsi que son panache de gourou de la communication. On ne critique que ce qu'on aime bien. Les humoristes et les imitateurs qui font leurs choux gras des personnalités politiques et médiatiques avouent qu'ils ont de la sympathie pour leur modèle; «Pour imiter quelqu'un, il faut d'abord l'admirer», dixit Thierry Le luron, Yves Lecoq ou Laurent Gerra. Djaâd lui-même nous dit dans un avertissement que ce roman est inspiré de tranches de vie de nombre d'amis journalistes de l'auteur, et «se veut d'abord une allégorie sur le sort qui leur est fait et ensuite un regard sur la mort lente qu'on leur a programmée.» Il ajoute que la presse est tous les jours dans les prétoires où les jurys sont cons titués d'anonymes lecteurs. Revenu de tous ses rêves romantiques post-révolutionnaire de la période qui a suivi l'indépendance, Issen, le personnage principal du roman qui a travaillé pendant vingt ans comme journaliste dans les colonnes du vénérable El Moudjahid, dont les chèvres de Hassi Messaoud apprécient le papier au petit-déjeuner, - du reste, tout le drame de la presse algérienne est résumé dans ce penchant des caprins du désert pour le papier journal - a fait quelques mois de prison et n'a jamais pu dégoter un appartement à sa femme Jeanne et à ses deux enfants Farid et Imen. «En vingt ans de labeur, d'échine flexible, de clandestinité, Issen n'a rien vu venir. Pas même les avantages substantiels avec lesquels le pouvoir rétribue sa presse». Et voilà que la providence lui sourit lorsqu'il décroche un poste d'attaché de presse dans une entreprise pétrolière à Hassi Messaoud: un beau F5, un travail peinard, toutes les primes du Sud, et une maitresse plantureuse, qui n'est autre que la «soeur secrétaire» du syndicat Ugta. Une vraie planque. L'auteur fait un survol initiatique à travers les périodes de Boumediene, de Chadli, de l'après-5 octobre 1988. Issen n'est qu'un prétexte, ce roman est en fait une vision djaâdienne de quatre décennies de l'Algérie post-indépendante. Djaâd fait le bilan, notre bilan à tous et à travers dérisions et digressions, il montre ceux qui ont volé haut et ceux qui ont volé bas, les premiers sur les lignes de crête et les autres dans les marigots, et la chance qui tourne, et tous ceux qui ont dansé le yo-yo, avec des hauts et des bas. C'est qu'en fait derrière le romancier surgit par effraction, le chroniqueur, avec ses traits incisifs, ses formules qui font mouche, ses moments d'abattement, mais aussi ses peurs (les nôtres). Avec ses phrases taillées comme des maximes, Djaâd retrouve souvent ses accents de Vice et versa d'Algérie Actualité, qui avait fait de lui le journaliste le plus populaire. Djaâd y ajoute en plus cet amour qu'il a pour le Sahara, le désert, les grands espaces, les dunes, les lignes d'horizon, même si là comme ailleurs la dérision ne le quitte jamais.