«Le scandale, ce n'est pas de dire la vérité, c'est de ne pas la dire tout entière» Georges Bernanos Sincèrement, je regrette bien ce bon vieux temps où l'on s'asseyait à la terrasse ensoleillée d'un café situé sur une rue très passante et où on tuait le temps si précieux de notre jeunesse à essayer de lire entre les lignes du dernier film qui venait de passer à la Cinémathèque. Les débats étaient souvent houleux et c'était à qui paraitrait plus à gauche que son interlocuteur. Tout le monde rêvait alors d'une société utopique, égalitaire, où la misère et la hogra ne seraient que les mauvais souvenirs d'une époque révolue. Victimes d'une propagande impitoyable, nous ne sentions pas sur nos jeunes épaules le poids de l'oppression: tous nos sens étaient tétanisés par l'atmosphère de guerre froide qui régnait sur le monde. Les méchants étaient ceux d'en face et nous, nous avions une confiance aveugle en ceux qui tenaient les invisibles rênes du pays. C'était simple: on ne parlait jamais de la corruption dans nos oiseuses discussions pour deux raisons fort simples. D'abord, le bruit circulait que les murs avaient des oreilles et la seconde est que votre ami le plus sûr et le plus intime pouvait aisément être un agent au service d'un centre d'écoute. Et puis, ceux qui faisaient les affaires étaient tellement discrets: personne ne faisait étalage de son inexplicable opulence. Celui qui obtenait sans grande difficulté un précieux logement bien vacant était alors désigné du doigt comme un bonhomme qui avait ses entrées dans la haute administration mais il ne passait pas pour autant pour un pourri. La première affaire qui fit grand bruit dans les chaumières du Grand-Alger fut ce contrat frauduleux qui explosa dans un ciel apparemment serein: un directeur de l'Oncv s'était réfugié en Espagne après avoir détourné une grosse galette, fruit d'un marché passé entre l'entreprise algérienne et un négociant espagnol. Selon radiotrottoir de l'époque, l'astuce était des plus simples: le petit malin avait fourgué à ses homologues ibériques du vin de première qualité au prix d'une bibine tout juste bonne à faire du vinaigre. La différence avait été empochée sournoisement par les larrons ibéro-mauresques au grand dam du gouvernement algérien qui usa de tous ses charmes diplomatiques pour faire extrader l'astucieux filou: rien n'y fit. Franco ne céda pas, et Boumediene ravala sa colère, se jurant de faire payer, tôt ou tard son insolence au caudillo. C'est la raison peut-être pour laquelle le vin est dénoncé plus souvent que le vol par les prêcheurs du haut de leurs minbars. De toute façon, les chiffres de cette escroquerie qui venait entacher l'image d'une Algérie propre ne furent pas connus et seuls quelques initiés, peut-être, conservent dans leurs cartons l'évaluation approximative de ce détournement. La seconde affaire qui secoua le landerneau fut la mésaventure survenue à un cadre de la Sntv qui bénéficia d'une coquette ristourne d'un million de dinars de l'époque. Il avait commis l'hérésie d'acheter de confortables cars «Mercedes» alors que les pauvres usagers nationaux étaient quotidiennement ballottés dans des boîtes de conserves montées localement. Il fut condamné à la peine capitale, exécuté et paya pour tous les détournements passés à venir. Dieu merci, nous ne sommes plus au temps de ces grandes disettes de scandales. A tous les coins de rue, à la hune de tous les navires qui flottent encore, à la une de tous les journaux qui se vendent mieux, dans n'importe quel site internet, il n'est plus question que de scandales: aux douanes, sur les autoroutes bitumées ou en voie de l'être, dans les opérations compliquées de banques, en amont d'un barrage fraîchement livré, sur une route suisse où se promène le fils d'un ministre avec 24.000 euros d'argent de poche, dans la rade d'Alger, sur le pont d'un yacht d'un fils de secrétaire général de ministère, sur un thonier turc, sous une fumeuse torchère Sonatrach, fleurissent de bien ténébreuses affaires. Le miracle serait qu'il y ait un seul secteur épargné par cette lèpre.