"Ma place, c'est où je veux. Pas seulement en cuisine", révèle une pancarte qu'arbore fièrement une jeune femme en jogging, venue braver "l'interdit" à la promenade des Sablettes à Alger. Alger, 9 juin 2018. Il est 18h. Des femmes et des hommes en tenue de sport sont regroupés en face de la grande roue qui orne la promenade des Sablettes. Ils attendent le lancement du "footing de solidarité", une initiative visant à dénoncer l'agression, une semaine auparavant, d'une jeune joggeuse. Au programme : un parcours de cinq kilomètres de jogging à réaliser deux heures avant la rupture du jeûne. La jeune joggeuse Ryma a été agressée verbalement et physiquement pour avoir pratiqué son footing pendant le Ramadhan. "Pourquoi tu cours ? Ta place est dans la cuisine à cette heure-ci", s'est-elle entendue reprocher, avant d'être tabassée par un inconnu. Choquée par cette attitude, Ryma se rend au poste de gendarmerie pour porter plainte, mais à sa grande surprise, les représentants de l'ordre public se rangent du côté de son agresseur : "Et toi alors ? Pourquoi es-tu allée faire du footing à cette heure-ci ?" C'est-à-dire une heure avant la rupture du jeûne. L'incident a aussitôt suscité l'émoi sur la Toile algérienne, provoquant un grand élan de solidarité. C'est ainsi qu'un appel a été lancé sous le hashtag "Arwahi tajri" (viens courir) à l'initiative de Radio M. Nous y voilà donc. Un départ sous tension Mais alors que le coup de départ n'est pas encore donné qu'une altercation éclate : trois jeunes hommes, dont l'un en qamis, entament de provoquer les coureuses. Un jeune participant intervient, et c'est la dispute. Ils en sont presque aux mains lorsque d'autres jeunes participants les séparent et tentent de ramener le calme. Des policiers en civil surgissent aussitôt d'une voiture banalisée, pour chasser les fauteurs de troubles. La tentative de sabotage est déjouée. La course commence. Chacun à son rythme, chacun sa tenue aussi. Que ce soit en jogging moulant ou en foulard, toutes les femmes courent ensemble, certaines entre copines, d'autres en famille, notamment avec leurs conjoints, certaines avec les poussettes de leurs bambins. Voici d'ailleurs une vieille dame qui avance lentement, s'appuyant sur sa canne : "Je suis venue avec ma fille, elle court là-bas, un peu plus loin. Dans les années 80 et 90, avec la montée de l'intégrisme, nous organisions des rassemblements pour faire face aux pressions et aux intimidations des islamistes. Aujourd'hui, j'accompagne ma fille, j'ai l'impression qu'elle poursuit mon combat." Non loin, des petites filles s'amusent au ballon ou en trottinette, elles sont venues avec leurs parents pour un "f'tour" familial au bord de la mer. Aujourd'hui, les femmes donnent l'exemple sur cet espace public. Les petites filles les regardent enjouées. S'afficher ou ne pas s'afficher ? Telle est la question "Pas de photos SVP !", lance une jeune femme dans un haut-parleur. C'est la fin du rassemblement, et les organisateurs souhaitent faire une photo souvenir, mais certaines s'y opposent. La jeune femme argumente : "Je ne suis pas là pour m'afficher, je ne cours pas pour qu'on fasse de moi une star des réseaux sociaux, ou pire, qu'on poste ma photo en titrant "prostituée" sur facebook !" Mais tout le monde n'est pas d'accord. En effet, de nombreuses femmes documentent leur rencontre avec des selfies et s'affichent audacieusement avec des pancartes collées sur le torse : "Laisse-la tranquille. Je cours aujourd'hui et demain. Je cours aujourd'hui pour demain. Ne plus jamais se taire. Algérie." Faute de pancartes, d'autres ont eu l'ingénieuse idée d'adapter leur garde-robe à l'ordre du jour. Des t-shirts affichent fièrement : "Let's drive the change" (menons le changement.), "Wonder Girl" (super fille) ou en arabe "apprends, bouge, défend". Faut-il ou non se médiatiser ? Et comment le faire ? Le débat est donc lancé, et montre déjà ses prémices durant la rencontre. Surgit aussi la question de la mixité. La riposte est forte et immédiate lorsqu'une des organisatrices, dans son discours de clôture, met l'accent uniquement sur la présence féminine. Des femmes corrigent tout de suite : "Les hommes sont aussi présents. Nous ne faisons aucune sorte de favoritisme. Nous restons tous unis et citoyens !" Selon les organisateurs, environ 500 participants dont 300 femmes ont marqué leur présence ce samedi. Et de nombreux hommes ont, en effet, tenu à accompagner leurs sœurs, amies, copines ou épouses. Mais pour les provocations, elles n'ont pas manqué, même aux Sablettes. "Ya moulate el fuseau (eh toi qui porte un fuseau), rakoum fatartouna ! (vous nous avez fait rompre notre jeûne)... placetkoum machi h'na (votre place n'est pas ici)." Voici une des remarques insultantes que la jeune bloggeuse de "Enough Dz Barakat" s'est fait lancer par un des jeunes gens pendant qu'elle courait le long de la promenade des Sablettes. Elle qui a lancé le fameux hashtag #je_ne_protégerai_plus_les_harceleurs, elle en sait long sur la violence verbale rencontrée sur les réseaux sociaux à l'encontre des pages féministes. Plus tôt dans la journée, elle nous mettait en garde sur les dérives de ces plateformes. Le soir, les réactions sont comme prédites : une foulée d'insultes et d'indignations à l'égard de femmes "voulant renier leur religion" et "s'habillant d'une manière inconcevable en plein Ramadhan". Quelques jours avant le rendez-vous citoyen, de nombreuses voix se sont élevées pour minimiser l'affaire et parler d'un simple "fait divers" rarissime. Pourtant les nombreux commentaires haineux nous montrent bel et bien que la mésaventure de Ryma n'est que la partie émergée de l'effroyable iceberg Algérie. M. M.