Jeune autrice bilingue, Imène Bensitouah vient de publier son premier roman en langue arabe Joussour ennisyane (Les ponts de l'oubli). Une autobiographie où la poétesse narre ses souvenirs, frustrations et combats. Liberté : Votre roman Les ponts de l'oubli raconte le quotidien de Djedjiga, une petite fille à l'éveil précoce qui note toutes ses journées dans son carnet intime... Imène Bensitouah : Les ponts de l'oubli est un ensemble d'histoires relatant l'enfance à la fois pénible et pleine d'aventures de la narratrice, Djedjiga. À travers ces "ponts", elle va nous plonger dans son rude quotidien de fillette montagnarde. Ce roman est un voyage passionnant qui nous fait tantôt passer au rire, tantôt aux larmes. La petite fille symbolise la femme kabyle rurale, courageuse et battante. Elle vit au sein d'une famille nombreuse et très pauvre. Malgré cette misère, la fillette nourrit des rêves et des espoirs, elle cherche à se faire une place dans une société patriarcale. À travers ces histoires, on découvre surtout la lutte que mène Djedjiga pour se construire, guérir de ses blessures, pour vivre sa condition de femme kabyle et pour son éducation. Malgré sa condition familiale difficile justement, elle ne perd pas de vue son rêve. Pensez-vous que la privation est source de résilience et d'ambition ? "La privation et la pauvreté sont l'école du bon soldat", disait Bonaparte. Cela est bien vrai dans bien des cas, mais pas toujours malheureusement. La privation peut être source de malheurs aussi et de graves frustrations, car sans une bonne éducation, on peut tomber facilement dans le piège du vice. Djedjiga, malgré son jeune âge, a pu comprendre que dans chacun de nous sommeille quelqu'un de brave et de juste. Elle a appris que tout arrive pour une raison, et qu'elle a une mission à accomplir tant qu'elle est en vie. D'un côté, il est vrai qu'elle a accepté sa pauvreté, mais pas sa condition. Elle a décidé de lutter, de s'imposer et de se battre pour réaliser ses rêves. Comme elle le dit dans son journal intime : "Je ne veux pas que mes pensées soient enchaînées par les chaînes rouillées du passé." Alors oui, Djedjiga est un symbole de résilience. Elle a compris que ce ne sont pas les choses de la vie qui nous affectent mais notre façon de les voir. Elle ne manque pas d'analyser le comportement des adultes, de se poser des questions existentielles et d'affirmer son petit caractère au milieu d'une fratrie de sept enfants... Djedjiga est une fillette espiègle, curieuse et pleine de vie. Elle ne cesse de poser des questions, de se demander par exemple pourquoi sa maman n'a pas pu finir l'école et réaliser son rêve de devenir institutrice ? Pourquoi elle doit manger toujours après ses frères et ne pas parler devant eux ? Pourquoi une telle différence entre elle et ses frères ? Beaucoup de questions rongent son esprit et elle leur cherche obstinément des réponses. Djedjiga refuse de penser comme les autres filles du village qui ne se préoccupent que du mariage, ce qui n'est pas son unique but dans la vie. Elle a d'autres projets. Elle veut continuer ses études, devenir enseignante ou écrivaine. Elle ne veut obéir à aucune loi ni contrainte. Cette modeste vie de paysans est justement narrée par le prisme d'une fillette. L'exercice était-il difficile ? Absolument pas, l'exercice était fascinant et plaisant même. Une âme qui revit les plus beaux moments de sa vie, qui fait ressusciter son enfant intérieure, qui l'aide à mieux comprendre et lui dire voilà on a enfin réussi. En lisant le livre, on découvre une écriture spontanée, une fillette prend plaisir à nous faire traverser "ses ponts". C'est un travail fait avec le cœur et qui vient du cœur. Ce premier roman ne s'éloigne guère de vos premières amours, la poésie. Il y a un enchevêtrement générique entre les deux. Comment conjuguez-vous ces deux écritures ? La poésie pour moi est la pierre édifice de la littérature. L'âme de la littérature. Depuis toute petite, j'étais passionnée par la poésie, elle me soulageait. Je lisais aux grands poètes arabes comme aux grands poètes français à l'instar de Ronsard, Du Bellay, Baudelaire, Aragon... J'ai appris des poèmes par cœur, je les récitais en pleine nature. Je me sentais libre et en vie. La poésie, en fait, est en tout et partout, il suffit juste d'avoir une âme qui sait la savourer. Et puis, quand je voulais écrire ce journal, je me suis retrouvée à écrire avec un style poétique. La poésie me possède alors et quelle magnifique possession ! (rire). À quel point Imène la poétesse et Djedjiga se ressemblent-elles ? Elles se ressemblent au point qu'Imène la poétesse a tout fait pour réaliser le rêve de cette fillette. Elles ont le même tempérament, les mêmes convictions, la même âme poétique. Djedjiga a confié ses rêves à Imène la poétesse, cette dernière lui a dit dans son journal "Un jour, je t'ai promis de continuer le combat et de rendre tes rêves réels. Aujourd'hui, j'écris ta vie et je dédie ce livre à ta mère qui a tant sacrifié pour toi. À tes cheveux roux qui était rasés injustement, Djedjiga. Je suis devenue enseignante et j'ai écrit même des livres, comme tu l'as toujours voulu faire. Et enfin ta mère est tellement fière de toi". Diriez-vous qu'il est plus un roman autobiographique ou une autofiction ? Il s'agit bel et bien d'une autobiographie. Je relate des événements et des faits que j'ai vécus ou que l'un de mes personnages a vécus en ma présence. Même les histoires teintées de fiction sont des rêves que j'ai faits dans mon enfance et qui m'ont marquée à jamais. Par exemple, l'histoire du cimetière où je pose des questions à mon grand-père est un rêve que j'ai réellement fait, je l'ai utilisé pour construire l'aspect psychologique de Djedjiga. Il y a aussi une grande partie de votre roman consacrée aux légendes et contes oraux de Kabylie. Voulez-vous ressusciter cet art à travers une forme nouvelle ? Effectivement, je m'intéresse beaucoup à la culture amazighe. Je fais des recherches là-dessus. D'ailleurs, ces derniers temps, je m'intéresse énormément aux tatouages de signification berbère. J'ai écrit des articles sur le sujet et même une histoire. À vrai dire, plus je cherche, plus je découvre des trésors de notre mythologie berbère qui est d'une grande sagesse spirituelle et matérielle. Vous écrivez aussi bien en français qu'en arabe. Pensez-vous que votre bilinguisme soit le moteur de votre création littéraire ? J'ai écrit Les ponts de l'oubli en arabe, puisque c e sont des souvenirs qui sont restés gravés dans ma mémoire. Je les ai écrits avec l'âme de Djedjiga, qui ne maîtrisait à l'époque que cette langue. Je trouve que la langue arabe m'a facilité la tâche dans le sens où je pouvais exprimer les sentiments de la fillette. Aussi, j'aime beaucoup cette langue d'une richesse inouïe. J'écris aussi en français car j'ai été formée en cette langue durant mon cursus universitaire. Parallèlement à ce bilinguisme, j'essaie même d'écrire dans d'autres langues. Enfin, comment avez-vous vécu la période de confinement depuis la Turquie où vous résidez actuellement. A-t-elle eu un impact sur votre écriture ? Au début, comme tout le monde, j'étais perturbée et très angoissée. Le fait d'être à l'étranger, loin de ma famille, a amplifié la peur et l'inquiétude. J'ai perdu l'inspiration, mais après il fallait s'adapter. Comme disait Darwin, "l'être qui réussit le mieux est celui qui s'adapte", donc l'intelligence consiste à s'adapter aux situations. Bien sûr, j'ai consacré du temps pour la lecture, des recherches et l'écriture d'un recueil d'histoire.