Loin des studios d'enregistrement et des résidences d'écriture, ces chanteurs en herbe contestataires écrivent dans la rue, sur une terrasse où dans un café, pour porter la voix d'une jeunesse marginalisée, brimée, oubliée par le système Bouteflika. "La Casa d'El Mouradia" restera une œuvre artistique qui raconte les tribulations sans fin de cette frange de la population qui n'avait que les tribunes des stades pour crier sa mal vie. Walid, l'un des auteurs de ce succès, a accepté, en ce 22 février, de livrer son témoignage sur une expérience renversante... Rencontre Qui n'a pas chanté La Casa del Mouradia ? Ce texte qui crucifié bouteflika pour devenir par la suite l'hymne du Hirak losque les manifestations éclatent le 22 février 2019, alors que ses auteurs restent loin des projecteurs. Vivant presque en "clandestinité", ils refusent toute médiatisation.Si ce chef-d'oeuvre revultionnaire a fait le tour du monde, repris en chœur par des millions d'Algériens, des quatre coins du pays, ses artisants regroupés sous le nom évcateur Ouled El-Bahdja sont comme un mystère exaltant. Ces fervents supporters de l'USMA d'Alger, devenus, malgré eux, le porte-voix de toute une jeunesse désabusée et désillusionnée. Peu bavards, les membres de ce groupe ont su préserver jalousement leur anonymat, malgré le succès et leur apport au mouvement populaire. Cette démarche a donné naissance à de nombreuses légendes sur leur identité, leurs origines, leur nombre... Pour la première fois, un des membres de ce groupe, Walid, a accepté pour la première fois de se livrer à Liberté et raconter l'histoire de ce groupe de copains aux paroles de chevrotines. "Nous ne sommes pas nombreux. Le noyau du groupe est composé de trois auteurs-compositeurs qui reçoivent aussi des textes d'autres membres. Par la suite, les chants sont interprétés par les chanteurs et supporters dans les stades", confie Walid. Rencontré en début d"une soirée de février en cours sur les hauteurs de la capitale, Walid, âgé de 26 ans, semble ne pas se défaire de son sourire et savoure encore la mobilisation de la veille. Face à la baie d'Alger, accompagné de son copain Sofiane, ils racontent quelques péripéties et acceptent ainsi de se confier, mais tout en veillant à garder secrètes les "coulisses" de leur organisation et celles des trois piliers des Ouled El-Bahdja qui sont menacés de poursuites judiciaires et ayant même été à de "nombreuses reprises interpellés pour de longues périodes". L'éveil politique dans les stades Ce fils de La Casbah, titulaire d'un mastère, a reçu la même éducation que tous les enfants des quartiers populaires : celle des stades. Selon ce jeune homme, ces supporters ont longtemps été stigmatisés par les autorités, les médias et les citoyens. Alors que "les stades nous enseignent la politique. C'est une tribune de liberté d'expression où nous pouvons nous défouler", a-t-il insisté. Très spontané, il fredonne quelques chants l'ayant bercé : "Bouteflika harki aslou marrouki" (Bouteflika est un harki d'origine marocaine) et "62 frança ki kharjou, général De Gaulle dar hsabou ou khalla fi dzayer harkiya bni 3ammou. Bureau fi Paris, mel temma yahakmou" (En 62, quand la France est partie, Charles de Gaulle avait fait ses calculs en laissant en Algérie ses cousins, les harkis, un bureau à Paris d'où ils dirigent notre pays). Une "poésie" qui l'a poussé "à effectuer des recherches sur notre histoire". "C'est là que j'ai découvert que ceux qui nous gouvernent font partie du clan d'Oujda", lâche-t-il. Pour cet Usmiste invétéré, les stades sont une école à part entière ; sa formation personnelle a été réalisée dans les tribunes grâce à ces chants, et ce, loin des manuels scolaires et des discours officiels. "Les stades sont un éveil de conscience politique. Les étudiants les ayant fréquentés sont très éveillés politiquement et ils ne peuvent être leurrés par le régime", a-t-il souligné. À ce propos, il raconte au sujet des Ouled El-Bahdja, créé en 2010 : "Ce sont les enfants des stades. C'est un ensemble de jeunes qui se sont rencontrés dans les tribunes." "Ce sont des jeunes marginalisés qui ont du mal à se projeter dans l'avenir, car ils n'arrivent pas à se représenter en tant que citoyens pouvant jouir de leurs droits", a-t-il martelé. Et de regretter : "Ce n'est pas un Etat de droit ! Si t'es pas pistonné, tu meurs. Et les jeunes des stades n'ont pas de ‘ma3rifa' pour vivre décemment dans ce pays." Sur la création de cet ensemble, l'auteur a cité l'exemple des partis politiques qui partagent la même vision, la même orientation... Les artistes créent pour se produire et rencontrer leur public, leurs groupies... tandis qu'Ouled El-Bahdja crient leur désespoir, les injustices et la jeunesse confisquée. Dans un langage commun et compris de tous, à savoir l'arabe dialectal, leur poésie, appuyée de rimes et de vers poignants, parle à toutes les couches de la société. Car leur premier public est le "peuple", qui retrouve dans ces textes, sa réalité amère. "Le peuple est le seul qui puisse accepter ou adopter nos chants. C'est lui le décideur. Si demain Ouled El-Bahdja chante pour le régime actuel, le groupe sera fini", dit Walid en plaisantant. Concernant la manière de composer les titres, les trois leaders écrivent et composent leurs textes, et font appel à d'autres auteurs à l'exemple de Walid. "Ils ont un don extraordinaire et le rythme dans la peau. Me concernant, j'écris seulement les paroles, j'ai des difficultés pour la mélodie. Ma poésie repose énormément sur les rimes qui me viennent spontanément", a confié le jeune poète. Chose remarquable, loin des studios d'enregistrement ou des résidences d'écriture, ces chanteurs contestataires écrivent dans la rue, sur une terrasse ou dans un café. À ce sujet, il a narré que c'est un travail collectif auquel tout le monde participe avec une idée, un verbe ou un jeu de mots. "Dans une ‘qaâda' quelconque, l'un de nous lance dans une conversation une rime, un deuxième enchaîne sur la même lancée puis un troisième court chercher une feuille et un stylo." Une fois le texte finalisé, les leaders le proposent aux autres membres pour l'interpréter et le balancer dans les stades. Très organisés, chanteurs et supporters ont instauré des règles qui sont respectées de tous lors des déclamations dans les tribunes avant le début du match : interdiction de filmer ou de photographier les membres d'Ouled El-Bahdja. Et cette restriction est appliquée car "nous ne sommes pas dans un pays de droit. Nous risquons de nous faire embarquer pour nos chants, faute de liberté d'expression". Du chant des stades aux chants du Hirak Quand l'hymne La Casa del Mouradia a été repris dans les marches, Walid et ses camarades étaient fiers. Ils ont été envahis par l'émotion car leur message a bien été transmis et le peuple s'est "réapproprié" cette chanson qui raconte sa réalité. "Jamais nous aurions imaginé qu'un jour il y aurait un soulèvement populaire. Les supporters n'ont jamais été soutenus par les citoyens. Aussi, nous étions formatés par un régime très puissant et que nous ne pouvions combattre." Mais depuis le 22 février, la donne a changé pour ces milliers de jeunes marginalisés qui croient en un avenir meilleur. Walid et son acolyte Sofiane (âgé de 18 ans, fervent supporter du Mouloudia d'Alger) pensaient à partir ou pire à prendre une autre voie... Aujourd'hui, pour cette jeunesse, rien n'est "impossible" et elle est "confiante", mais encore faudrait-il que "le peuple soit uni, malgré les divergences politiques et idéologiques pour qu'on puisse réussir notre révolution", estiment ces deux jeunes. Après le chant dans les stades, ces supporters ont investi la rue où ils ont trouvé une nouvelle tribune de liberté d'expression. "Beaucoup de jeunes proposent des chants sur le Hirak à Ouled El-Bahdja qui ont été largement repris dans les wilayas du pays", a-t-il dit. À ce propos, concernant les mythiques marches de Bab El-Oued, il dit que les répétitions avaient lieu 5 à 10 minutes après la prière du vendredi, et ce, avec tous les moyens nécessaires (baffles et haut-parleurs). Walid, qui a écrit de nombreux titres fredonnés par des milliers d'Algériens, est, à lui seul, une source d'inspiration pour la reconstruction du pays. Aujourd'hui au chômage, malgré son mastère, il a pour références de grands noms dans les domaines de la politique ou de la philosophie. Il aspire seulement pouvoir vivre dans un Etat de droit...