A cet effet, je vous informe que je dois achever la pacification de Biled El Andalus et soumettre tout le monde pour aller dans le droit chemin, celui de la réconciliation et du progrès. Alors, tous les adversaires, les opposants d'aujourd'hui, ainsi que les communautés qui coexistent sous l'arbitrage de Cordoue, chefs arabes et berbères, hispaniques convertis (mudéjars) et hispaniques non convertis, les chrétiens dits (mozarabes), les juifs, et même les esclaves du Maghreb et d'Europe, doivent aller dans le sens de la concorde pour vivre avec des rapports d'harmonie et d'entente mutuelle. Je veux également que sous mon règne, les relations entre musulmans, juifs et chrétiens soient plutôt pacifiques. Les chrétiens et les juifs sont protégés par le statut de «dhimmi», et gardent leur religion et leurs coutumes moyennant l'acquittement d'une capitation «djizya», un impôt spécifique que l'Islam a ordonné. Cependant, et malgré les quelques incidents violents et les révoltes individuelles ou collectives des populations que j'ai dû sévèrement réprimer – souvenez-vous des Hafsun –, la culture prend de l'essor parce qu'il existe une remarquable influence réciproque de l'intelligentsia des principales communautés. Je veux, à travers ce constat, favorable à plus d'un titre, que tous les Andalous, qu'ils soient musulmans, chrétiens ou juifs, vivent égaux chez eux, sur cette terre. Notre bienveillance envers les juifs et les chrétiens, malgré quelques crises de fanatisme que nous relevons de temps à autre et que nous maîtrisons, est une règle dans notre califat. Je suis à l'aise pour m'exprimer sur ce ton, ici-même dans ma cour, où il y a, présentement dans cette grande salle, une présence remarquée de toutes ces communautés. Je dois rappeler à tous que la conquête musulmane n'est pas venue pour oppresser les gens de ce pays. Tenez, par exemple, concernant nos frères juifs, qui étaient là depuis fort longtemps, elle les a non seulement libérés du joug de leurs dominateurs mais leur a permis de connaître et de vivre leur période la plus florissante, celle qui exerce une influence exceptionnelle sur leur destinée et celle du judaïsme. Nos frères Andalous de confession juive mènent une vie libre, raffinée et savante. Demandez à Ibn Chaprut, mon vizir, ce qu'il pense de notre tolérance. Demandez-lui, en même temps, comment vivent ses coreligionnaires dans les autres contrées de l'Europe. Il en connaît beaucoup, et il vous dira qu'ils subissent des mesures antijuives draconiennes. Il vous dira aussi qu'en Europe, il n'y a aucun âge d'or pour eux. En d'autres termes, il vous confirmera que malgré toutes les potentialités que recèle cette communauté, aucun philosophe, ni poète, ni savant, n'a été admis dans la société des intellectuels ou encouragé à exercer ses dons avec ses semblables. Rarement épargnés mais souvent chassés, pillés, convertis de force et même massacrés, ces savants ne connaissent aucun répit. Ils sont tantôt accusés de tuer des enfants chrétiens, tantôt jugés responsables de l'expansion de la lèpre ou de la peste. Ainsi, ils sont traqués, humiliés et finissent isolés dans des quartiers séparés… Alors, la conquête musulmane les a non seulement libérés du joug de leurs oppresseurs wisigoths mais a permis aussi à «l'histoire juive de connaître sa période la plus florissante, celle qui exercera une influence exceptionnelle sur la destinée des juifs et du judaïsme», reconnaîtrons certainement demain des historiens honnêtes, même parmi les juifs. Enfin, pour terminer cette idée, je vous fais remarquer que chez nous dans les villes où nous sommes les maîtres, nous acceptons l'église du chrétien et la synagogue du juif… Ces réunions étaient, en somme, le meilleur moyen pour se concerter, s'informer, se coordonner davantage et enfin réussir tous les programmes qu'ils devaient réaliser. L'autre point que le calife soulevait constamment, dans ses rencontres, n'était pas superflus. Il s'agit de cette union entre les différentes religions, une union presque parfaite qui existait dans les faits et qui devait faciliter l'avance dans le registre du développement… Le calife Abd er-Rahmân III El-Naçir avait raison de leur tenir ce langage car qui ne savait que pendant que l'Europe se débattait dans un Moyen-âge de conflits et de blocage, en Andalousie, pays de nostalgie et d'enchantement, la civilisation musulmane commençait son ascension vers son apogée. Et c'est aussi en cette terre que la symbiose judéo-arabe devait être au zénith de sa splendeur. Qui ne savait également que Hasdaï Ibn Shaprut, le médecin, le philosophe et le poète juif séfarade, ami du calife omeyyade Abd er-Rahmân III, était nommé ministre après 929, et se voyait investi du portefeuille des douanes et du commerce extérieur ? D'autres historiens affirment qu'il détenait même le portefeuille des Affaires étrangères, tellement il était au fait des problèmes internationaux. En somme, cet homme de science était un administrateur compétent, doublé d'un homme politique et de religion – il exerçait aussi en tant que rabbin – et d'un parfait négociateur. Ainsi le calife le consultait souvent à propos des affaires de l'Etat et l'envoyait en ambassade pour négocier des accords de paix. En 954, en plus des contacts officiels, de nouvelles correspondances écrites seront entreprises entre le roi Khazar Joseph et le gaon Hasdaï Ibn Shaprut, (gaon veut dire génie, mais aussi directeur d'une Académie talmudique) qui était en même temps ministre du calife. Ces discussions seront reprises et publiées dans le célèbre ouvrage, le «Kouzari». Mais Hasdaï n'oubliait jamais sa qualité de médecin. Il redécouvrit les composantes d'une ancienne panacée dont la formule secrète avait été perdue. Cette panacée s'appelait la «thériaque» et était «un remède universel, qui pouvait tout guérir, et qui de ce fait reçut un accueil enthousiaste pendant 18 siècles». Hasdaï eut l'occasion, au cours de sa vie professionnelle, de soigner même le roi de León, Sanche Ier le Gras, pour son obésité et celui-ci renouvela la paix avec le calife de Cordoue. Toujours dans le cadre de la médecine, il traduisit en langue arabe «De materia medica», une œuvre du fameux médecin grec, Pedanius Dioscorides, une des principales références en botanique médicale, qui lui a été envoyée par l'Empereur byzantin Constantin VII Porphyrogénète. Dans le domaine de la philosophe et de la poésie, Hasdaï favorisa d'autres intellectuels juifs, poètes et exégètes, dont les manuscrits lui ont été parvenus. Il s'agit des Yacoub Al-Tortosi, Juda Ibn Sheshet, Dunash Ibn Labrat, Menahem Ibn Saruq, Moïse Ibn Hanoch. C'est cet esprit de tolérance et d'égalité entre les différentes communautés de l'Andalousie qui a fait du calife Abd er-Rahmân III El-Naçir, un souverain juste qui a forgé, avec l'aide de tous, les bases de la très riche civilisation moderne de l'Espagne, et son identité unique en Europe. Ainsi, et on ne cessera de le répéter, la domination musulmane en Espagne avait permis l'éclosion de l'âge d'or du judaïsme dans tous les domaines, notamment en médecine, en astronomie, mais aussi et surtout en littérature. Alors la philosophie juive a été fortement imprégnée de culture arabe et, à travers elle, de culture grecque. Le plus grand philosophe qui venait bien plus tard, du temps de Hichem II, a été sans conteste Abou Imran Moussa Ibn Maymun dit «Maïmonide ». Tous ses ouvrages ont été rédigés en langue arabe. L'autre raison de la réussite de la rencontre judéo-arabe se trouvait surtout dans les prescriptions coraniques mêmes. « Il ne doit pas y avoir de contrainte en matière de foi» sourate El Baqara (la vache) verset 256, et « Vous avez votre religion et j'ai la mienne » sourate Al Kafiroun (les mécréants). Les musulmans n'ont essayé ni d'imposer leur religion par la coercition aux peuples soumis à leur pouvoir ni de s'immiscer dans leurs vies privées. Chacun pouvait pratiquer librement sa religion et conserver ses lieux de culte. C'était avec cette tolérance que l'âge d'or de l'Espagne dura plusieurs siècles jusqu'à ce que la «Reconquista» ait eu de terribles conséquences sur le sort des communautés musulmanes et, bien entendu…, sur celui des communautés juives. Ce climat de bienveillance et de respect des religions a favorisé, dans une certaine mesure, l'islamisation d'une importante partie de l'Espagne et, de ce fait, de nombreuses villes se ralliaient au fur et à mesure à Cordoue. Mais pendant son long règne considéré, à juste titre, comme étant le plus glorieux de l'époque musulmane, Abd er-Rahmân III eut à repousser les Normands et combattre à la fois les rois chrétiens, maîtres de la partie nord de la péninsule, et les quelques tribus musulmanes encore turbulentes dans l'Espagne orientale et la Sierra Nevada. Il fut victorieux dans plusieurs expéditions dont celles qui ont été marquées par la victoire sur les chrétiens en 920, par la prise d'Osma et de Pampelune, ainsi que de Tolède en 932. Mais comme dans toutes les guerres, il y a eu des déceptions. Le calife devait essuyer des revers et ses troupes ont été également battues en plusieurs confrontations, à Osma en 933 par les Asturiens, des années après sa conquête, à Simancas en 939 et en 950 à Talavera. Mais, en dépit de ces défaites, Abd er-Rahmân III était parvenu à pacifier l'Espagne musulmane et la gouverner avec succès. C'est alors que de par sa persévérance et sa sagacité de grand souverain, en même temps que fin stratège, le califat était entré dans une période de paix et de prospérité. Ainsi, sa renommée s'étendait au loin. Son Etat avait de bons rapports avec certains pays, en particulier avec les Hongrois et les Slaves. Le calife avait l'art d'entretenir des relations amicales avec de grandes figures de l'époque, notamment avec l'empereur byzantin Constantin Porphyrogénète (913-959), fils de Léon VI. Ce souverain était un grand savant, ce qui l'amena à protéger l'Université créée au IXe siècle au palais de la Magnaure à Constantinople, là ou l'on dispensait un enseignement supérieur public comportant quatre chaires, la philosophie, l'astronomie, la géométrie et la grammaire. Il fut le maître du renouveau de l'encyclopédisme que connut alors l'Empire byzantin et dont la nature est essentiellement morale. Avec ces quelques repères que nous tenons, concernant ce monarque byzantin, vous conclurez de vous-mêmes pourquoi le calife Abd er-Rahmân III insistait pour avoir de bonnes et fructueuses relations avec ce dernier. Comme disent les Arabes : «On ne s'accorde qu'avec ses semblables» . Il avait également, bien avant sa mort, des relations avec Otton le Grand ou Otton Ier du Saint-Empire romain germanique, fils d'Henri Ier de Germanie et de Mathilde de Ringelheim. Durant son règne, qu'il exerça avec un éclatant prestige, tant par son sens politique que par ses victoires militaires, il parvint à restaurer la dignité impériale et, à partir de là, devint empereur des Romains de 962 à 973. Le calife était ouvert au dialogue. Il ne se confinait jamais dans l'autarcie, ou le nationalisme exacerbé, surtout quand il choisissait ses hommes. Nous l'avons dit, ses proches collaborateurs étaient recrutés parmi les chrétiens et les juifs. Il ne se contentait pas uniquement que de cadres de sa communauté religieuse. Même dans son armée, il y avait aussi à côtés de ces braves soldats musulmans, plus de quarante mille Basques, Catalans, Gascons, Hongrois, – déjà au Xe siècle –, que l'on appelait «les muets», car ils ne parlaient pas l'arabe. Il recevait des ambassadeurs d'Europe, notamment de Grèce et d'Allemagne, en même temps qu'il envoyait les siens. Hasdaï Ibn Shaprut, son plus illustre ambassadeur – nous en avons déjà parlé – fut dépêché en compagnie d'un autre émissaire, le non moins rompu aux affaires diplomatiques, Ahmed Touilledj-Izemis, pour négocier en 955 un traité de paix avec Ordono III, roi des Asturies. Dans la même période, la Castille se rangeait du côté de la raison. Son duc, persuadé par les offres honnêtes et sincères du calife Abd er-Rahmân III El-Naçir devait s'incliner en acceptant à son tour de signer un accord de paix. Egalement, dans la même période, à la mort d'Ordono III (hiver 956), son frère, le roi de Léon, Sanche Ier, se retournait contre le traité de paix, conclu avec le califat de Cordoue. Et ainsi, la guerre reprenait entre les deux communautés, les musulmans et les chrétiens. Elle ne s'arrêta que deux années après, en 958, quand Ordono IV renversa Sanche avec l'aide du calife pour regagner son trône. De ce fait, l'accord de paix fut renouvelé avec les musulmans. Dans cette ambiance de travail et de grands contacts, le Xe siècle devait connaître l'apogée de cette brillante civilisation. Cordoue rivalisait alors en richesses et en éclat intellectuel avec Bagdad et Constantinople. Mais, depuis, Abd er-Rahmân III El-Naçir, qui avait amené le calme et la sécurité en Andalousie, ne pouvait se contenter de ses acquis et dormir sur ses lauriers. Il avait plus d'appétit et d'imagination : il fallait tirer partie d'autres régions islamiques et les unifier. Il voulait joindre, dans une parfaite union, le Machreq au Maghreb, pour les rendre plus puissants sous le califat des Omeyyades de Cordoue, non sans remettre en cause la souveraineté des Fatimides à Kairouan et réitérer son opposition au califat des Abbassides à Bagdad. - Je veux unir le Machreq et le Maghreb en une seule puissance islamique sous la bannière de mon califat de Cordoue, dit-il à ses vizirs et à ses commandants réunis, dans son palais à Madinet ez-Zahra. Je veux que les Fatimides de Kairouan et les Abbassides de Bagdad comprennent qu'il n'y a qu'un seul souverain pour un seul Empire, cet immense territoire qui s'étend des Pyrénées jusqu'à l'Indus. J'ai, pour cela, étudié toutes les possibilités de réussite. J'ai à ma disposition de solides combattants au Maghreb et de grands chefs, comme Mohamed Ibn Kherz El Zinati et Moussa Ibn Abi El Afia. Nous avons des liens particuliers et mêmes des affinités du fait que les deux se trouvent être les ennemis implacables des Fatimides. Ils ont sous leur coupe toutes les tribus berbères qui sont prêtes à combattre dès que nous leur intimons l'ordre. - Que nous est-il demandé exactement, ô commandeur des croyants ? Nous sommes prêts à exécuter tes ordres et à marcher dans la voie qu'Allah nous impose pour célébrer l'Islam et la justice, répondent quelques zélés parmi les présents. - Je vous demande de vous organiser pour une importante expédition, difficile en même temps que périlleuse. Vous devez préparer tout ce qui est indispensable et nécessaire sur les plans des hommes, de l'armement et de la logistique de guerre, comme je vous demande de réunir et de restaurer notre flotte qui est l'élément essentiel de cette expédition, reprend le calife. Mais dans le groupe, se trouvait quelqu'un, un commandant brûlant de volonté et plein de sagesse et qui, apparemment, n'appréciait pas ce discours martial et agressif. On le voyait comme impatient de prendre la parole, pendant que le souverain martelait ses instructions à l'assistance.Il se détacha du groupe et, dans un geste de fidèle officier d'une armée d'élites, salua le calife dans le style des grandes parades, ponctué de deux vers de poésie, comme le faisaient souvent ces «Chouâra El Balat», (poètes de palais), qui ne tarissaient pas d'éloges sur leurs souverains avec des panégyriques au goût fade de l'hypocrisie et de l'obséquiosité. N'était-il pas imbu de culture orientale, cet officier, malgré son cran et son audace ? D'ailleurs, dans le conscient ou l'inconscient oriental, c'est selon, on ne pouvait se départir de cette affection d'éloquence, du reste superfétatoire, pour introduire un sujet, aussi important fut-il. - Comment t'appelles-tu ?, reprit le souverain, d'un ton autoritaire. - Je suis le commandant Yassine Ibn Ali Ibn Mohamed Oguid. Je suis l'un des descendants d'Izemis, ce berbère qui a mobilisé mes arrières-parents en 711, lors de la conquête de cette partie du monde. J'ai du sang berbère dans mes veines et mon cœur, ô commandeur des croyants, ne peut supporter de voir votre auguste personne s'éblouir devant certains succès, très bénéfiques au demeurant pour le développement de notre Empire andalous, et se jeter, pieds et poings liés, dans le hasard d'une aventure qu'Allah ne peut bénir car, une expédition de ce genre, ne pourrait être qu'hypothétique et dangereuse pour notre destin de musulmans… Le jeune commandant n'eut pas de regrets ni d'appréhension en s'adressant au calife, dans ce langage. «Advienne que pourra», se répétait-il, en son for intérieur. Je dois être juste avec mon Dieu et mon éducation de croyant ne me permet pas d'accepter des situations qui vont dans le sens de la division et de la dispersion de nos potentialités musulmanes. - Va, continue, explique-moi ce que tu as sur le cœur… Je te vois exacerbé par mon projet et tellement enflammé que je veux savoir tout sur ce qui te dérange dans pareille entreprise !, réplique le calife en l'interrompant…, parce qu'il comprenait que cet officier allait plus loin qu'il ne le pensait. Il le voyait venir, mais il préférait l'entendre s'expliquer devant cette assistance figée, qui ne pouvait concevoir qu'un officier puisse proférer de telles paroles avec une certaine impertinence et, à la limite, avec une désinvolture déconcertante, devant le commandeur des croyants. - Je veux tout simplement rappeler à votre auguste majesté que ce projet est périlleux, il est même irréalisable dans la mesure où il demande des moyens colossaux qu'on ne pourrait jamais réunir… Il y a aussi le fait – et c'est le plus important – que ceux que nous allons combattre sont des musulmans comme nous, et que de simples rencontres en de fraternelles et profitables consultations pourraient arranger nos problèmes et nous permettre d'être plus unis et plus cohérents dans nos démarches futures vers le progrès de la communauté islamique. Je ne vois pas l'utilité d'une expédition belliqueuse en terre de croyants. Cela augmenterait certainement nos rancœurs et agirait, comme ne pourrait le faire nos ennemis infidèles, pour accentuer notre désunion et approfondir nos divisions. - D'où tiens-tu tout ce langage, jeune officier ? N'as-tu pas peur de te comporter en contradicteur devant ton souverain, dans sa cour, où personne n'a le courage d'élever, ne serait-ce que la tête, devant lui ? Deviens-tu cet objecteur de conscience pour déclamer tes subtiles impressions devant des vizirs et des officiers toujours prêts à soutenir leur calife et à mettre leur sacrifice à son service pour défendre leur pays ? Mais, je ne t'en veux pas, je sais que tu appartiens à une autre race, à celle qui, comme disait Aïcha, mère des croyants: « sait brider les rois, comme on bride les chevaux». Jeune officier, il faut que tu saches que le calife Abd er-Rahmân III El-Naçir, ira jusqu'au bout pour défendre les intérêts de l'Andalousie et lui permettre d'être encore plus forte et plus puissante à l'avenir. Cependant, malgré cette assurance avec laquelle le calife a dû répondre à l'officier, dont l'intervention a beaucoup agi dans son esprit, il a eu de longs moments de réflexion et de nombreuses pensées sont venues le tourmenter. Un examen de conscience, en quelque sorte. Mais comment s'en sortir ? Il fallait choisir la meilleure manière pour ne paraître ni versatile ni déraisonnable dans pareille circonstance. Ainsi, pour préserver les intérêts de ce riche pays, le calife, qui se savait incapable d'aller jusqu'au bout de ses illusions – du moins au cours de cette période –, devait s'amender avec le courage des grands, sans en informer, évidemment, ceux qui le soutenaient et le suivaient aveuglément dans cette entreprise. Il savait en réalité qu'elle était périlleuse et qu'il ne pourrait peut-être jamais arriver à ses fins, pour diverses raisons, dont plusieurs ont été évoquées par le jeune officier. Son discours, alors, devant ce parterre de cadres supérieurs de l'armée, n'était-il pas en fait qu'une manière pour les exalter à plus de mobilisation et d'unité devant les déséquilibres que produiraient d'autres dissidences qui pourraient se manifester ? Effectivement, il maintenait la pression sur son état-major en lui faisant croire que le projet était toujours en vigueur et cela pour diverses raisons tactiques. Il voulait voir tout le monde se mobiliser autour de ce programme ambitieux pour que d'aucuns n'aient le temps de penser à quelques alternatives de changements ou, pire encore, de se rebeller, carrément, contre son autorité. Mais jusqu'à quand pouvait-il supporter cette charge, en tempérant ses ardeurs contre ses voisins du Maghreb, et que par ailleurs il faisait croire aux siens que tout était en place pour commencer son expédition, comme il l'entendait ? Il ne pouvait supporter plus ! Et voilà que le calife qui a décidé, il y a quelques temps, après cette fameuse discussion avec le commandant Yassine Oguid, de ne plus penser à ce «dangereux projet du Maghreb», se voyait dans l'obligation de changer complètement d'avis, en fonction des nouvelles données dans la région. Il s'était remis à ses extravagants desseins. De là, Abd er-Rahmân III, intervenait directement dans les affaires du Maghreb en soutenant les Idrissides contre les Fatimides, notamment leur chef «El Mehdi El Fatimi». Il a eu en contrepartie les places de Ceuta et de Tanger, comme prix de ce précieux concours. Nous allons voir cela par la suite. Obnubilé par le sentiment d'expansion, comme tous les monarques de son temps, et même d'avant, il ne pouvait s'arrêter là où le destin le préservait. Il décidait d'aller plus loin, ne serait-ce que pour montrer que ses relations avec les Fatimides étaient loin de pouvoir s'arranger. Cette rivalité entre les Omeyyades et les Alaouis, était tellement persistante qu'il la sentait de si loin, depuis le Machreq de ses origines. De plus, l'existence de deux Etats voisins, confrontés à deux doctrines religieuses différentes, suffisait pour raviver les rancœurs et engager les hostilités entre eux. De leur côté, les Fatimides voyaient d'un mauvais œil cet Etat omeyyade en Andalousie. Il les gênait sûrement puisqu'il était le prolongement de l'Empire de Damas et, de là, se manifestaient des ambitions démesurées pour engloutir le riche califat de Cordoue.