Alors que l'Europe tout entière célèbre en liesse la fin de la Seconde Guerre mondiale, qu'à Paris, Londres ou Moscou, les cloches sonnent la victoire contre le nazisme, en Algérie, une autre réalité se joue, plus sombre, plus sanglante.Ce même jour, le 8 mai 1945, dans les rues de Sétif, Guelma, Kherrata et de nombreuses villes du Constantinois, des Algériens défilent. Ils sont des milliers. A Guelma, ils marchent avec espoir, encadrés par les AML, porteurs de pancartes réclamant la liberté, la reconnaissance, la dignité. Parmi eux, de jeunes Scouts musulmans, des anciens combattants, des civils, des femmes, des enfants. Ils ne demandent pas la lune mais simplement que la France coloniale tienne sa promesse pour voir éclore la naissance de la Nation algérienne. Car ces manifestants ne sont pas nés de la dernière pluie. Beaucoup ont vu leurs frères, leurs pères, leurs enfants, embrigadés de force sous peine d'être fusillés sur place en cas de refus, pour partir combattre sous le drapeau tricolore. «La France vous a promis la liberté en échange de votre sang», leur avait-on dit. Alors ils ont combattu. A Monte Cassino, dans les Vosges, dans les maquis. Ils ont versé leur sang contre la barbarie nazie. Mais la barbarie, ce 8 mai 1945, s'est retournée contre eux. La réponse de la France coloniale fut brutale. Meurtrière. Inhumaine. Dans les rues de Sétif, les premiers coups de feu sont tirés, une fusillade déclenche une répression aveugle. Très vite, l'ordre est donné par le préfet en personne : écraser, étouffer, punir. Le préfet de Constantine, de mèche avec un ancien commissaire de police, arme les colons, libère les milices, et l'armée française, épaulée de forces supplétives, se déchaîne avec une violence sans nom. A Kherrata, à Guelma, dans les montagnes et les villages, les opérations de «pacification» tournent au massacre. On bombarde, on mitraille, on enterre les vivants, on jette les corps dans les ravins. La répression s'étend, méthodique, implacable. On estime à plus de 45.000 le nombre de victimes algériennes. Une génération fauchée. Des familles décimées. Un peuple traumatisé. Et pourtant, la France officielle, celle qui vient tout juste de tourner la page de Pétain pour se redresser sous le général de Gaulle, choisit le silence. Le déni. L'oubli organisé. Les crimes perpétrés contre les civils algériens ne sont pas reconnus. Ils sont minimisés, camouflés derrière les discours sur «l'ordre rétabli», sur la «menace séparatiste». L'Histoire coloniale s'écrit à coups de censure. Mais l'Histoire avec un grand H ne s'écrit pas à la baïonnette. Elle remonte toujours à la surface. Et ce 8 mai 1945 est resté dans la mémoire collective algérienne comme un tournant. Un signal. Une blessure béante. Le début de la fin pour l'empire colonial français en Algérie. Car cette violence impunie a nourri une prise de conscience. Le rêve d'une égalité promise s'est brisé ce jour-là, ouvrant la voie, neuf ans plus tard, à une lutte irréversible pour l'Indépendance, celle de 1954 à 1962, elle aussi écrite dans le sang. Aujourd'hui encore, alors que l'Algérie commémore dans la douleur le 80e anniversaire du 8-Mai-45, la France peine à regarder ce pan de son Histoire en face. Négation, réticence, silence gêné : autant de formes modernes du refus de reconnaître que ces crimes étaient des crimes contre l'Humanité. Ni plus, ni moins. Mais la mémoire ne s'efface pas. Elle se transmet, elle se raconte, elle s'enseigne. Et l'Histoire, la vraie, n'a que faire des silences officiels. Et dire que cette France-là, celle qui prétendait incarner les Lumières, la Liberté, l'Egalité et la Fraternité, n'a pu se libérer de l'occupant nazi que grâce à une coalition mondiale où figuraient des centaines de milliers de soldats venus des colonies (des Africains, des Maghrébins, des Indochinois), qu'elle n'a jamais considérés comme ses égaux. Ironie cruelle de l'Histoire : ces hommes, qui ont combattu la terreur nazie pour libérer un pays qui n'était pas le leur, ont vu leurs enfants massacrés par ceux-là mêmes qu'ils avaient sauvés. Sur le sol algérien, à peine la Wehrmacht vaincue, la France coloniale a repris les outils de la terreur, calquant sa répression sur les méthodes nazies : raids, rafles, exécutions sommaires, tortures, déportations, internements sans jugement. Des camps furent ouverts, des fours furent chauffés, et des hommes brûlés vivants à Guelma. L'indicible expérimenté ailleurs fut recyclé ici. Non, ce ne fut pas une «bavure». Ce ne fut pas une «erreur de commandement». Ce fut une logique coloniale appliquée jusqu'à l'extrême, où l'autre n'est qu'un indigène à dominer, un chiffre à effacer, un corps à enterrer. Le 8 mai 1945, pendant que l'Europe chantait sa délivrance du joug nazi, l'Algérie plongeait dans la nuit. Et aujourd'hui encore, alors que les plaies restent ouvertes, la Vérité continue d'attendre qu'on l'appelle par SON nom : crime contre l'Humanité.