‹À Alger, la disparition de Mohamed Khaznadji a résonné comme la fin d'une époque. À 97 ans, celui que beaucoup considéraient comme l'une des dernières grandes voix de la musique arabo-andalouse s'est éteint mercredi, laissant derrière lui plus de sept décennies de création, d'enseignement et de passion. Né en 1929 au cœur de La Casbah, il avait grandi dans un environnement où la musique n'était pas un simple divertissement, mais un langage quotidien, une respiration, une mémoire vivante. Dès l'enfance, il avait été enveloppé par les sonorités de la tradition andalouse, un héritage qu'il allait, à son tour, marquer profondément. Avant d'être reconnu comme maître du style sanâa, Khaznadji avait fait ses premiers pas dans un registre spirituel. Sa voix, douce et déjà remarquablement posée, s'était d'abord exprimée dans le chant religieux. Il accompagnait les qessadine dans les mosquées et les mausolées, apprenant à leur contact la rigueur du souffle, l'articulation précise, la retenue et l'émotion juste. C'est également dans ce cadre qu'il avait rencontré plusieurs figures marquantes : Mohamed Benchaouch, Mourad Bestandji ou encore les frères Lakhal, qui lui avaient ouvert les portes de la nouba, ce vaste univers musical où l'improvisation et la règle coexistent dans un équilibre délicat. En 1946, le jeune Khaznadji franchit une étape décisive en rejoignant l'association El Hayat. Là, il rencontre Abderrahmane Belhocine, un maître exigeant qui lui transmettra les secrets de l'école d'Alger. Le style sanâa, avec sa précision, sa poésie et sa structure complexe, devient alors sa langue musicale. Cette formation rigoureuse le mène rapidement sur scène : il intègre d'abord le grand orchestre dirigé par Cheikh Mohamed Fekhardji, avant de s'affirmer en tant que soliste, porté par une voix souple et un timbre immédiatement reconnaissable. L'enseignement occupe une place tout aussi essentielle dans sa trajectoire. Jusqu'en 1975, il partage son savoir au sein de plusieurs associations, dont « El Fenn Ouel Adeb », puis au conservatoire d'Alger. Sa pédagogie, exigeante mais généreuse, attire de nombreux élèves. Plus tard, il crée sa propre école, El Khaznadjia, un espace où il forme une nouvelle génération d'artistes. Parmi ceux qu'il a accompagnés, plusieurs deviendront à leur tour des figures reconnues, à l'image de Beihdja Rahal. Sa transmission ne se limite pas à l'enseignement technique : il inculque à ses élèves un rapport presque spirituel à la musique, fait d'humilité, de travail patient et de respect du répertoire. Pour les puristes, Khaznadji représente l'un des interprètes les plus fidèles et les plus inspirés du style algérois. Sa maîtrise de la tagliba — cette capacité à renverser la voix, à passer d'un aigu lumineux à un registre beaucoup plus grave avec une souplesse déconcertante — était unanimement saluée. Peu d'artistes possédaient cette agilité vocale, qui permettait d'exprimer à la fois la virtuosité et la sensibilité propres à la nouba. Même s'il n'a pas beaucoup enregistré, chaque disque qu'il a laissé témoigne d'un soin extrême et d'une recherche d'authenticité. Son premier 33 tours, paru en 1966 chez Pathé-Marconi, reste une référence. D'autres enregistrements suivront, dont plusieurs noubas devenues incontournables pour les amateurs de musique classique algérienne. Son œuvre fait aussi partie de l'« Anthologie de la musique arabo-andalouse » publiée en 1992, confirmant sa place parmi les grands interprètes du genre. Sa carrière l'a mené bien au-delà des frontières algériennes. Il s'est produit dans de nombreux festivals internationaux, notamment en Tunisie, aux Etats-Unis et en Italie, où il a contribué à faire découvrir le raffinement de la sanâa à un public souvent novice mais ébloui. En 2012, le ministère de la Culture le distingue à Alger pour l'ensemble de son œuvre et pour son rôle essentiel dans la préservation du patrimoine musical algérien. Cette reconnaissance officielle, tardive mais méritée, souligne l'impact profond de son parcours. Aujourd'hui, Mohamed Khaznadji laisse un héritage immense : une voix qui a traversé le siècle, une mémoire vivante de la tradition andalouse, et des générations de musiciens qu'il a initiés à un art qu'il a servi avec dévotion. Son nom restera associé à cette élégance musicale rare, à cette fidélité à un héritage qu'il a su porter haut, jusqu'à son dernier souffle.