Poète errant, témoin brisé de la conquête coloniale, Si Mohand Ou M'Hand Ath Hammadouche a transformé la douleur, l'exil et la perte en une parole poétique d'une force rare. Son œuvre continue de vivre dans la mémoire collective, portée par une tradition orale qui a résisté à l'oubli. Si Mohand Ou M'Hand serait né vers 1845, dans l'ancien village d'Ichéraïouen. Les sources divergent parfois et évoquent également novembre 1848, mais cette hésitation n'a rien d'exceptionnel. À l'époque, l'état civil n'existait pas officiellement, où la mémoire familiale et la transmission orale tenaient lieu d'archives. Ce flou autour de sa naissance dit déjà quelque chose de son destin : une vie inscrite davantage dans la parole que dans l'écrit. Son père, Mehand Améziane Ou Hammadouche, originaire d'Aguemoun, s'était réfugié à Ichéraïouen pour fuir une vendetta. La famille appartenait à une petite bourgeoisie musulmane instruite et respectée. Mais dès 1857, le village fut rasé par l'armée coloniale française. À sa place fut construite la citadelle de Fort-National, aujourd'hui Larbaâ Nath Irathen. Les habitants furent déplacés : certains s'installèrent à une dizaine de kilomètres au nord, près de Tizi-Rached, sur des terres appartenant à une zaouïa, tandis que d'autres se dispersèrent autour de la nouvelle ville fortifiée. Une enfance studieuse et protégée Les parents de Si Mohand s'installèrent à Akbou, au lieu-dit Sidi-Khelifa. C'est là que son oncle paternel, Cheikh Arezki Ou Hammadouche, maître en droit musulman, avait ouvert une zaouïa. Un taleb y enseignait le Coran, non seulement aux enfants de la famille, mais aussi à ceux du village. Si Mohand y fit ses premières études, avant de rejoindre la grande zaouïa de Sidi Abderrahmane Illoulen, à Michelet (Aïn El Hammam). Durant ces années, la vie semblait suivre un cours relativement stable. La famille était aisée, l'enfance du jeune Si Mohand paisible. Il se destinait naturellement à l'étude du droit musulman, dans la continuité d'une tradition savante et religieuse solidement ancrée. 1871 : la rupture irréversible Tout bascula avec l'insurrection de 1871. La famille Ou Hammadouche s'engagea aux côtés de Cheikh El Mokrani dans la révolte contre la colonisation française. La répression fut d'une extrême brutalité. Mehand Améziane fut exécuté à Fort-National. Son frère, Cheikh Arezki, fut déporté en Nouvelle-Calédonie avec ceux qui deviendront plus tard les « Kabyles du Pacifique ». Les biens de la famille furent confisqués au profit de l'Etat colonial. En quelques mois, la famille fut ruinée et disloquée. Le frère aîné de Si Mohand, Akli, s'enfuit à Tunis en emportant l'essentiel des ressources restantes. Sa mère se retira dans la nouvelle Chéraïouia avec son plus jeune fils, Méziane. Quant à Si Mohand, il entra dans une vie d'errance qui ne le quittera plus. Le poète errant Déraciné, seul, sans attaches, Si Mohand devint un poète vagabond. Pendant près de trente ans, il parcourut la Kabylie et la région de Bône, l'actuelle Annaba, où de nombreux Kabyles travaillaient comme ouvriers agricoles ou mineurs. L'un de ses oncles, Hend N'Aït Saïd, vivait d'ailleurs dans les faubourgs de cette ville. Son œuvre est indissociable de cette existence instable. Ses ise fra – poèmes courts et incisifs – parlent de l'exil, de l'amour impossible, de la nostalgie de la terre natale, du destin et de l'injustice. Il aurait juré de ne jamais réciter deux fois le même poème, confiant sa parole à la mémoire du peuple plutôt qu'à l'écrit. C'est cette mémoire collective qui a permis à son œuvre de traverser le temps. Une poésie sauvée de l'oubli Les poèmes de Si Mohand furent recueillis et publiés bien après leur création. Amar Saïd Boulifa en donna une première compilation dès 1904. Plus tard, Mouloud Feraoun, Mouloud Mammeri et d'autres intellectuels contribuèrent à préserver et transmettre cet héritage poétique. D'autres recueils verront encore le jour au fil du XXe siècle, preuve de la vitalité persistante de cette parole née dans l'errance. Si Mohand Ou M'Hand s'éteignit le 28 décembre 1906 à l'hôpital des Sœurs Blanches de Michelet. Il fut enterré au sanctuaire de Sidi Saïd Ou Taleb. Un siècle plus tard, une stèle fut érigée à Akbou, dans la vallée de la Soummam, en hommage à celui que l'on continue d'appeler le poète errant. Près de cent vingt ans après sa mort, sa voix demeure. Elle rappelle que, même brisée par l'histoire, la parole peut survivre, porter la mémoire d'un peuple et refuser le silence.