Dans un monde arabe où l'opacité des régimes est une règle sacrée, les citoyens, quand ils ne sont pas définitivement dégoûtés, essayent de deviner comment pensent ceux qui les gouvernent. Et à chaque fois qu'un petit épilogue arrive, comme c'est le cas pour la Tunisie et l'Egypte, ils découvrent que la réalité dépasse, en grotesque et en sordide, leur imagination. Demain, la Tunisie entame un procès de Ben Ali et de sa femme. Les Tunisiens n'auront pas la possibilité de voir le dictateur rendre des comptes. Mais aujourd'hui qu'ils sont un peu mieux informés de ses turpitudes et de ses petitesses, ils découvrent qu'ils lui ont, malgré eux, prêté plus qu'il ne mérite. Les citoyens sont comme ça. Même écrasés, ils sont trop grands pour imaginer l'ampleur de la petitesse qui se drape derrière les grands mots. Dans tous les cas de figure, les citoyens, même les moins instruits, ont une appréciation trop rationnelle sur des comportements de pouvoir qui ne le sont pas. Pourtant, ce qui se passe actuellement en Syrie défie les esprits les plus «pervers». Comment expliquer ce terrible aveuglement d'un régime qui avait les possibilités d'organiser un changement pacifique, où le salut, voire la reconversion de ses membres pouvaient être assurés, mais qui a choisi délibérément de déclencher une guerre générale contre sa population ? Ce paysage de tentes blanches alignées en Turquie, où des Syriens terrorisés viennent se réfugier avec femmes et enfants, est l'illustration d'une démarche perverse d'un régime qui a décidé, avec une démesure caricaturale, qu'il était le pays. Et qui pousse les habitants, par la terreur, à le quitter. Bachar Al-Assad aurait pu organiser le passage en douceur vers une nouvelle étape. Mais c'était avant que tant de sang ne coule. Il a voulu reproduire la répression «exemplaire» de Hamma, menée par son père Hafedh Al-Assad contre les Frères musulmans et qui a fait entre 15.000 et 20.000 morts. Bachar Al-Assad s'est trompé d'époque et de peuple. Il y a aujourd'hui de la répression, mais elle n'est plus «exemplaire». Elle crée au contraire plus de contestation et plus de détermination. Le régime syrien, ne connaissant pas d'autre langage que celui de la force, a décidé d'aller vers l'escalade. Bachar Al-Assad accule les Syriens et cherche à les priver de leur pays. Les Syriens désormais ne cherchent plus à comprendre ce qui se passe dans la tête d'un «jeune» président présumé instruit. C'est qu'il n'y a rien à comprendre. Bachar Al-Assad n'est désormais plus un élément de la solution, il est un des premiers éléments du problème. Au Liban, en écho à ce qui se passe en Syrie, des affrontements ont eu lieu entre alaouites (auxquels appartient Bachar Al-Assad) et sunnites. Un régime qui a choisi de dialoguer par le feu avec le peuple et qui n'éprouve aucune honte à ce que ses citoyens fuient par milliers dans un pays voisin, n'hésitera pas jouer sur tous les registres, y compris à allumer les feux des conflits confessionnels. La situation en Syrie est d'une extrême gravité. L'absence d'intervention énergique des régimes arabes et de leur «ligue» face à un régime qui a perdu tout crédit moral est en train de créer les conditions d'une intrusion extérieure qui sera nécessairement dévastatrice. L'engrenage est en marche. Il ne reste plus que l'espoir, ténu, d'une implication politique plus forte et plus énergique de la Turquie pour contraindre le régime à stopper ce jeu de la mort.