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Extraits-Le dernier roman de Yasmina Khadra : Ce que le jour doit à la nuit
Exclusif
Publié dans El Watan le 11 - 09 - 2008

Le torse nu vergeté de traînées noirâtres, ruisselant de sueur, mon père était devenu fou. Il plongeait un misérable seau dans l'abreuvoir, fonçait sur l'incendie, disparaissait au milieu des flammes, revenait chercher de l'eau et retournait en enfer.
Il ne se rendait pas compte du ridicule qui sanctionnait son refus d'admettre qu'il n'y pouvait rien, qu'aucune prière, aucun miracle n'empêcherait ses rêves de partir en fumée. Ma mère voyait bien que tout était perdu. Elle regardait son mari se démener comme un beau diable et craignait de ne plus le voir ressortir du brasier. Mon père était capable de prendre des gerbes à bras-le-corps et de se laisser brûler avec elles. N'était-il dans son élément qu'au milieu de ses champs ? Au lever du jour, mon père continua d'asperger les volutes de fumée qu'exhalaient les touffes calcinées. Il ne restait plus rien des champs et pourtant il s'entêtait à ne pas le reconnaître. Par dépit. (…)
Les chaussées étaient asphaltées, bordées de trottoirs. Je n'en revenais pas, ne savais même pas mettre un nom sur les choses qui me sautaient aux yeux comme des flashes. De très belles demeures s'élevaient de tous les côtés, en retrait derrière des grilles peintes en noir, imposantes et raffinées. Des familles se prélassaient sur les vérandas, autour de tables blanches garnies de carafons et de hauts verres d'orangeade, tandis que des bambins au teint vermeil, avec de l'or dans les cheveux, gambadaient dans les jardins ; leurs rires cristallins giclaient au milieu des feuillages comme des jets d'eau. Il émanait, de ces endroits privilégiés, une quiétude et un bien-être que je ne croyais pas possibles - aux antipodes du relent viciant mon bled où les potagers rendaient l'âme sous la poussière, où les enclos à bestiaux étaient moins affligeants que nos taudis. J'étais sur une autre planète. (…) C'était Oran. (…)
Deux jours plus tard, mon père m'emmena dans la pharmacie de mon oncle. Il tremblait comme un fiévreux, avec ses yeux rouges et sa barbe folle. Mon oncle ne contourna pas son comptoir pour s'approcher de nous. Notre intrusion matinale, à une heure où les boutiquiers commençaient à peine à lever leur rideau de fer, ne lui disait rien qui vaille. Il pensait que mon père était revenu laver l'offense de l'autre jour, et grand fut son soulagement quand il l'entendit dire, d'une voix atone :
Tu avais raison, Mahi. Mon fils n'a aucun avenir avec moi. Mon oncle resta bouche bée. Mon père se mit à croupetons devant moi. Ses doigts me firent mal lorsqu'il me prit par les épaules. Il me regarda droit dans les yeux et me dit :
C'est pour ton bien, mon enfant. Je ne t'abandonne pas, je ne te renie pas ; je cherche seulement à te donner ta chance. Il m'embrassa sur la tête - usage réservé aux doyens révérés -, tenta de me sourire, n'y parvint pas, se releva et quitta brusquement l'officine en courant presque, sans doute pour cacher ses larmes. (…)
Elle me serra très fort contre sa poitrine ; je perçus jusqu'aux battements de son cœur. Elle sentait bon comme un champ de lavande et les larmes qui hésitaient sur le bord de ses paupières accentuaient le vert de ses yeux.
Chère Germaine, dit mon oncle d'une voix frémissante, je te présente Younes, hier mon neveu, aujourd'hui notre fils. Je sentis un frisson traverser le corps de la femme ; la larme qui miroitait d'émotion sur le bord de ses cils roula d'une traite sur sa joue.
Jonas, dit-elle en essayant d'étouffer un sanglot, Jonas, si tu savais combien je suis heureuse !(…)
Je m'appelle Younes, lui rappelai-je. Elle me gratifia d'un sourire attendri, glissa la paume de sa main sur ma joue et me souffla à l'oreille :
Plus maintenant, mon chéri… (…)
Un soir, qui ne ressemblait pas aux précédents, mon oncle m'autorisa à rejoindre ses invités dans le salon. Il me présenta à eux avec fierté. Je reconnaissais quelques têtes, mais l'ambiance était moins tendue, presque solennelle. Une seule personne se permettait de discourir. Lorsqu'elle ouvrait la bouche, ses compagnons s'agrippaient à ses lèvres et buvaient ses paroles avec infiniment de délectation. Il s'agissait d'un invité de marque, charismatique, devant lequel mon oncle était en admiration… Ce ne fut que beaucoup plus tard, en parcourant un magazine politique, que je pus mettre un nom sur son visage : Messali Hadj, figure de proue du nationalisme algérien. (…) Mon oncle avait vu juste. Río Salado était un bon endroit pour se reconstruire. Notre maison s'élevait sur le flanc est du village, assortie d'un jardin magnifique et d'un balcon donnant sur un océan de vignes. C'était une grande maison, vaste et aérée, avec un rez-de-chaussée au plafond haut réaménagé en pharmacie que prolongeait une arrière-boutique mystérieuse truffée d'étagères et de placards secrets. Un escalier en colimaçon menait à l'étage et débouchait sur un immense salon autour duquel s'articulaient trois grandes chambres et une salle de bains recouverte de faïences dont la baignoire en fonte reposait sur des pattes de lion en bronze. Je me sentis dans mon élément à l'instant où, penché sur la balustrade inondée de soleil, mon regard fut happé par le vol d'une perdrix et faillit ne plus revenir. (…)
Isabelle m'avait saisi par le coude et présenté aux siens : « C'est mon camarade préféré ! » Mon premier baiser, c'est à elle que je le dois. Nous étions dans le grand salon, chez elle, au fond d'une alcôve coincée entre deux portes-fenêtres. Isabelle jouait du piano, le dos roide et le menton droit. Assis à côté d'elle sur le banc, je contemplais ses doigts fuselés qui couraient comme des feux follets sur les touches du clavier. Elle avait un talent fou. Soudain, elle s'était arrêtée et, avec infiniment de délicatesse, avait rabattu le couvercle sur le clavier. Après une courte tergiversation, ou bien une courte méditation, elle s'était retournée vers moi, m'avait pris le visage entre ses mains et avait posé ses lèvres sur les miennes en fermant les yeux d'un air inspiré. Le baiser m'avait paru interminable. Isabelle avait rouvert les yeux avant de se retirer.
Vous avez senti quelque chose, monsieur Jonas ?
Non, lui répondis-je.
Moi non plus. C'est curieux, au cinéma, ça m'a semblé grandiose… (…)
Notre premier été à Río Salado débuta mal. Le 3 juillet 1940, le pays fut ébranlé par l'opération Catapult qui vit l'escadre britannique « Force H » bombarder les vaisseaux de guerre français amarrés en rade à la base navale de Mers el-Kébir. Trois jours après, ne nous laissant même pas le temps de mesurer l'ampleur de la catastrophe, les avions de Sa Majesté revinrent achever leur travail de sape. Le neveu de Germaine, cuistot sur le cuirassé Dunkerque, figurait parmi les mille deux cent quatre-vingt-dix-sept marins tués lors de ces raids. Mon oncle, sombrant progressivement dans une sorte d'autisme chronique, refusa de nous accompagner aux funérailles, et nous dûmes partir sans lui, Germaine et moi. Nous trouvâmes Oran en état de choc. Toute la ville se bousculait sur le Front de mer, sidérée par l'agitation cauchemardesque autour de la base en flammes. Certains bateaux et édifices brûlaient depuis la première attaque ; leurs fumées noires asphyxiaient la cité et noyaient la montagne. (…)
Je sortis l'argent que m'avait confié Germaine pour elle et n'eus pas le temps de le lui tendre. La main de ma mère fondit tel un éclair sur les quelques fafiots et les escamota aussi vite qu'un prestidigitateur. Elle me poussa dans notre réduit et, une fois à l'abri, elle ressortit de son giron l'argent et le compta à maintes reprises pour s'assurer qu'elle ne rêvait pas. J'avais honte de sa fébrilité, honte de ses cheveux hirsutes qui, de toute évidence, n'avaient pas connu un peigne depuis des lustres, honte de son haïk usé jusqu'à la trame qui pendouillait sur ses frêles épaules telle une vieille tenture, honte de la famine et des affres qui la défiguraient, elle qui fut belle comme le lever du jour.
C'est beaucoup d'argent, me dit-elle. C'est ton oncle qui me l'envoie ? Redoutant une réaction malencontreuse semblable à celles de mon père, je mentis :
Ce sont mes économies.
Tu travailles ?
Oui.
Tu n'es plus à l'école ?
Si.
Je ne veux pas que tu quittes l'école. Je veux que tu deviennes un savant, que tu vives tranquille jusqu'à la fin de tes jours… Compris ?… Je veux que tes enfants n'aient pas à crevoter comme des chiots. (…)
André n'exagérait pas ; les Américains étaient partout, sur les boulevards comme sur les chantiers, promenant leurs half-tracks au milieu des dromadaires et des tombereaux, déployant leurs unités à proximité des douars nomades, saturant l'atmosphère de poussière et de vacarme. Leurs officiers, décontractés à bord de leurs minuscules jeeps, se taillaient des passages dans les cohues à coups de klaxon. D'autres, sapés comme des dieux, se délassaient sur les terrasses en galante compagnie tandis qu'un phonographe diffusait des morceaux de Dina Shore. Oran s'était mise à l'heure américaine. Uncle Sam n'avait pas débarqué que ses troupes, il s'était amené avec sa culture aussi : boîtes de rations garnies de lait concentré, de barres de chocolat, de corned-beef ; chewing-gum, Coca-Cola, bonbons Kindy, fromage rouge, cigarettes blondes, pain de mie. Les bars s'initiaient à la musique yankee, et les yaouled, petits cireurs reconvertis en marchands de journaux, couraient d'une place publique à un arrêt de tramway en criant Stars and Stripes dans une langue indéchiffrable. (…)
Et arriva le 8 mai 1945. Alors que la planète fêtait la fin du Cauchemar, en Algérie un autre cauchemar se déclara, aussi foudroyant qu'une pandémie, aussi monstrueux que l'Apocalypse. Les liesses populaires virèrent à la tragédie. Tout près de Río Salado, à Aïn Témouchent, les marches pour l'indépendance de l'Algérie furent réprimées par la police. À Mostaganem, les émeutes s'étendirent aux douars limitrophes. Mais l'horreur atteignit son paroxysme dans les Aurès et dans le nord-Constantinois où des milliers de musulmans furent massacrés par les services d'ordre renforcés par des colons reconvertis en miliciens.
Ce n'est pas possible, chevrotait mon oncle en tremblant dans son pyjama de grabataire. Comment ont-ils osé ? Comment peut-on massacrer un peuple qui n'a pas encore fini de pleurer ses enfants morts pour libérer la France ? Pourquoi nous abat-on comme du bétail simplement parce que nous réclamons notre part de liberté ? Il était dans tous ses états. Livide, le ventre plaqué contre sa colonne vertébrale, il butait dans ses pantoufles en arpentant le salon. (…)
Elle joignit ses mains autour de l'arête de son nez, sans me quitter des yeux. Après une courte méditation, elle releva le menton :
J'irai droit au but, monsieur Jonas… Vous êtes musulman, un bon musulman d'après mes informations, et je suis catholique. Nous avons cédé, dans une vie antérieure, à un moment de faiblesse. J'ose espérer que le Seigneur ne nous en tienne pas rigueur. Il ne s'agissait que d'un dérapage sans lendemain… Toutefois, il existe un péché de la chair qu'Il ne saurait absoudre ou supporter : l'inceste !… Ses yeux me fusillèrent en lâchant le mot.
Il est la pire des abominations.
Je ne vois pas où vous voulez en venir.
Mais nous sommes en plein dedans, monsieur Jonas. On ne couche pas avec la mère et la fille sans offenser les dieux, leurs saints, les anges et les démons ! Elle redevint cramoisie, et le blanc de ses yeux cailla comme du lait. Son doigt se voulut glaive quand elle tonna :
Je vous interdis de vous approcher de ma fille…
Cela ne m'a pas traversé l'esprit…
Je crois que vous ne m'avez pas très bien comprise, monsieur Jonas. Je me contrefiche de ce qui vous trotte ou non dans la tête. Vous êtes libre de vous imaginer ce que vous voulez. Ce que je veux est que vous vous teniez le plus loin possible de ma fille. Et vous allez me le jurer ici, et tout de suite. (…)
Il y a très longtemps, monsieur Sosa, bien avant vous et votre arrière-arrière-grand-père, un homme se tenait à l'endroit où vous êtes. Lorsqu'il levait les yeux sur cette plaine, il ne pouvait s'empêcher de s'identifier à elle. Il n'y avait pas de routes ni de rails, et les lentisques et les ronces ne le dérangeaient pas. Chaque rivière, morte ou vivante, chaque bout d'ombre, chaque caillou lui renvoyaient l'image de son humilité. Cet homme était confiant. Parce qu'il était libre. (…) C'est parce qu'il ne voulait de mal à personne qu'il se croyait à l'abri des agressions jusqu'au jour où, à l'horizon qu'il meublait de ses songes, il vit arriver le tourment. On lui confisqua sa flûte et son gourdin, ses terres et ses troupeaux, et tout ce qui lui mettait du baume à l'âme. Et aujourd'hui, on veut lui faire croire qu'il était dans les parages par hasard, et l'on s'étonne et s'insurge lorsqu'il réclame un soupçon d'égards… Je ne suis pas d'accord avec vous, monsieur. Cette terre ne vous appartient pas. Elle est le bien de ce berger d'autrefois dont le fantôme se tient juste à côté de vous et que vous refusez de voir. Puisque vous ne savez pas partager, prenez vos vergers et vos ponts, vos asphaltes et vos rails, vos villes et vos jardins, et restituez le reste à qui de droit.
Tu es un garçon intelligent, Jonas, rétorqua-t-il, nullement impressionné. Tu as été élevé au bon endroit, restes-y. Les fellagas ne sont pas bâtisseurs. On leur confierait le paradis qu'ils le réduiraient en ruines. Ils n'apporteront à ton peuple que malheurs et désillusions.
Vous devriez jeter un œil sur les hameaux alentour, monsieur Sosa. Le malheur y sévit depuis que vous avez réduit des hommes libres au rang de bêtes de somme. Sur ce, je le plantai là et regagnai ma voiture, la tête sifflant telle une cruche ouverte aux quatre vents. (…)
On me séquestra dans un cachot nauséabond, au milieu de rats et de blattes. Krimo voulait savoir qui était le « fellaga », depuis quand je l'approvisionnais en produits pharmaceutiques. Je lui répondais que je ne le connaissais pas. Il me plongeait la tête dans une bassine remplie de rinçures, me flagellait avec une cravache tressée ; je m'entêtais à répéter que le « fell » n'était jamais venu chez moi. Krimo pestait, me crachait dessus, me shootait dans les flancs. Il n'obtint rien de moi. Il me céda à un vieil homme décharné, au long visage gris et aux yeux perçants. Ce dernier commença par me dire qu'il me comprenait, qu'au village, on était certain que je n'avais rien à voir avec les « terroristes », qu'ils m'avaient forcé à collaborer avec eux. Je persistai à nier en bloc. Les interrogatoires s'enchaînèrent, les uns piégés, les autres musclés. Krimo attendait la nuit pour revenir à la charge et me torturer. Je tins bon. Au matin, la porte s'ouvrit sur pépé Rucillio. Il était accompagné d'un officier en tenue de combat.
Nous n'en avons pas fini avec lui, monsieur Rucillio.
Vous perdez votre temps, lieutenant. Il s'agit d'un triste malentendu. (…)
Oran retenait son souffle en ce printemps 1962. Je cherchais Emilie. J'avais peur pour elle. J'avais besoin d'elle. Je l'aimais, et je revenais pour le lui prouver. Je me sentais en mesure de braver les ouragans, les tonnerres, l'ensemble des anathèmes, et les misères du monde entier. Je n'en pouvais plus de me languir d'elle. Je n'en pouvais plus de tendre la main vers elle et de ne rencontrer que son absence au bout de mes doigts. Je me disais : Elle va te repousser, elle va te dire des mots très durs, elle va te faire tomber le ciel sur la tête ; cela ne me dissuadait pas. (…) Mais où la trouver dans une ville en état de siège, dans une arène à ciel ouvert, au milieu du chaos et de la furie des hommes ? L'Algérie algérienne naissait au forceps dans une crue de larmes et de sang ; l'Algérie française rendait l'âme dans de torrentielles saignées. Et toutes les deux, laminées par sept ans de guerre et d'horreur, bien qu'au bout du rouleau, trouvaient encore la force de s'entredéchirer comme jamais. (…)
Emilie me considéra en se demandant si j'étais de chair et de sang.
C'est moi.
Oui ?… Son visage était un morceau d'airain, un miroir aveugle. Je n'arrivais pas à croire qu'elle puisse m'accueillir avec une telle insensibilité.
Je t'ai cherchée partout.
Pourquoi ? La question me prit de court. J'en perdis l'ensemble de mes moyens. Comment pouvait-elle ne rien saisir de ce qui crevait les yeux ? Mon enthousiasme accusa le coup, vacilla tel un boxeur sonné au milieu du ring. J'étais consterné, freiné net dans mon élan. Je m'entendis bredouiller :
Comment ça, pourquoi ?… Je ne suis ici que pour toi.
Nous nous sommes tout dit, à Oran. Seules ses lèvres avaient remué dans son visage.
A Oran, les choses étaient autres.
A Oran ou à Marseille, c'est du pareil au même. (…)
S'il n'y avait qu'un seul instant de notre vie à emporter pour le grand voyage, lequel choisir ? Au détriment de quoi et de qui ? Et surtout, comment se reconnaître au milieu de tant d'ombres, de tant de spectres, de tant de titans ?… Qui sommes-nous au juste ? Ce que nous avons été ou bien ce que nous aurions aimé être ? Le tort que nous avons causé ou bien celui que nous avons subi ? Les rendez-vous que nous avons ratés ou les rencontres fortuites qui ont dévié le cours de notre destin ? Les coulisses qui nous ont préservés de la vanité ou bien les feux de la rampe qui nous ont servi de bûchers ? Nous sommes tout cela en même temps, toute la vie qui a été la nôtre, avec ses hauts et ses bas, ses prouesses et ses vicissitudes ; nous sommes aussi l'ensemble des fantômes qui nous hantent… nous sommes plusieurs personnages en un, si convaincants dans les différents rôles que nous avons assumés qu'il nous est impossible de savoir lequel nous avons été vraiment, lequel nous sommes devenus, lequel nous survivra. (…)


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