Dans sa grandiose et tragique épopée (L'Opium et le bâton), Mouloud Mammeri a dépeint des personnages qui sont tour à tour violents, tendres, audacieux, déconcertés. Ses « héros et anti-héros » luttent avec acharnement pour trouver une place ou se reconnaître dans un monde, une époque (celle de la guerre d'Algérie) où les rapports anciens sont rompus, où tout s'est embrouillé, où la terre elle-même s'est « cabrée ». Calcinées et imbibées de sang, la terre du « village », ses rues, ses maisons et sa végétation s'élèvent sur la toile de fond tel un ciel brouillé par un crépuscule hivernal. La cruauté de l'armée coloniale plonge toute la communauté du « village » dans un impuissant désespoir. Ceux qui n'ont pas compris la « vérité du moment » rejoignent les bourreaux, leurs bourreaux. Cependant, leur désenchantement sera horrible et insupportable, comme ce « biaâ »(1) qui trahit « les siens » pour … un morceau de pain ! A l'opposé des désespérés,les « audacieux » se laissent emporter par le torrent de la lutte. Ils rejoignent le courant libérateur. Le lecteur neutre de L'Opium et le bâton, celui qui n'a pas connu « la guerre d'Algérie » ou n'a rien lu sur sa cruauté dira, au fur et à mesure de l'approche de la fin du roman : de quelque façon qu'ait changé le caractère du « conflit » dramatique, l'homme reste toujours au centre de la vision du romancier Mouloud Mammeri. Il est là sous la « kachabia » ou le burnous de chaque personnage du roman. Il est même dans le mouvement des mains de cette « grand-mère kabyle » roulant le couscous, défiant avec un regard malicieux, mais ô combien courageux, les hordes coloniales déchaînées. Dans L'Opium et le bâton, l'homme est omniprésent, avec sa conscience, sa perception du monde, son destin. En effet, le roman nous présente ou plutôt nous fait vivre des destinées humaines, amères et belles, difficiles et … heureuses. A la différence de ses autres romans, Mouloud Mammeri a écrit là une véritable épopée sur la « guerre d'Algérie ». Risquons de dire : que c'est la plus grande épopée jamais écrite sur le conflit algéro-français de 1954-1962. Avec un scrupuleux esprit analytique, notre grand romancier a décrit dans L'Opium et le bâton les tourments de toute une époque, la lutte acharnée de tout un peuple assoiffé de liberté, tout en mettant à nu implacablement les erreurs d'un colonialisme aveugle, inhumain et raciste. (1) Dans ce bref article, j'ai évité, pour des raisons journalistiques évidentes, d'énumérer les scènes ou de nommer les personnages du roman largement connus de par les nombreuses rediffusions télévisuelles du film L'Opium et le bâton, réalisé par Ahmed Rachedi. Sobriquet désignant « le traître » durant la guerre d'Algérie.
