Le phénomène s'est accentué ces dernières années avec la relance des différents programmes d'aide de l'Etat. Dans des cités populaires, des bénéficiaires de logements n'ont jamais rejoint leurs appartements. A leur place, de nouveaux résidants s'installent sans qu'ils soient inquiétés. Dans la proche banlieue est d'Alger, à la cité El Qaria (Zéralda), des appartements sont restés vides. Au grand étonnement des voisins intrigués par l'absence de ces bénéficiaires qui étaient sur les mêmes listes de bénéficiaires qu'eux. «Des dizaines d'appartements sont fermés à double tour depuis la distribution des clefs. Dans mon immeuble, j'en ai compté trois. Ce n'est que ces derniers jours que j'ai remarqué un petit mouvement chez mon voisin du 4e. Le bénéficiaire a, paraît-il, sous-loué ou même vendu son appartement à une employée de banque. On nous dit que l'OPGI fait des contrôles inopinés. C'est juste des paroles en l'air. Qui osera débusquer ces gens qui bénéficient des largesses de l'Etat ? Aucun n'aura ce courage», estime un septuagénaire, ancien résidant d'un quartier de la commune de Sidi M'hamed, en montrant du doigt des appartements aux volets clos. Aux Bananiers, dans la commune de Mohammadia, des soupçons pèsent là aussi sur certains bénéficiaires de logements de cette cité construite à proximité des barres d'immeubles AADL. Si une partie des logements avait été cédée à des éléments de la police et à des employés du Centre des titres sécurisés (CTS) d'El Hamiz, un quota a été réservé aux familles à faible revenu. Mais là encore, des voisins ont remarqué l'absence prolongée de résidants du site, squatté momentanément par les occupants des caves des cités de Bab Ezzouar. «Des voisins changent constamment. Normalement les logements sont occupés par des familles bien identifiées. J'ai remarqué que mon voisin de palier a disparu quelques mois après la distribution des clefs. Il aurait cédé son appartement à un proche», raconte Slimane, qui s'étonne que l'Etat ferme les yeux sur de tels agissements. A Aïn Naâdja (Gué de Constantine), localité aux tentaculaires cités, les transactions sont connues de la population et même des services de l'OPGI. «Ici, des gens ont bénéficié du logement social, alors qu'ils n'y ont pas droit. Des maires, du temps où ils avaient les coudées franches, ont octroyé des appartements à des célibataires, qui au bout de quelques mois ont vendu le logement et ont quitté précipitamment les lieux», explique un ancien élu de l'APC de Gué de Constantine, qui précise que des élus des différentes APC, surtout parmi les plus importantes, ont fait «bénéficier aux copains et aux coquins» des logements, construits suite à l'embellie financière qu'a connue l'Etat ces quinze dernières années. Où trouver ces logements ? Les «semsars» (intermédiaires), certaines agences immobilières indélicates proposent à des personnes intéressées ces logements. «Ce genre de trafic expose à des poursuites. Les transactions se passent souvent dans un cadre familial, mais pas uniquement. Il y a des agents immobiliers qui proposent ce genre de logements. Aucun encart, pas de publicité à l'entrée de leur bureau, rien, nada. La transaction est faite dans l'illégalité la plus totale», raconte un «semsar» de Belouizdad, qui a eu à traiter ce genre d'affaires «scabreuses». Complicité à tous les niveaux Pourquoi ces situations sont-elles devenues persistantes dans le parc locatif ? Les complicités sont à tous les niveaux de la chaîne de distribution des logements : de l'élu communal en passant par les différents services de la wilaya et des OPGI, certains notaires ou encore des agences immobilières. L'omerta est la règle parmi toute cette faune de trafiquants, qui font du programme social un juteux fonds de commerce. «La rente a poussé les élus à être complices de ces transactions et même à en tirer profit, eux et leurs proches. Dans chaque opération de distribution de logements sociaux du RHP (débidonvillisation), un quota de 10 à 20% de logements est réservé à de vrais-faux demandeurs qui ne sont même pas sur le site ciblé par l'administration. Certes, les présidents d'APC n'ont plus la prérogative d'octroyer des logements depuis 2008, mais le trafic est toujours là, puisque les dossiers sont déposés chez eux et les enquêteurs leur sont proches», soutient un DEC devenu élu d'une commune qui a accueilli d'importants sites à la périphérie de la capitale. Au ministère de l'Habitat, une source nous signale que le problème de l'occupation illégale et la vente de logements au marché noir est «à déceler à la source». «Des logements sont octroyés par des commissions de distribution de daïra à des personnes qui n'y ouvrent pas droit. Les autorités s'appuyaient exclusivement sur le certificat négatif, ou CF1, délivré par la Conservation foncière. Depuis 2013, le ministère a décidé que ce document ne doit plus être exigé aux souscripteurs pour la constitution du dossier de logement social et pour accéder à l'aide de la Caisse nationale du logement (CNL). Le filtre national des bénéficiaires de logements publics, d'aides de l'Etat et de lots de terrains publics, qui n'a été mis en place qu'avec l'arrivée de M. Tebboune, n'est pas complètement efficace quand, par exemple, des personnes, qui bénéficient de complicités dans l'administration, peuvent trafiquer des papiers dans leur wilaya d'origine», signale un cadre de ce ministère qui a requis l'anonymat. Intervenant au Sénat, Abdelmadjid Tebboune a parlé de la révision des modes de distribution mais a évoqué le travail des notaires. Pointés du doigt, certains notaires s'adonnent à ce genre de micmac sans craindre une réaction des autorités. Si cet auxiliaire de justice sait qu'il ne peut pas rédiger un acte de propriété aux nouveaux usufruitiers illégaux, il peut rédiger d'autres actes pour «formaliser» la transaction. Un subterfuge a ainsi été trouvé pour contourner la réglementation, des particuliers bien inspirés et prêts à payer rubis sur l'ongle font rédiger par le notaire une reconnaissance de dette, une promesse de vente ou un acte de gardiennage. «Le notaire a d'autres instruments dans sa besace. Le vendeur, l'acheteur et celui qui rédige le document se mettent à l'abri de toute poursuite. L'acquéreur s'installe dans son nouvel appartement et le vendeur empoche son argent. Le loyer est payé par le nouvel occupant, mais les papiers restent inchangés Le nouveau résidant prend quelques risques. Il sait qu'il ne dispose pas d'un titre de propriété et le bien immobilier incessible reste au nom du premier locataire. Donc, il est impossible pour lui de louer, d'hypothéquer et encore moins de vendre», signale un notaire algérois qui a requis l'anonymat, reconnaissant qu'il a lui-même été «approché» par des «rabatteurs», qui voulaient «faire vendre» des logements de type social. L'administration est dénoncée pour être le «facilitateur» de toutes les magouilles… «L'Etat a beau changer le titulaire de celui qui affecte, rien ne va changer. Auparavant, c'était l'APC qui distribuait. Maintenant, la prérogative est revenue à une commission de daïra et les président d'APC ne sont que des membres parmi d'autres. Cela n'empêche pas les interventions d'élus ou même de cadres de la wilaya ou des OPGI ou d'un autre service de l'Etat en faveur d'un frère, d'un cousin ou même d'une compagne cachée. Le malheur, c'est que ces gens ont déjà des logements ou ont déjà bénéficié d'une aide de l'Etat», s'indigne un responsable de la wilaya d'Alger bénéficiaire depuis presque une dizaine d'années d'un important programme de relogement (RHP, vieux bâti, etc.). Qui contrôle qui ? Les APC ou les OPGI ont-elles la possibilité de contrôler si des soupçons pèsent sur des résidants ? L'APC d'Alger-Centre, qui a disposé de quotas de logements importants, a eu affaire à des cas de vente et d'occupation illégale de logements LPL. «Il n'est pas facile de faire constater ce genre de transaction. Le loyer est toujours payé à temps. L'occupant se dérobe en prétextant qu'il est là pour garder juste l'appartement. J'ai eu à traiter un cas à Baba Hassen. Il a fallu un huissier, mandaté par la justice, pour constater cette situation. La procédure en justice a été très longue, deux à trois ans», révèle le président de l'APC d'Alger-Centre, Abdelhakim Bettache, estimant que la mission de contrôle doit être confiée aux services de sécurité. Le ministre de l'Habitat, qui a avancé un chiffre de 20% d'occupations illégales de logements sociaux, a annoncé que les OPGI ont lancé une opération d'inspection à travers les différentes wilayas du pays pour recenser le nombre de logements occupés par des non-bénéficiaires. «Le chiffre du ministre est sous-évalué. Il y a dans la seule wilaya d'Alger des milliers de logements sociaux attribués et vendus ou occupés dans l'illégalité. Des enquêtes ont touché des présidents d'APC, des DEC, des employés des OPGI et même des cadres de différentes administrations décentralisées du ministère de l'Habitat. Rien d'important n'en est sorti. La machine n'est pas facile à faire bouger vu les importantes complicités dans les rouages de l'Etat, même au plus haut niveau», dénonce une source au ministère de l'Habitat. Les services de sécurité ont interpellé des responsables et les ont présentés devant la justice. Des directeurs d'OPGI ont été démis de leurs fonctions, après l'arrivée de l'actuel ministre de l'Habitat «bien décidé à mener la bataille contre tous ces trafiquants», signale notre source. Qu'adviendra-t-il des logements vendus illégalement ? Abdelmadjid Tebboune a annoncé que le gouvernement pourrait procéder à la régularisation des logements sociaux vendus au marché noir «afin d'empêcher les propriétaires de bénéficier des différents programmes de logements publics». «S'il est établi qu'un nombre important de logements sociaux ont été vendus illégalement, le ministère de l'Habitat proposera la régularisation de la situation à travers la légalisation de la vente entre le vrai bénéficiaire et les occupants effectifs par acte notarié», a-t-il expliqué. On croit savoir que le gouvernement a pris une décision et la «légalisation» des transactions passées pourrait intervenir dans les prochains jours à la faveur d'un Conseil des ministres, signale-t-on.