Alors que le régime, confronté depuis fin 2015 à un mouvement de protestation antigouvernemental inédit en 25 ans, a fait libérer des centaines de prisonniers ces dernières semaines, l'instauration de l'état d'urgence sonne comme une tentative de reprise en main de la situation par les tenants de la ligne dure. Ainsi, c'est le ministre de la Défense, Siraj Fegessa, qui s'est présenté devant la presse éthiopienne hier pour expliquer les tenants et les aboutissants de l'état d'urgence, tout en prenant soin de réfuter «les fausses rumeurs sur une prise de contrôle du gouvernement par l'armée». Décidé vendredi avec effet immédiat lors d'un conseil des ministres, «l'état d'urgence sera en place pour six mois et il doit être présenté au Parlement et approuvé d'ici 15 jours», a-t-il indiqué. Actuellement en congés, le Parlement, entièrement contrôlé par la coalition au pouvoir (EPRDF) et ses alliés, devrait selon toute vraisemblance entériner cette mesure qui restreint un peu plus les faibles libertés publiques dont jouissent les Ethiopiens en temps normal. Décidé, selon le gouvernement, en raison du risque de nouveaux «affrontements sur des lignes ethniques», de la nécessité de protéger l'ordre constitutionnel et celle de préserver le pays du «chaos et du désordre», l'état d'urgence prévoit notamment l'interdiction des manifestations, selon la radio d'Etat Fana. Il donne la possibilité aux forces de sécurité, fédérales, régionales, milices locales, désormais placées sous un commandement unique, d'arrêter quiconque sans mandat. De son côté, l'ambassade des Etats-Unis à Addis-Abeba a fait part, hier dans un communiqué, de son «profond désaccord» avec la décision du gouvernement éthiopien d'instaurer l'état d'urgence pour six mois. «Nous reconnaissons et partageons les inquiétudes exprimées par le gouvernement concernant de violents incidents et la perte de vies humaines, mais nous croyons fermement que la réponse est plus de liberté, pas moins», poursuit le communiqué de l'ambassade des Etats-Unis, traditionnel allié du gouvernement éthiopien dans la région, notamment en raison du rôle d'Addis-Abeba dans la lutte, depuis de longues années, contre les islamistes radicaux dans la Corne de l'Afrique. Et d'ajouter : «Nous enjoignons fermement le gouvernement à revoir cette approche et à identifier d'autres moyens pour protéger vies et propriétés tout en préservant et même en élargissant l'espace pour un dialogue sincère (…).» Pour l'ambassade des Etats-Unis, «la déclaration de l'état d'urgence sape les récentes avancées en vue de la création d'un espace politique plus ouvert, y compris la libération de milliers de prisonniers». «Les restrictions imposées à la capacité du peuple éthiopien de s'exprimer pacifiquement envoient le message qu'ils ne sont pas entendus», observe la représentation américaine en Ethiopie. L'instauration de l'état d'urgence a été décidée au lendemain de la démission surprise du Premier ministre Hailemariam. Sous pression au sein d'une coalition au pouvoir traversée par de fortes dissensions, il n'a pas résisté à la crise politique actuelle, la plus profonde du régime depuis son accession en 1991 à la tête du pays. Le mouvement de protestation a débuté fin 2015 en région oromo (sud et ouest), la plus importante ethnie du pays, puis s'était étendu courant 2016 à d'autres régions, dont celle des Amhara (nord). Sa répression a fait au moins 940 morts, selon la Commission éthiopienne des droits de l'homme, liée au gouvernement. Un calme relatif n'est revenu qu'avec l'instauration d'un état d'urgence entre octobre 2016 et août 2017 et au prix de milliers d'arrestations. Ces manifestations constituent avant tout l'expression d'une frustration des Oromo et des Amhara, qui représentent environ 60% de la population, face à ce qu'ils perçoivent comme une sur-représentation de la minorité des Tigréens au sein du Front démocratique révolutionnaire des peuples éthiopiens (EPRDF), la coalition qui renversa le dictateur Mengistu Hailé Mariam en 1991. Les manifestants dénonçaient également une limitation des libertés individuelles et un déséquilibre dans le partage des richesses. Ces dernières semaines, les autorités éthiopiennes ont toutefois libéré des centaines de prisonniers, dont des figures de l'opposition et des journalistes, et abandonné des poursuites, à la suite de la promesse du Premier ministre, le 3 janvier, de libérer un certain nombre d'hommes politiques pour «améliorer le consensus national». Outre cette crise politique, le gouvernement fédéral a été confronté à des affrontements entre membres des ethnies oromo et somali qui ont fait un million de déplacés en 2017.