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Extrait du roman de Boudjedra : Les figuiers de Barbarie
Publié dans El Watan le 17 - 04 - 2010

Lui, toujours avec cet air froissé, cette peau chiffonnée, ce teint jaunâtre et ces yeux tellement tristes ! Avec ce visage absent posé sur des costumes de grandes marques, mais jamais de cravate. Des chemises, plutôt à col ouvert, l'été, et des pulls en cachemire l'hiver. Me rappelant cette élégance vestimentaire, ces fameux placards, pendant notre enfance et notre adolescence, qui contenaient une dizaine de costumes luxueux. Et puis, en bas des placards, une dizaine de paires de chaussures italiennes, aux couleurs assorties à celles des costumes, des chemises et des pulls, comme éternellement neuves et dont il émanait une odeur de cuir brut qui me faisait tourner la tête et me laissait jaloux mais surtout étonné devant ce luxe. Ces vêtements venus de là-bas, d'un quelque part fascinant, un monde que l'on connaissait à travers ses journaux, ses livres, ses films d'une façon très vague, mystérieuse et surtout hostile.
D'autant plus que son père possédait une penderie beaucoup plus importante, que je n'avais jamais vue, mais devinée à travers celle du fils et matérialisée à travers le père qui portait ses costumes d'une façon sobre, militaire, presque figée. Jamais le même costume, à la différence de son fils, avec des cravates de très belle qualité assorties, souvent, à la couleur de ses yeux. Ces yeux bleu. Topaze ? Turquois ? selon la lumière et la qualité de l'atmosphère. Tous ces costumes, qui lui donnaient un air efféminé, timide presque. Et cette gueule, pas du tout un visage ! mais une gueule dont les traits fins, la chevelure blonde coiffée avec une raie à gauche, explosaient littéralement à la face de ses interlocuteurs, tant il était beau, et silencieux, comme si sa beauté le rendait susceptible avec les hommes et maladroit avec les femmes.
Lui, Omar, le fils, était plutôt quelconque, malingre, avec un teint noiraud et des cheveux frisés. Il ne ressemblait ni à son père ni à sa mère. Il en était l'antithèse. Physiquement, tout les opposait. Moralement, ils étaient les mêmes. Très copains, très complices, mais jamais d'effusion, jamais d'étreinte, jamais rien. Dès qu'on les voyait ensemble, on comprenait très vite qu'ils communiquaient à merveille grâce à un fluide continu qui passait entre eux. Omar avait presque le même âge que moi et à mesure que nous avancions dans nos vies, il faisait semblant de prendre ses distances. Moi aussi. Mais nous nous portions une sorte d'estime, depuis toujours, depuis la période des placards pleins de beaux costumes et de belles chaussures et qu'il ouvrait, chaque été, lorsque nous venions, ma famille et moi, dans cette petite ville de l'Est algérien pour y passer nos vacances, d'une façon théâtrale, pour exhiber son trésor dont j'étais quelque peu jaloux, parce que moi je ne possédais aucun costume mais deux vestes, deux pantalons et une seule paire de chaussures que je portais jusqu'à l'usure totale.
Cette estime doublée d'une sorte d'admiration avait donc perduré, et là, le voyant dans ce hall de l'aéroport d'Alger, avec cette tête ravagée par la mélancolie et l'alcool, posée sur un costume alpaga raffiné, dont on ne pouvait même pas déceler la couleur. Là je me dis : « Il ne changera donc jamais ! » Puis quand nos deux regards se croisèrent, je m'empressai d'aller vers lui, alors qu'il ne se pressait pas beaucoup pour venir à ma rencontre, bien qu'il en mourût d'envie. Il faisait semblant. C'était sa façon d'être coquet.
Omar avait faim de tendresse.
Je me hâtais, sachant qu'il était susceptible et qu'il était devenu aigri, triste et malheureux, malgré sa réussite professionnelle et ses beaux costumes. (…)
Je n'aime pas les gens heureux. Le bonheur m'a toujours ennuyé. Omar était malheureux, c'est pourquoi je l'aimais. J'avais besoin de son malheur et de cette admiration que je lui vouais secrètement. Mes rapports avec lui étaient quand même étranges. Cela ne me ressemblait pas de profiter du malheur des autres, mais le sien, ce destin dramatique et incohérent, me fascinait, car il résumait à lui seul toute l'histoire tragique de mon pays. Il émanait d'Omar, de son histoire familiale, de son refus d'être honnête et lucide face à l'enchevêtrement des événements, une sorte de radiographie sur laquelle on pouvait lire - certes difficilement - cette histoire collective, effroyable et douloureuse de l'Algérie.
Chaque fois que je le rencontrais, Omar m'imprégnait de sa douleur. C'étaient plutôt des impressions, des sensations, quelque chose de fugitif. Tous ces stigmates accumulés par mon cousin après cette douloureuse période s'enrichissaient les uns les autres de rajouts, avec des sens cachés, se distinguant grâce à des nuances et des différences ténues, quelque peu délavées, gonflées sous l'effet de la mémoire devenue confuse à force de frôler la mort. D'un danger à l'autre, d'une perte de conscience à l'autre, elles avaient plus de consistance, étaient plus ramassées sur elles-mêmes. (…)
La guerre, c'est-à-dire cette douteuse sensation qui serpente à travers le réseau des nerfs tendus à cran, de la moelle épinière qui fuit, des vaisseaux qui durcissent, des os et des colonnes vertébrales de nos compagnons valeureux et de nos adversaires pitoyables, tachant l'ocre du cadastre à la fois hostile et hospitalier. Morceaux de cervelle qui éclaboussent l'espace et nous apparaissent à travers les larmes et la sueur surabondante, malgré cette calamité, cette terreur et cette cécité dues à ce trop de soleil rouge, ce trop de ciel bleu, ce trop de neige blanche, ce trop d'eau des lacs cristallins, ce trop de pluie, ce trop de canicule et ce trop de verglas. Notre rancune était inépuisable. Mitrailles et bouts de plomb effilés grêlant l'air comme les trombes d'eau de notre enfance. Nous étions trop jeunes et lorsque la nuit tombait, certains d'entre nous réclamaient leurs mamans en hurlant ou en suppliant vainement des chefs implacables.
Dès le soleil levé, l'orgueil nous reprenait et nous devenions avides de violences, de prouesses militaires, de hauts faits d'armes, de bravoure et d'héroïsme jusqu'au vertige. Ce sentiment que les montagnes marchaient vers nous ! Ivresse de la vengeance ? Cruauté de l'esclave qui se déchaîne après un siècle et demi de silence, de peur, d'obséquiosité ? Peut-être. Mais nos vieilles armes ? Nous en manquions cruellement et lorsque Henri Maillot, un communiste pied-noir, s'empara d'une énorme cargaison d'armes sophistiquées de l'armée française et l'emmena dans un des maquis, l'Organisation en fut soulagée...
Le félon communiste Henri Maillot s'empare d'une cargaison d'armes et la livre aux Fellaghas
Les choses nous submergeaient. Nous nous étions retranchés derrière le blasphème et le défi. Nous ne cessions pas de laisser de côté les redondances de ceux qui nous haranguaient lors de la levée du drapeau, pour faire de nous des va-t-en-guerre endurcis et jubilants. Idiots ! La nuit, nous nous méfiions même des boussoles déréglées (qui sait ? après tout, la mère d'Omar faisait bien exprès de dérégler les mythiques dix-neuf horloges siciliennes de son prétendu corsaire d'ancêtre pour les réparer elle-même et tromper ainsi l'ennui ; mais que personne n'avait jamais vues parce qu'elle prétendait les cacher dans un coffre-fort sous les fondations de la maison ancestrale) par notre magnétisme en effervescence. Nous avions banni la notion de hasard parce que le crachin du plomb et l'odeur de la poudre nous enivraient et nous rendaient suffisants. (…)
Puis nous montions sur la grande terrasse de la maison et commencions nos « écritures saintes », comme on appelait alors d'une façon qui se voulait à la fois codée, secrète et ironique, les slogans politiques. Nous officiions, Kamel et moi et la cohorte des frères, des sœurs, des cousins et des cousines ne faisait qu'exécuter nos ordres.J'étais chargé de trouver des slogans percutants, Omar de contrôler la qualité de la calligraphie. Les autres recouvraient toute la surface de l'immense terrasse de slogans écrits à même le sol, avec de gigantesques lettres, à l'aide de gros morceaux de craie de couleur :
Abat la Fransse Vive l'Algérie
De temps à autre, Si Mostafa venait vérifier la consistance des slogans, la correction de l'orthographe et la qualité de la calligraphie. Mais il ne faisait que semblant. Il faisait exprès d'ignorer les fautes, la mauvaise qualité de l'écriture et la simplicité des slogans. Car il savait que nous faisions exprès de faire des fautes d'orthographe pour dérouter la flicaille française et les mouchards algériens. Pour tromper l'ennemi, quoi ! Il disait une seule phrase : « Très bien, les enfants ! » Et disparaissait pour aller s'occuper de ses récoltes, de ses chevaux, de ses réunions clandestines et de ses lectures interminables pour lesquelles il se confinait pendant les heures chaudes de la sieste estivale et les soirées froides de l'hiver dans une chambre sans fenêtre au fond de la maison, fraîche et silencieuse l'été, chaude et tranquille l'hiver. (…)
Souvenirs du magasin de mon père. Encore. Se taire est une stratégie primitive - mais il faut l'utiliser quand même. C'est un des plus grands supporters de Si Zoubir ; il l'admire pour le plus grand nombre de ses maîtresses. Lui, se contente des vieilles femmes de ménage. Prendre un air affable. L'enfant est propret. Pauvre mère, elle doit l'astiquer, mais il porte quand même son idiotie comme un aveugle sa canne blanche : il fait pitié aux gens. Il faut avoir l'œil sur le gosse ! C'est le téléphone qui le fascine. (Ne jamais oublier que ma mère est goitreuse et que j'aurais pu naître idiot.) Que lui dire ? Mon père dort ? Non ! Mon père dorlote sa maîtresse ? Non ! Mon père endort ma mère qui a une rage de goitre ? Non ! surtout pas ça ! Il ne doit pas connaître ce détail. Dégénérescence. Il a l'air de me regarder d'une drôle de façon. (Lit-il dans mes pensées ?) Charlatan !
Moi je suis maintenant un élève du lycée franco-musulman de Constantine. Omar aussi. Mais il est plus savant que moi, puisqu'il a deux classes d'avance. Grâce à Monsieur Ben Achour et Monsieur Baudier, nos professeurs, ni Omar ni moi ne croyons plus à toutes ces choses surnaturelles. Nous devenons peu à peu des rationalistes malgré l'entourage qui fonctionne à la superstition, à la sorcellerie et au maraboutage, qui font des ravages à Constantine. Le marchand de parfums, d'encens et de gomme arabique est toujours là. Assis. Immobile. Pouvoir des cierges et maléfices de croque-mort. Il a le même air inspiré que Sidi Amor, un marabout de Tunis, célèbre dans tout le Maghreb. Il m'a dit que des musulmans de l'Inde viennent le visiter. Nous avons fait le voyage en car, une fois, jusqu'à Tunis, ma mère et moi, pour lui demander de m'aider à obtenir mon certificat d'études. Pour une fois le père ne refusa pas, à cause certainement de la gravité de l'affaire. (…)
Je connaissais l'existence de ces différentes correspondances entre les généraux de la colonisation et entre eux et leur famille mais je n'avais jamais soupçonné de telles monstruosités. Ainsi le général Pélissier était devenu l'inventeur de l'enfumade : le 18 juin 1845, il massacrait plus de mille personnes de la tribu des Riah, dans la grotte de Ghar El Frechich, située entre Ténès et Cherchell. En août de la même année, il fit un émule en la personne du général de Saint-Arnaud, à qui il écrivit : « J'ai fait enfumer 500 brigands dans une grotte située près de Tipaza ! Faites-en de même ! C'est plus rapide... »
Après des centaines d'enfumades organisées sur tout le territoire algérien, le général Bugeaud est interpellé par quelques députés français horrifiés par ses méthodes, il déclara alors devant la Chambre des pairs en avril 1846 : « J'assume ! Et moi je considère que le respect des règles humanitaires fera que la guerre risque de se prolonger ! » Et plus tard encore, Omar me dit, au cours d'un voyage en avion entre Alger et Constantine, ou l'inverse : « Ce que tu ne sais pas, c'est que Bugeaud, avant de massacrer en les enfumant des milliers d'Algériens, a été un véritable boucher en France même, lors de l'insurrection de Paris en avril 1834, où il massacra tous les habitants du quartier Transnonain (Beaubourg, aujourd'hui), à cause d'un coup de feu parti d'une fenêtre qui tua un de ses soldats. Tout de suite après ce massacre, on l'envoya en Algérie, en compagnie de Cavaignac, le grand spécialiste de l'enfumade... »
Ce jour-là, j'étais tellement en colère que je lui dis : « Et si on parlait de ton père ? Et de ton frère ? » Surpris, il ne dit mot. Mais il y avait dans ses yeux une douleur que j'ai rarement lue dans les yeux d'un être humain. (…)
Le soir, en rentrant chez moi, après une journée épuisante à l'hôpital, je me douchai, prenai une bière et me décontractai en m'installant dans le jardin qui dominait cette baie d'Alger que je ne me lassais pas d'admirer. Dehors, les émeutes avaient atteint leur paroxysme. J'évitais de passer par le front de mer que j'empruntais quotidiennement, après mon travail, et que j'avais si souvent arpenté en compagnie d'Omar à l'époque où nous étions tous les deux étudiants. Mais qui était devenu méconnaissable. Dévasté.
Alors que jusqu'à ces émeutes, ce front de mer faisait partie de ces lieux préservés de la ville et sauvés de la rancune des nouveaux riches qui avaient défiguré la ville en construisant d'une façon anarchique des immeubles d'une laideur incroyable. Ce front de mer échappe à leur férocité et à leur voracité, on ne sait pour quelle raison. Nous nous posions la question, Omar et moi, et ne trouvions pas de réponse. Ce front de mer situé en plein centre-ville avait toujours éveillé mes sens et rempli ma tête d'images que Marquet, le peintre français qui a passé vingt ans de sa vie dans cette ville, a su si bien rendre. Cette partie d'Alger avait gardé une authenticité urbaine exceptionnelle.
Derrière, au sud : les hauteurs de la ville qui escaladent le ciel. Devant, au nord : la mer et le port. Côté face : les immeubles néomauresques et néocoloniaux, aussi impressionnants qu'élégants et raffinés (« C'est le seul héritage fabuleux que la France coloniale nous a légué », ne cessait de répéter Omar à l'époque où nous fréquentions l'université !). Côté pile : le port gigantesque et incontournable, bardé de ses machineries si complexes et si imbriquées les unes dans les autres, qui ne cesse d'envahir le tissu urbain, de le dévorer et de l'engloutir, parce qu'on le voit de partout. Il surgit partout. Il est là !
Dès la tombée de la nuit, le front de mer prend un aspect sublime à cause de l'opacité qui estompe les formes et les peint d'une sorte d'effervescence chromatique donnant au promeneur l'impression d'une léthargie surfaite qui n'épargne surtout pas les dizaines de navires à quai. Impression, alors, que le port envahit la ville, la pressure, la déborde malgré ses rues tirées au cordeau, ses avenues interminables, ses néons blafards et ses immeubles futuristes qui ont toujours l'air d'un subterfuge, d'un décor de cinéma.
Le port imprègne la ville, une fois la nuit tombée, de ses odeurs caséeuses et repousse la Kasba vers le haut. Vers Dieu, à travers venelles et dédales agrémentés çà et là de petites mosquées miniatures, uniques au monde ! En ce drôle de mois d'octobre 1988, les oiseaux s'étaient maintenant rassemblés sur trois ou quatre arbres du jardin, comme s'ils dédaignaient les autres arbres peut-être moins touffus. Seul émergeait le mûrier dont l'abondance ne laissait entrevoir, à travers l'obscurité vert foncé et stratifiée, que des volumes superposés d'une façon étrange, effrayante, funèbre.
Tels des fantômes, tous les objets qui pouvaient se trouver à proximité, posés les uns sur les autres, dans une certaine promiscuité, donnaient l'impression, due à la fatigue, qu'ils me cernaient comme ces gros chars trapus et agressifs qui cernaient la ville, installés confortablement, de manière définitive malgré le désordre des choses, pourrissant tout, saccageant tout et remettant tout en cause, y compris cette situation météorologique totalement anormale qui déboussolait les soldats, les manifestants et Nana, ma chatte, et Mozart, mon hérisson mélomane (je les trimbalais d'Alger à Constantine au gré de mes voyages. Pour cette raison tous mes amis et mes collègues me trouvaient quelque peu dérangé ou trop excentrique. (…)
Rachid Boudjedra. Les Figuiers de Barbarie. Roman. Ed. Barzakh. Alger, avril 2010. 204 p. 600 DA


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