Entre un journal et son lectorat, il est de ces rapports qui ne se limitent pas à une relation commerciale, de fournisseur à acheteur. Elles vont bien au-delà. A une histoire d'une parfaite fidélité, sans faille, exemplaire, et jusqu'au dernier souffle. C'est ce qu'El Watan s'honore de connaître avec un fervent lecteur pas comme les autres. Abderrahmane Berkani, Dda Abderrahmane comme l'appellent affectueusement les siens dans la ville de Seddouk, dans la wilaya de Béjaïa, ne pouvait pas se passer de son journal préféré. Depuis le tout premier numéro, le numéro zéro, El Watan est devenu sa dose quotidienne. Impossible de s'en passer. Lorsque le journal n'arrive pas, c'est le stress, le vide comme celui qu'il a vécu, la mort dans l'âme, pendant cette crise sanitaire quand le journal n'a pas été distribué à Béjaïa. Sans son journal, le monde est dépeuplé. «Ayant eu vent qu'El Watan est vendu à Bordj Bou Arréridj, il m'avait demandé avec insistance d'aller sur-le-champ lui procurer l'édition du jour et le maximum de celles qu'ils avait dû rater. J'ai pris ma voiture et je suis revenu avec le journal» nous raconte son fils Karim. «Il me disait que sans El Watan, ce n'est pas une vie», ajoute celui-ci. «C'est de l'addiction», estime un de ses amis, Rachid Chiha. Dans ses archives se trouvent des journaux du temps de la guerre de Libération nationale. «Il avait même gardé un numéro du journal Le Républicain du 1er Novembre 1954», témoigne son neveu Mourad, son fidèle buraliste, qui lui a longtemps réservé son journal du jour. «Il ne lit qu'El Watan, et s'il le trouve froissé, il prend un autre exemplaire», raconte encore Mourad. «Le lendemain, il venait me parler des coquilles qu'il lui arrivait de trouver parfois dans les mots croisés, cruciverbiste qu'il était. Il décortiquait le journal. Pendant 2001, il suivait avec détail le bilan tragique des événements. Rien ne lui échappait», ajoute-t-il. Depuis qu'El Watan est revenu dans les kiosques en mai dernier, ses amis et parents décrivent un homme heureux. «L'édition du web ne le satisfaisait pas, il lui fallait toucher le papier», affirme Mourad. Cultivé et apprécié des siens, Dda Abderrahmane a enseigné pendant la guerre de Libération nationale, avant de devenir élève de Mouloud Mammeri et de l'historien Mahfoud Kaddache. Ex-cadre au ministère du Travail, ex-receveur des PTT, ex-directeur de l'Encotras, entreprise communale de Seddouk, et ex-président du club local RCS, Dda Abderrahmane nous a quittés le vendredi 22 mai dernier, à l'âge de 87 ans. Avant de s'en aller, la veille, jeudi, il a demandé à avoir son journal préféré. Il a laissé derrière lui de grosses piles d'El Watan entassées dans une des pièces de sa maison, bien archivées et minutieusement classées. C'est son trésor et il était interdit d'y toucher. K. Medjdoub