-Vous avez accompagné le journal El Watan dans les bons comme dans les plus pénibles moments, que retiendrez-vous de ces 20 ans ? Je suis arrivé au journal dans les années 90, lors des années de feu, de sang et de violence. Les journalistes qui venaient d'inaugurer un grand chemin pour l'Algérie se retrouvaient, dès le départ, en face des terroristes. Le journal était porteur d'idéaux de liberté et des valeurs de la République, un projet aux antipodes de celui des intégristes. Il est évident que le journal était la cible et son directeur, Omar Belhouchet, en était l'objectif principal. En ce temps là, les journalistes se déplaçaient au palais de justice la peur au ventre. Pour l'anecdote, les terroristes venaient s'enquérir de la liste du rôle des affaires et y ont découvert les noms d'Omar Belhouchet et de Djilali Hadjadj. Alors que les terroristes faisaient les guets devant la salle d'audience, le journaliste et le directeur du journal ont pris leurs jambes à leurs cous et se sont enfuis à toute vitesse. A ce moment-là, déjà en 1994 et 1995, le journal annonçait la lutte contre la corruption et la gabegie. Il y eut ainsi l'affaire des scanners et celle de l'Institut Pasteur. Pour avoir osé s'intéresser à la corruption, à la gestion des biens publics, le journal avait des problèmes avec le pouvoir. Il est devenu une cible, recevant un nombre impressionnant de plaintes. -Est-ce que vous vous rappelez de toutes les plaintes judiciaires déposées contre le journal ? Il y a eu des centaines de plaintes, aussi lourdes les unes que les autres, mais le dénominateur commun était la lutte contre la corruption. Le journal était aux avant-postes de ce combat. Il y eut l'affaire des scanners, les vaccins de l'Institut Pasteur, le procès Betchine en 1997… En 1992, les principaux responsables du collectif rédactionnel (Omar Belhouchet, Omar Berbiche, Tayeb Belghiche, Ahmed Ancer, Merad, et Nacéra Benali) ont été jetés en prison pour avoir écrit sur l'assassinat de cinq gendarmes, près de Laghouat. -Nous avons également reçu des plaintes du ministère de la Défense, de la Présidence de la République… Ces procès sont aussi des épopées. Chaque affaire a été pour nous une victoire. Le journal menait un combat sur deux fronts : le terrorisme et la corruption au sein du pouvoir. Il a osé mettre le doigt sur la gabegie dans le système, et les faits lui donnent raison aujourd'hui. Le journal El Watan a eu aussi ses martyrs. Le grand procès de Abdelhaï Béliardouh doit rester dans les mémoires. Voilà un journaliste qui a dénoncé un notable à Tébessa et qui a été séquestré, frappé, violenté et dont l'honneur a été bafouée. Il n'a eu que le suicide pour issue de secours. Vingt ans, c'est court dans la vie du journal. El Watan doit poursuivre sa lutte, ses dénonciations. Il reste encore un long chemin pour instaurer une société de justice sociale, de démocratie et des libertés. De ces vingt ans, j'ai en mémoire aussi des hommes. Il faut aussi rendre hommage à Omar Belhouchet qui a enduré les pires harcèlements judiciaires : il lui arrivait d'avoir rendez-vous avec trois juges d'instruction le même jour. Il y a eu ainsi des moments de joie et d'amertume. -Le climat politique est de plus en plus tendu, les journalistes ont des difficultés à faire leur métier en raison de la pénalisation de l'acte de presse, est-ce vous gardez tout de même espoir sur l'évolution de la presse algérienne ? De mes années passées auprès d'El Watan et d'autres journaux, j'ai eu à croiser des journalistes formés, qui aiment leur travail mais qui souffrent d'accès à l'information. L'Etat ne veut pas collaborer avec la presse et rechigne à appliquer les textes de la République notamment la loi sur l'information. Les journalistes évoluent dans un cadre juridique pénalisant et ne jouissent d'aucune protection judiciaire. Nous luttons depuis plusieurs années pour une loi sur la liberté d'expression avec un régime de procédure spécial qui doit tenir compte de la particularité de la profession et de protéger ainsi le journaliste, ses sources et son travail. En vingt ans, El Watan a montré la bonne voie, celle de la vérité. Le journaliste contribue à informer la société, à dénoncer la corruption. L'existence El Watan et d'autres journaux est la preuve que la liberté d'expression arrachée est irréversible. Il faut que les juges ne nous voient plus comme des délinquants mais comme des professionnels. Les juges préfèrent sanctionner la vérité car cela risque de leur coûter cher. Le sens d'un combat au profit de la presse nous permet de garder espoir. La presse c'est le recours contre l'injustice. Elle est devenue une structure d'accueil pour les personnes qui veulent crier leur douleur et de faire part à l'injustice. C'est autant d'acquis. -Qu'est-ce qui reste à faire, selon vous ? Le journal doit rester à la pointe du combat pour la liberté d'expression, que la presse fasse gagner des espaces de liberté dans tous les secteurs de la vie politique et sociale en Algérie et que la presse contribue à ériger une justice indépendante, il faut qu'il y ait plus d'équité dans la société. Cela ne peut être obtenu que par la conviction que la liberté d'expression doit être préservée. Le journaliste doit améliorer son travail par plus de professionnalisme, d'abnégation parce qu'il a une grande et noble mission : montrer le chemin de la vérité.