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Traduire l'enfer
M'hamed Issiakhem : Il y a trente ans maintenant...
Publié dans El Watan le 28 - 11 - 2015

Le 1er décembre 1985 à Alger s'éteignait M'hamed Issiakhem dans une Algérie qui ignorait encore le précipice qui l'attendait à l'issue de la décennie.
Son cortège funéraire provoqua un embouteillage mémorable sur la route de Baïnem, mêlant dans sa foule attristée des mondes parallèles et parfois connexes qui incarnaient bien sa vie si diverse : les milieux artistiques bien sûr, et pas seulement des peintres, et l'on y comptait les plus grands noms de la culture algérienne ; des «petites gens», tant le disparu cultivait des amitiés populaires dans les endroits les plus inattendus ; des enfants de ses «bleds», depuis le village natal de Taboudoucht, non loin d'Azzefoun, jusqu'à la Relizane de sa terrible enfance ; des compagnons d'émigration et d'exil de Paris, Leipzig et autres lieux d'Europe, en pleine guerre de Libération nationale ; des ministres, directeurs de société, hommes d'affaires, officiers supérieurs de l'armée, responsables du Parti, alors unique ; responsables de partis, alors clandestins, et jusqu'à de nombreux policiers avec lesquels il avait travaillé un temps, réalisant les portraits robots de recherche.
On était venu de plusieurs grandes villes du pays mais aussi de coins perdus où l'on ignorait même qu'il était allé, d'Europe aussi, à partir de diverses escales, comme si cet homme avait eu plusieurs vies en une pour rencontrer autant de personnes, toutes différentes, et avoir le temps de nouer avec chacune d'entre elles assez de liens pour que l'on entende fuser de partout autant d'anecdotes aussi surprenantes les unes que les autres.
Si l'on avait fait la sociologie de cet enterrement, sans doute aurait-on pu dessiner un extraordinaire portrait robot de ce peintre qui a marqué profondément la vie artistique nationale et animé les jours et les nuits d'Alger et de nombreuses autres localités par ses éclats de joie ou de colère. Voilà donc trente ans qu'il s'en est allé, sans pouvoir boucler soixante ans d'existence, mais à l'issue d'une vie si riche de tumultes et de péripéties, de créations et de manifestations qu'on en vient à douter du décompte des années.
Né le 17 juin 1928, Issiakhem fut le plus remuant des peintres que l'on a appelés «la génération de 1930» parce qu'ils étaient nés autour de cette année, si importante dans l'histoire de l'Algérie puisqu'elle marquait un siècle d'occupation coloniale. On y compte, avec lui, les autres pionniers de l'art moderne algérien, à savoir Ali Ali-Khodja, Abdelkader Guermaz, Mohamed Bouzid, Mohamed Khadda, Mohamed Louaïl, Baya Mahieddine, tous décédés, ainsi que Mohamed Aksouh, Abdallah Benanteur, Choukri Mesli et Rezki Zerarti. Cette pléiade d'artistes opéra une rupture fondamentale avec les premiers peintres de chevalet algériens qui avaient dû évoluer sous la houlette de l'orientalisme, même si leurs œuvres tentaient de s'en démarquer et parvenaient parfois à s'en extirper.
C'est donc à partir de «la génération de 1930» que l'on peut voir apparaître une expression picturale moderne qui s'est constituée sur un triptyque essentiel : le rejet de l'orientalisme qui dévalorisait l'identité algérienne ; l'attachement, même non organique, avec le combat pour l'indépendance ; et enfin la découverte de l'art moderne universel sur lequel ces jeunes peintres développeront des démarches créatives personnelles. Cette découverte va se fonder sur deux éléments importants : l'exil à Paris de la plupart de ces artistes, loin de l'ostracisme minable de la société coloniale et au contact de milieux artistiques cosmopolites novateurs et favorables à la liberté des peuples et, par ailleurs, le fait que plusieurs d'entre eux aient bénéficié d'une formation artistique académique.
On retrouve les deux chez M'hamed Issiakhem. En effet, il a reçu une formation puisque de 1947 à 1951 il a été élève de la Société des beaux-arts d'Alger (active à ce jour) avant d'entrer à l'Ecole des beaux-arts d'Alger où il aura notamment comme professeur Omar Racim, l'illustre enlumineur et figure active des premières manifestations du nationalisme. Enfin, de 1953 à 1958, il est à l'Ecole des beaux-arts de Paris. Ce séjour dans la capitale française est déterminant pour lui. Il s'abreuve aux sources de l'art moderne qui resplendit alors et se voit plongé en même temps dans le bouillonnement de l'émigration traversée par la guerre d'indépendance.
Il est à l'apogée de sa jeunesse (vers 25 ans) et entre les expositions, les ateliers et les discussions passionnées sur les nouvelles tendances de l'art international, d'un côté, et l'exacerbation du combat national qui l'amène à militer, de l'autre, ce sont pour lui des années à la fois dures et merveilleuses, enrichissantes surtout. Ce sont aussi les premières années de son amitié fraternelle avec l'écrivain Kateb Yacine, si forte que le professeur de littérature, Benamar Mediene, qui les avait connus de près, écrira plus tard ce texte où il les qualifiait de «jumeaux
pathétiques»*.
Nous disions qu'Issiakhem était le plus remuant des peintres de «la génération de 1930». Cela se vérifiait en toute occasion, car il était assurément un personnage haut en couleur, «fort en gueule» comme on dit trivialement, exubérant, quasiment donquichottesque, impulsif, parfois aussi excessif, comme lors de l'exposition inaugurale du Mouvement Aouchem en 1967 à la galerie Mohammed Racim, où, opposé à la démarche du groupe, il fallut toute la sagesse et l'amitié de Mustapha Toumi pour le ramener à la raison. Mais il était un homme entier, brut de décoffrage, sans ambages et sans détour, peu soucieux des protocoles et usages, capable aussi de générosités incroyables, comme le don fréquent de ses œuvres.
Cette personnalité qui plaisait ou dérangeait – rarement entre les deux –, il la devait à un «traumatisme fondateur» parti d'une grenade qu'il avait probablement volée dans un dépôt de l'armée américaine, suite au débarquement en Afrique du Nord. La Seconde Guerre mondiale prenait un tournant décisif et, en ce mois de juillet 1943, à Relizane, Issiakhem avait 15 ans. Sa
curiosité d'enfant l'amène à manipuler l'engin de mort.
La déflagration emporte à jamais deux de ses petites sœurs, son neveu et son propre bras gauche. Personne aussi bien que Kateb Yacine, compagnon et confident, ne pouvait mieux décrire l'impact de cette explosion. C'est Benamar Mediene qui reprend ces lignes, tirées, écrit-il, de «feuillets de Yacine qui me sont restés» et qui, probablement, constituaient le manuscrit de la plaquette intitulée Œil-de-Lynx et les Américains, trente-cinq ans de l'enfer d'un peintre**.
Dans ce texte court mais fort, on peut lire : «Il usait de tous ses dons en tyrannique virtuose, mais aussi en martyr, car il vivait toujours sous le choc de cette maudite grenade américaine qui lui avait explosé dans la main, et qui n'en finissait pas d'exploser dans sa vie... Pour vivre la vie d'Issiakhem, il fallait exploser avec lui, pendant des heures, des nuits et des semaines... (…) Catastrophe jamais dissoute, jamais oubliée parce que définitivement inscrite dans le regard de la mère qui ne pardonne pas d'avoir perdu deux de ses filles et son petit-fils dans un jeu cruel et assourdissant».
Ce regard de la mère que l'on retrouve sur nombre de ses toiles (de même que l'empreinte de sa main droite épargnée par l'explosion) porte en lui une culpabilité originelle qu'Issiakhem a endurée toute sa vie, aux tréfonds de sa conscience, le compteur de sa vie bloqué à ses quinze ans. Mais il a su en faire un moteur à la fois douloureux et merveilleux de création, Kateb Yacine ajoutant dans le même texte : «Sa force vient de son malheur, et son malheur vient de sa force. Grenade contre grenade, toute sa peinture est une explosion, la même qui fait de lui le peintre des martyrs, la même dont il retient les éclats dans son corps.
Quand il peint ceux qui sont restés sur la ligne Morice, c'est lui-même électrocuté qui revient de la mort d'un autre. Il traverse inlassablement, dans son art comme dans la vie, la même ligne électrifiée». De même, parce que l'art est une transfiguration du réel qui dépasse ses propres sources d'inspiration, ce lourd regard maternel est devenu dans son œuvre une image sublimée de l'Algérie qui, dans l'amour de ses enfants, leur reprochait néanmoins de ne pas la libérer plus vite. Ainsi, son ami Kateb Yacine, partant d'un réel amour de jeunesse, fit de Nedjma une icône de la nation.
C'est pourquoi de toute «la génération de 1930» il est, pour avoir vécu dans sa chair et son âme le traumatisme le plus violent possible, le peintre algérien qui a emprunté les chemins créatifs les plus sensitifs, son pinceau à fleur de peau rageant de formes et de couleurs en gestes obsessionnels, dans une colère de soi et du destin qui ont donné une œuvre marquante, à la fois puissante et troublante dans une formule semi-figurative propre à son auteur. Tout cela n'enlève rien à la contribution et au talent des autres pionniers de l'art moderne algérien. Comparaison n'est pas raison, à plus forte raison dans l'art. Il faut le souligner ici, car son parcours exceptionnel a nourri également un «mythe Issiakhem», lui-même lié à la mythologie si souvent caressée chez nous de l'artiste maudit.
Si le traumatisme de son enfance a pu générer en lui des pulsions créatives magnifiques et quasiment telluriques, il n'aurait jamais pu les exprimer avec autant de force sans la maîtrise de son art et son travail. Sinon tous les traumatisés deviendraient artistes. Mythe, disons-nous, car à mettre trop en avant un épisode sans doute décisif de l'existence d'un artiste, on peut en arriver à négliger son talent et son travail, voire ses œuvres, car nombreux sont ceux qui le connaissent plus dans ses actes que sa création.
Cette vision d'Issiakhem a beaucoup été portée par des artistes, alors jeunes, marqués par son charisme. De fait, parmi ses pairs, il est celui qui a eu le plus de disciples (peut-être même le seul à en avoir) sans que ceux-ci ne puissent toujours faire la part de l'influence assumée et du mimétisme paralysant. Il apparaît aujourd'hui comme un météore dans le ciel de l'art algérien, celui qui a su traduire l'enfer personnel et collectif dans le langage de la beauté. Trente ans après son ultime départ, il est temps que son œuvre, forte et originale, devance son mythe sans le perdre de vue.


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