Les appartements ayant subi des transformations majeures, avec des façades défigurées et une architecture torpillée, ont fait l'objet d'une intéressante étude du sociologue et chercheur Madani Safar Zitoun, mettant à mal certains préjugés Des barreaudages dans les fenêtres, des balcons définitivement fermés, déplacement de pièces telles que la cuisine ou la salle de bains… grand nombre d'appartements subissent des transformations majeures après leur livraison au mépris de l'architecture et de l'harmonie de la façade. La pose de la «dalle de sol» et le déplacement des cloisons est, pour bon nombre d'habitants, le nec plus ultra du pour se sentir bien chez soi. Comment expliquer cette «boulimie transformatrice» ? Beaucoup imputent ce qu'ils qualifient d'une «bidonvilisation» des cités algériennes à un esprit «rurbain» qui aurait envahi les grandes villes algériennes, fustigeant ainsi des Algériens pour leur supposé déficit en matière de civisme et d'urbanité. «Mythes que tout cela !», semble lancer le sociologue, spécialisé en urbanisme, Madani Safar Zitoun, qui a mené une enquête sur le sujet sous le thème «Digressions sur l'Algérois : L'habiter des classes moyennes algéroises ou l'introuvable référent citadin.» Trois points - mettant à mal les idées reçues- s'imposent à la lecture de son étude. D'abord, ces transformations ne sont pas forcément le fait des couches les plus démunies. «Plus les ménages appartenaient à une catégorie sociale favorisée, plus les transformations lourdes étaient plus fréquentes, toutes variables de taille, de structure de la famille et de grandeur du logement neutralisées», écrit Safar Zitoun. Ensuite, le niveau d'instruction des ménages ne les dissuade pas d'effectuer des aménagements importants dans leurs appartements. «L'ampleur des aménagements semblait être corrélée au niveau d'instruction élevé non seulement du chef de ménage, mais également de celui de leurs épouses, notamment chez les couples de cadres âgés entre 35 et 45 ans, titulaires de hauts diplômes et tous les deux actifs», souligne Safar Zitoun. Et enfin, ces transformations concernent, en premier lieu, les citadins (Algérois de naissance dans l'étude en question). «Là encore, nouvelle surprise ! Les Algérois de naissance -ainsi que ceux ayant eu un parcours résidentiel majoritairement algérois avant leur installation (dans la cité étudiée)-, qu'ils aient été analysés à part ou en termes de couples, n'échappaient pas à la règle : ils transformaient autant sinon plus leurs logements que les non-Algérois de naissance et d'adoption ; en outre, à la différence de ces derniers, ils justifiaient les changements apportés plus par la recherche d'''une meilleure adaptation au style de vie'' que par celle de ''plus d'espace'' ou ''plus de confort». Ce serait en somme cette couche moyenne censée afficher et mettre en œuvre, dans ses pratiques d'habiter, des comportements plus «urbains» que les couches démunie qui sont - substantiellement - à l'origine de la détérioration en l'absence d'un référent urbain. Pour mener son enquête, le sociologue s'est intéressé lors de l'enquête à un site d'habitat collectif réalisé entre 1985 et 1990 situé sur les hauteurs d'Alger qui, à la différence des grands ensembles d'habitat collectif de l'Est algérois, avait dès le départ été réservé à une clientèle de cadres de sociétés nationales et des administrations centrales de la capitale. «On se serait donc attendu, écrit-il, au détour de nos enquêtes et recherches de terrain, à trouver à l'œuvre dans les différents types de quartiers appropriés et consommés par les populations résidantes algéroises, notamment celles qui se prévalent d'une sorte de ''noblesse'', sinon de ''distinction" de naissance algéroise, une synthèse accomplie entre ces deux forces, entre ces deux tensions nées des trajectoires résidentielles chahutées que la majorité d'entre elles ont connu, ayant eu à vivre en l'espace de quelques décennies de profondes transformations.» Transgression Les changements opérés dans leurs appartements seraient, à en croire l'analyse du sociologue, une manière de transgresser la norme. «Ces pratiques, écrit-il, ne pouvaient donc plus être considérées comme spécifiques des milieux sociaux caractérisés par leur pauvreté, leur inculture et leur méconnaissance des règles du bien-vivre en ville. Elles apparaissaient au contraire bien plus répandues dans les couches aisées supérieures, telles que celles à laquelle appartenaient les résidants de la cité que nous avions étudiée.» Il ajoute : «Nous sommes devant une figure idéal-typique d'exacerbation de l'individualisme résidentiel qui peut aller jusqu'à ses implications les plus graves en termes de construction de l'urbanité. Ceci nous conduit à considérer que c'est l'absence d'une ''vraie'' bourgeoisie influente et puissante, non seulement d'un point de vue économique, mais aussi du point de vue symbolique, qui expliquerait l'absence totale de référentiels urbains de la part de ces ''cadres supérieurs'' algérois, qui n'ont jamais considéré leurs logements comme attributs significatifs et décisifs d'un paraître, c'est-à-dire d'un affichage positif d'un statut social supérieur.» Absence d'un modèle de référence Et si les transformations de l'espace domestique, au même titre que les villas opulentes et les voitures bling-bling, n'étaient qu'un moyen de faire valoir sa réussite sociale ? C'est ce qu'explique l'auteur : «L''' excès" de transformation, dit-il, procède de l'affichage ostentatoire de la matérialité de la réussite sociale. Plus cette dernière est rendue visible et extériorisée, et tant elle exprime une surcharge de '' richesse'' matérielle, plus elle paraît contenir, pour ses porteurs, une ''distinction'' suprême.» Et de préciser : «A l'embourgeoisement par acculturation, c'est-à-dire par intériorisation des normes culturelles et symboliques de la ''bourgeoisie'', s'opposerait plutôt, dans le cas algérois, un effet d'extériorisation sans autre modèle de référence que la contemplation égoïste de ce que l'on pense être. Et dans cette tension entre les pratiques de marquage ostentatoire d'un espace par trop standardisé et uniforme — celui d'un appartement ''moderne''—, qui se traduit par la matérialité des changements que l'on y opère d'une part et par l'accumulation et l'affichage des signes ostentatoires de réussite sociale reconnaissables et reconnus à l'échelle de l'ensemble de la société urbaine — qui ne renvoient pas uniquement au logement — d'autre part, que se dessine la nouvelle configuration de l'urbanité algéroise. Et tant pis si ce processus fait de nos cités et de nos périphéries d'habitat collectif des espaces surchargés de signes individuels de réussite sociale.»