Bernadette-Nadia Saou-Dufrêne est professeur de muséologie à l'Université Paris VIII. Elle est spécialiste du patrimoine maghrébin. En concertation avec la Direction du patrimoine de notre ministère de la Culture, elle codirige avec Rémi Labrusse, professeur à l'Université Paris Ouest, le programme de recherche «Patrimoines du Maghreb à l'ère numérique» qui entre dans sa cinquième année. Ce projet a donné lieu à quatre colloques entre 2013 et 2016. Dans ce cadre, deux ouvrages ont été déjà publiés : Patrimoines du Maghreb à l'ère numérique ; Patrimoines du Maghreb et inventaires. - Quelle définition donnez-vous au patrimoine maghrébin ? Le patrimoine maghrébin tel que je le vois est d'abord le fruit d'une communauté de destin. Malgré des spécificités nationales, il y a une histoire commune ou au moins largement partagée entre l'Algérie, la Tunisie et le Maroc. Le patrimoine maghrébin est d'une extraordinaire richesse : de la Préhistoire et des premières époques historiques (punique, numide et romaine) jusqu'aux périodes plus récentes (période coloniale et période contemporaine post-indépendance), en passant par les époques médiévale et ottomane. - Lors de vos recherches, vous vous êtes intéressée particulièrement à l'Algérie. Comment évaluez-vous le patrimoine algérien particulièrement depuis l'indépendance ? Au cours de mes recherches, j'ai été frappée par l'intérêt que portait l'Algérie indépendante à son patrimoine dès le lendemain de la Révolution. Le jeune Etat avait fait rapidement un bilan de ses musées et négocié par l'intermédiaire de Jean de Maisonseul pour garder les œuvres du musée des Beaux-arts d'Alger. Ensuite, l'Agence nationale d'archéologie a lancé de nouveaux programmes, notamment de découverte du patrimoine berbère. C'était l'effervescence à l'Ecole des Beaux-arts, mais aussi à la Cinémathèque. Même la réhabilitation de La Casbah était évoquée. Aujourd'hui, il y a toujours des professionnels passionnés auxquels sont venues s'ajouter de nombreuses associations qui œuvrent un peu partout pour la sauvegarde du patrimoine. Je pense qu'avec une politique de formation adaptée, il serait possible de couvrir les besoins en termes de valorisation du patrimoine. Il faut aussi penser à sa numérisation afin d'en faire un outil de connaissance solide et de le faire rayonner. Enfin, je voudrais souligner que l'Algérie a fortement contribué à la rédaction de la Convention pour la sauvegarde du patrimoine immatériel et qu'elle a été le premier pays à la ratifier. Le travail du Centre national de recherches préhistoriques, anthropologiques et historiques (CNRPAH) est remarquable en matière de collecte de musiques, de danses, de poésies populaires, etc. - En quoi le patrimoine national algérien actuel est-il différent de celui de la période coloniale ? Le patrimoine d'une nation, c'est la traduction de sa conception de l'histoire. Durant la période coloniale, de nombreux travaux l'ont montré, c'est le patrimoine romain qui a été privilégié. L'Afrique du Nord était un vaste chantier de fouilles pour les pensionnaires de l'Ecole française de Rome. Ils rejoignaient l'Ecole supérieure des lettres d'Alger et par ce biais ont ouvert plusieurs chantiers de fouilles et créé les musées de sites. Il a fallu attendre la fin du XIXe siècle pour qu'un intérêt pour le patrimoine médiéval ou l'art musulman apparaisse. A l'indépendance, naturellement dans le domaine de l'archéologie, les recherches sur le patrimoine romain ont continué. C'est un champ dynamique avec des chercheurs comme Mounir Bouchenaki, Nacera Benseddik, Sabah Ferdi, pour ne citer que quelques-uns. Mais les recherches se sont élargies à d'autres périodes. Ce qui a fait date par exemple, c'est la thèse de Fatima Kadra sur les Djedars (monuments funéraires berbères, Ndlr). D'autres chercheurs, qui publient toujours, ont mené des grands chantiers sur la Kalaâ des Beni Hammad, la Médersa de Sidi Boumediene, etc. Cette réorientation des intérêts patrimoniaux a eu lieu à une époque où les intellectuels algériens étaient en pleine réflexion sur ce que signifiait «décoloniser la science». Après cette réaction caractéristique de la période post-coloniale au sens chronologique, la tendance est plutôt – bien qu'il y ait toujours des conflits liés à des appréciations historiques – à la reconnaissance d'une histoire plurielle. Un coup de projecteur est mis sur l'histoire berbère et la période numide. Les fouilles de la place des Martyrs sont en train de montrer les différentes strates de l'histoire algérienne. - Tout cela nous amène à vous demander l'essence ou la valeur ajoutée d'un patrimoine pour notre nation ? Pour une nation, reconnaître son patrimoine, c'est reconnaître son histoire. C'est ce qui définit son identité au sens de la conscience qu'une nation à d'elle-même. C'est cette conscience qui lui permettra d'affirmer sa place dans des instances internationales. En ce sens, l'éducation au patrimoine est importante parce qu'elle permet à tous, écoliers et citoyens, de se reconnaître dans une histoire, d'autant plus intéressant qu'elle est plurielle et multiforme, et de participer à sa préservation. Par ailleurs, plus le patrimoine sera préservé – des sites exceptionnels comme ceux de Tipasa, Djemila, la Casbah, etc. – plus l'attractivité touristique de l'Algérie sera forte, pour ses citoyens comme pour les étrangers. - Et que fait donc l'Etat algérien pour protéger et promouvoir ce patrimoine ? Depuis ma position de chercheuse, je voudrais d'abord souligner que le ministère de la Culture est ouvert aux propositions comme la nôtre en ce qui concerne les questions relatives à la numérisation du patrimoine ou à l'expression de besoins, comme la reconnaissance du patrimoine naturel. Il me semble que l'action des autorités culturelles algériennes se focalise sur le classement et l'inventaire. Le classement à des fins de préservation comme ce qui a été fait pour la Faculté d'Alger et ses collections de paléontologie. Ceci va de pair avec l'inventaire du patrimoine bâti, des sites et du patrimoine mobilier des musées sur l'ensemble du territoire. Le ministère mène aussi une politique de valorisation à travers la création de musées pour atteindre l'objectif d'au moins un musée par wilaya. - Qu'en est-il de la problématique de la restauration des sites historiques quand on voit par exemple l'état de La Casbah d'Alger ? Les questions de restauration engagent des temporalités qui se différencient selon la nature et l'importance des travaux à engager. Certains chantiers sont simples, d'autres difficiles à traiter. La restauration doit être fidèle, durable et, dans la plupart des cas, réversible. La restauration de La Casbah est particulièrement complexe, car il faut tenir compte de facteurs sociologiques – traiter avec les habitants –, de facteurs environnementaux – le percement de La Casbah à l'époque coloniale a perturbé la circulation de l'air, ce qui a des conséquences sur le bâti – et des conditions concrètes de la restauration : quelles compétences ? Quelles entreprises ? Quels financements ? Au final, si les chantiers ne doivent pas s'éterniser, les mener trop vite peut être contre-productif. Partout il faut des cahiers des charges clairs, explicitant les objectifs et imposant des délais en fonction des difficultés. L'appel aux scientifiques me paraît une garantie pour éviter les fautes lourdes dans les travaux de restauration à mener et dans la préservation de l'environnement. Comme partout, il faut aussi veiller à ce que l'événementiel ou le développement urbain ne nuisent pas à la préservation du patrimoine. - Dans votre travail académique, vous proposez le numérique comme un outil incontournable pour valoriser et protéger notre patrimoine. Pouvez-vous nous en dire plus ? La numérisation du patrimoine permet non seulement de stocker les informations produites dès le XIXe siècle, mais aussi de les indexer. C'est-à-dire de les rendre accessibles par des mots-clés. Il y a tout un travail à faire sur le vocabulaire permettant de décrire les monuments ou les produits artisanaux. A mon avis, c'est un chantier qui est à mener en favorisant les échanges au niveau maghrébin et entre spécialistes des différents domaines. A partir de la constitution de ces bases de données, tout est possible. Le rayonnement peut se faire à travers des sites web, des applications mobiles, etc. Il faudrait dynamiser la médiation numérique du patrimoine pour intéresser, faire venir les publics, créer des ressources pour les enseignants, les chercheurs… - Ce qui se fait déjà depuis plusieurs années dans les pays développés… C'est vrai que si l'on regarde par exemple la carte des sites historiques classés au patrimoine mondial de l'Unesco, on trouve une profusion de points en Europe, mais des points très disséminés au Maghreb. Or, cela ne reflète pas la réalité des richesses patrimoniales. C'est plutôt le fruit d'une disparité en matière de documentation et de communication. Si, à ce niveau aussi, on laisse s'établir une fracture numérique, elle ne peut qu'aggraver les inégalités. La numérisation du patrimoine est un enjeu stratégique à l'échelle des nations, mais aussi dans une optique de géopolitique culturelle. - Le numérique peut également immortaliser le patrimoine, dans la mesure où il en crée un double virtuel. Nous savons, par exemple, que quelques sites de Palmyre en Syrie, détruits récemment par Daech, sont reconstruits en 3D grâce à des milliers de photos numériques préservées par des chercheurs du monde entier… Le patrimoine numérisé peut être à la source de toutes sortes d'applications. En effet, il peut servir à reconstituer certains monuments détruits et à en pérenniser la mémoire, mais je pense que fondamentalement, ce sont les communautés patrimoniales et les instances étatiques qui font vivre au jour le jour le patrimoine. Comme tout moyen d'enregistrement, le numérique n'a de sens que s'il est l'objet d'usages. Les reconstitutions spectaculaires en 3D peuvent constituer un moyen de sensibilisation, mais l'important, me semble-t-il, est surtout qu'elles soient un moyen d'appropriation de l'histoire.