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Tibhirine : ce qu'écrivaient en 2004 les auteurs de Françalgérie, crimes et mensonges d'Etats
Publié dans Le Quotidien d'Algérie le 17 - 07 - 2009

Avec les déclarations du général (CR) François Buchwalter, ancien officier de la DGSE en poste à Alger en 1996, devant le juge d'instruction Marc Trévédic, le 25 juin 2009, l'affaire de l'enlèvement et de l'assassinat des sept moines du monastère de Tibhirine en 1996 revient sur le devant de l'actualité : la presse française comme la presse algérienne semblent tomber des nues, la première pour s'étonner, la seconde pour s'indigner, alors même que la responsabilité directe dans ce drame du DRS, la police politique du régime algérien, a été dénoncée de longue date.
Pour rappeler l'effrayante entreprise de désinformation conduite depuis tant d'années sur cette affaire – comme sur bien d'autres liées à la « sale guerre » engagée en janvier 1992 contre leur peuple par les généraux algériens – par les services du DRS et leurs relais dans les médias français, il nous a paru important de republier l'excellente synthèse sur ce qu'on savait déjà il y a cinq ans, au printemps 2004, du crime de Tibhirine et de ses causes réelles, établie de façon très détaillée par les journalistes Lounis Aggoun et Jean-Baptiste Rivoire dans leur livre magistral consacré à la longue histoire des relations entre la France et son ancienne colonie : Françalgérie, crimes et mensonges d'Etats. Histoire secrète, de la guerre d'indépendance à la « troisième guerre » d'Algérie , La Découverte, Paris, 2004.
Algeria-Watch, 17 juillet 2009
Extrait du chapitre 21
L'échec du dialogue : « Des catholiques pour la paix »
Pour certains catholiques, l'interruption du processus électoral en janvier 1992 ne va pas de soi. Depuis les années 1980, le pape prône en effet le développement d'un « dialogue interreligieux », notamment entre chrétiens et musulmans ; et dans leur vie quotidienne, les membres de l'Eglise d'Algérie, dont plusieurs ont été assassinés depuis 1992, sont souvent très proches de la population musulmane, à mille lieues du discours éradicateur du haut commandement militaire.
Dans la région de Médéa, un secteur montagneux où l'armée affronte régulièrement les islamistes, le monastère trappiste de Tibhirine est très impliqué dans le soutien aux habitants du secteur. Comme ils l'avaient fait entre 1954 et 1962 pour les maquisards du FLN, les moines accueillent et soignent tout le monde. Et donc y compris les maquisards des groupes islamiques armés (qu'ils qualifient de « frères de la montagne »), alors même que ceux-ci sont activement recherchés par les militaires (les « frères de la plaine »). En 1994, sous l'influence de Christian de Chergé, prieur du monastère, les moines franchissent un pas supplémentaire dans leur engagement pour la paix en se mobilisant discrètement aux côtés de Sant'Egidio, une communauté catholique italienne présente dans plusieurs régions du monde déchirées par des guerres pour y aider au retour de la paix civile.
Pour comprendre l'engagement du monastère de Tibhirine en faveur du processus de Sant'Egidio, il faut s'intéresser à la personnalité de Christian de Chergé, le prieur du monastère. Dans sa famille, on a eu beaucoup de mal à accepter l'indépendance de l'Algérie. Après le putsch de 1961 en faveur de l'Algérie française, son père, le général Guy de Chergé, est même sanctionné par le général de Gaulle pour « sympathie envers les putschistes » [1] . Christian lui-même avait un bon ami, Mohamed, qui fut égorgé par le FLN pour l'avoir protégé alors qu'il faisait son service militaire en Algérie. Profondément marqué par ce drame, il rentre en France, suit sa vocation monastique, apprend l'arabe, étudie le Coran, puis décide de se réinstaller en Algérie. En 1975, un an après son arrivée à Tibhirine, il doit gérer une première crise avec les autorités algériennes, qui souhaitent fermer le monastère [2] . Pour se faire accepter dans un pays désormais dirigé par ceux qu'il fut chargé de combattre, Christian va tendre la main aux voisins musulmans. Dans les offices, il introduit une prière en arabe, pendant le ramadan, il jeûne.
En 1979, Christian de Chergé crée discrètement le Ribat es Salam (lien de la paix), un groupe de dialogue réunissant deux fois par an chrétiens et musulmans de la région de Médéa. Quelques années plus tard, en 1988, les moines mettent à la disposition des voisins musulmans un local pour servir de mosquée. Chaque jour, par son comportement, Christian de Chergé les invite à pratiquer un islam tolérant et ouvert, bien loin de celui prôné par les autorités. En mai 1993, il va jusqu'à confier à mots couverts à Edith Genet, une sœur venue passer quelques jours au monastère, la méfiance que lui inspire l'« islam officiel » : « Les jeunes du voisinage viennent avec le désir de parler, on ne parle plus facilement en Algérie. Face à la tentation omniprésente d'intégrisme que véhicule tout de même l'islam officiel, nous pouvons inviter nos voisins à rester ouverts. L'ouverture, c'est le maître mot du témoignage chrétien aujourd'hui [3] ... »
En 1994, fidèle à ce « témoignage d'ouverture », Christian de Chergé va apporter discrètement son soutien à l'initiative diplomatique la plus ambitieuse, mais aussi la plus controversée de la décennie, celle de Sant'Egidio, la communauté catholique qui, au nom de la paix en Algérie, va tenter de remettre en cause la logique de guerre : avant le coup d'Etat de janvier 1992, Marco Impagliazzo, l'un des responsables de la communauté, s'était rendu à Tibhirine à plusieurs reprises pour participer aux rencontres entre chrétiens et musulmans organisées par Christian de Chergé : « J'avais une très bonne relation avec Christian, raconte aujourd'hui le représentant de Sant'Egidio. Il venait souvent prier chez nous, il a même participé à nos rencontres interreligieuses en 1992. » Lors de ses séjours à Tibhirine, Marco Impagliazzo prend contact avec des dignitaires musulmans comme Hocine Slimani, un vieux cheikh de Médéa proche des dirigeants du FIS. En 1994, il tente d'enclencher un processus de paix en Algérie. De Tibhirine, Christian de Chergé approuve l'initiative : « Il m'encourageait à organiser les colloques, se souvient Marco Impagliazzo, il m'avait dit : "Allez-y, il faut trouver une paix, chercher une voie entre le tout sécuritaire et le terrorisme. Attention, c'est dangereux de s'occuper des affaires de l'Algérie. Mais il faut essayer" [4] . » [...]
Extrait du chapitre 22
1995 : la terreur contre la paix , « La signature des accords de Rome »
Le 8 janvier 1995, les représentants de la quasi-totalité des partis algériens [5] , ainsi que M e Abdennour Ali Yahia, de la LADDH, se réunissent à nouveau à Rome. À nouveau bloqué à Bonn par les autorités allemandes sur pression d'Alger, Rabah Kébir s'est fait remplacer par Abdelkrim Ould-Adda, un modéré installé à Bruxelles, afin que le très radical Anouar Haddam ne soit pas le seul à représenter le FIS [6] . Quant à la présence du FLN à Rome, elle confirme que depuis le début des années 1990, l'ancien parti unique se situe clairement dans le camp des dialoguistes, une attitude qui inquiète particulièrement le « clan éradicateur » [7] .
Le 11 janvier, après trois jours de débat, les participants s'accordent pour demander la création d'une commission nationale chargée d'enquêter sur les actes de violences perpétrés en Algérie. Le même jour, prenant le contre-pied des autorités algériennes qui rejettent totalement la réunion de Rome, Alain Juppé, ministre français des Affaires étrangères, affirme la considérer « avec intérêt », une déclaration dont se félicite Abdennour Ali Yahia, porte-parole du colloque de Rome. Pour les généraux éradicateurs, la situation devient préoccupante. La signature en Italie d'un éventuel accord entre tous les opposants pour le retour à la paix démontrerait en effet que la violence qui déchire l'Algérie peut cesser, à condition que l'armée accepte de négocier, voire de quitter le pouvoir. « En cas d'accord à Rome, explique aujourd'hui Abdelkader Tigha, ex-sous-officier du DRS, les généraux avaient peur d'être "finis" : tous les partis politiques étaient réunis en Italie. Ils ont dit qu'ils allaient travailler sans les militaires. C'était une bombe, les militaires avaient peur. Il fallait amener l'ensemble de la communauté internationale à haïr le GIA, les islamistes [8] . »
Le 12 janvier, le régime commence à organiser dans plusieurs villes d'Algérie des marches « contre le terrorisme » et « contre les accords de Rome ». Complaisamment filmées par la télévision d'Etat, ces manifestations permettent aux éradicateurs de donner l'illusion que la majorité de la population rejette la perspective d'un dialogue avec les islamistes.
Le 13 janvier, en dépit de ces manœuvres, les participants à la rencontre de Rome s'accordent pour la première fois sur une plate-forme commune et signent un « contrat national » appelant le pouvoir à des « négociations » pour mettre fin à la « guerre civile ». Les signataires demandent notamment la « non-implication de l'armée dans les affaires politiques », la « libération effective des responsables du FIS et de tous les détenus politiques », ils appellent de façon urgente à l'« arrêt de tous les affrontements » et demandent le « retour à la légalité constitutionnelle et à la souveraineté populaire ». En quelques jours, les démocrates réunis autour de la table ont donc réussi à imposer aux représentants du FIS le « rejet de la violence pour accéder ou se maintenir au pouvoir », le « respect de l'alternance politique à travers le suffrage universel » et la « consécration du multipartisme ».
Lors de la conférence de presse annonçant la signature de cet accord historique, M e Ali Yahia lance un vibrant hommage au principe de la souveraineté populaire : « Seul le peuple peut désigner l'autorité et toutes les institutions qui doivent gérer le pays. » En Algérie, les accords de Rome renforcent ceux qui pensent qu'il n'est pas possible d'« éradiquer » l'ensemble des islamistes : comme le note en février 1995 un hebdomadaire proche du FFS, « il est impossible de résoudre la crise et d'avancer si on ne met pas fin à l'état de bannissement intérieur dont souffre une partie importante de la population qui se reconnaît dans le FIS. [...] Il est réellement enraciné dans les milieux populaires [9] ». En mars 1995, signe qu'une partie de l'armée partage ce point de vue, huit généraux en retraite, dont Rachid Benyellès — qui fut le conseiller de Liamine Zéroual au ministère de la Défense et qui participa aux négociations avec le FIS en 1994 — ainsi qu'une quarantaine d'officiers en activité lancent un appel au président Zéroual pour lui demander d'ouvrir des négociations avec les mouvements islamistes [10] .
En réintégrant le FIS dans le jeu politique algérien, les accords de Rome déstabilisent donc non seulement les éradicateurs au pouvoir à Alger, mais aussi certains dirigeants politiques français comme Charles Pasqua, qui, à l'instar de ses amis d'Alger, avait toujours affirmé que l'islamisme modéré n'existait pas. Pour l'historien Benjamin Stora, après les accords de Rome, « il apparaît bien difficile en France, pour certains hommes politiques, de continuer à affirmer que le pouvoir algérien actuel est le seul rempart contre l'obscurantisme religieux. Tôt ou tard, la question de l'aide, conditionnée à de réelles avancées démocratiques, sera à nouveau posée en France [11] ». À Paris, des hommes politiques comme l'ancien président Valéry Giscard d'Estaing ne s'y trompent pas : ils se déclarent favorables aux accords de Rome. François Léotard lui-même publie dans le Figaro une tribune remarquée, dans laquelle il qualifie le contrat de Rome de « véritable charte pour une Algérie démocratique et réconciliée ». Le ministre français de la Défense affirme qu'« il n'y a pas de solution militaire à la crise » et que la France doit « s'engager résolument pour soutenir les démocrates face aux extrémistes de tous bords [12] ».
Pour les généraux, la situation devient intenable : difficile, en effet, de rejeter une offre de dialogue formulée par des partis politiques représentant la quasi-totalité de l'opinion algérienne sans donner l'impression que le régime est une dictature. Le 18 janvier, c'est donc avec un certain embarras que le régime dénonce le « grand amalgame » que représente à ses yeux l'accord de Rome. Le rejetant « globalement et dans le détail », les éradicateurs le qualifient de « tentative d'ingérence dans les affaires intérieures de l'Algérie » [13] . Le lendemain, Alain Juppé renouvelle pourtant le soutien de la France à l'accord de Rome, déclarant qu'il n'y a « pas d'issue à la crise algérienne en dehors du dialogue [14] ». Dans les jours qui suivent, Ali Benhadj se déclare également satisfait de l'accord de Rome [15] , mais il estime que celui-ci risque d'inciter les éradicateurs à commanditer des actions terroristes en Europe pour torpiller le processus de paix [16] .
Fin janvier, les craintes de Benhadj se confirment : alors que le ministre français de l'Intérieur Charles Pasqua réunit à Tunis ses homologues algériens, tunisiens, espagnols, italiens et portugais afin « d'étudier les mesures propres à lutter contre l'extrémisme et le fanatisme », le GIA de Djamel Zitouni relance sa croisade contre la terre entière en réaffirmant dans le bulletin El-Ansar son attachement à l'« établissement d'un califat par la lutte armée ». Le lendemain, il menace d'assassiner les journalistes de la télévision et de la radio s'ils « n'arrêtent pas immédiatement de travailler ». Quelques jours plus tard, le GIA assassine à Rélizane six membres du FLN, l'ex-parti unique qui vient de défier le régime en signant les accords de Rome.
À Alger, le président Zéroual, qui s'est momentanément rallié au « clan Belkheir » dans l'espoir d'organiser son élection présidentielle, prend ses distances à l'égard du « contrat » de Rome : le 30 janvier, il refuse de recevoir une délégation des partis qui viennent de signer l'accord.
Mais si la pression des éradicateurs est efficace en Algérie, elle a moins d'effet sur la communauté internationale, qui conserve l'espoir que le processus de paix engagé en Italie permette à l'Algérie de sortir de l'ornière. Pour l'administration Clinton, mais aussi pour les dirigeants politiques français favorables à un retour de la paix en Algérie, les accords de Rome sont même un véritable événement. Le 30 janvier, comme s'il se préparait déjà à un retour du FIS sur la scène politique algérienne, Alain Juppé donne ainsi une définition très ouverte de l'islamisme : « Protestation sociale, sentiment identitaire et piété sincère alimentent l'islamisme comme première force d'opposition dans le monde arabo-musulman. » Pour le ministre français des Affaires étrangères, il n'est donc pas question d'assimiler islamisme et totalitarisme comme le font les réseaux Pasqua et certains milieux de la gauche française.
Le 1 er mars 1995, après que le département d'Etat américain a publié un rapport particulièrement sévère sur les violations des droits de l'homme en Algérie, Bill Clinton prononce un discours qui va dans le même sens : « Les valeurs musulmanes d'engagement personnel dans la foi et de service à la société sont des valeurs universelles. Elles ne connaissent aucune limite de nationalité, de race ou de religion. Ce sont des valeurs que nous partageons tous. » Quelques jours plus tard, Robert Pelletreau, secrétaire d'Etat adjoint en charge du Proche et Moyen-Orient, critique violemment la stratégie éradicatrice du régime et se déclare « convaincu que la tentative d'écraser l'insurrection par les seuls moyens militaires échouera ». Un mois plus tard, il juge « regrettable » le « rejet catégorique par le gouvernement algérien de l'accord de Rome [17] ». À cette époque, la diplomatie américaine aurait même envisagé l'effondrement du régime avec une certaine sérénité [18] .
Bref, en cet hiver 1995, les principaux partenaires de l'Algérie semblent prêts à admettre une participation des islamistes modérés au pouvoir. Dans ce contexte où les généraux du « clan éradicateur » se sentent lâchés par la communauté internationale et par Alain Juppé, le GIA de Djamel Zitouni va multiplier les attentats terroristes...
Extrait du chapitre 25
L'assassinat des moines de Tibhirine
Au printemps 1996, l'enlèvement — suivi de leur assassinat — de sept moines trappistes français du monastère de Tibhirine (situé près de Médéa, à une soixantaine de kilomètres au sud-ouest d'Alger) va contribuer à discréditer le président Zéroual et ses discours sur le caractère « résiduel » du terrorisme algérien. En frappant la chrétienté dans ce qu'elle a de plus symbolique, l'assassinat des moines traumatise la France, « fille aînée de l'Eglise », discrédite les islamistes et permet de remobiliser l'Occident en faveur de l'option éradicatrice un temps menacée par la signature de la plate-forme de Rome. L'opération permet enfin de débarrasser la région de Médéa, théâtre d'une très sale guerre, de témoins gênants pour l'armée.
Assumé médiatiquement par le GIA de Djamel Zitouni, l'homme du DRS, l'enlèvement des moines visait surtout, selon Abdelkader Tigha, ancien sous-officier du DRS au CTRI de Blida et témoin direct d'une partie de l'opération, à « intoxiquer l'opinion internationale, et en particulier la France », afin que son soutien ne faiblisse pas face à la « barbarie islamiste ». Si l'affaire conserve encore aujourd'hui certains de ses mystères, plusieurs témoignages déterminants permettent de mieux en comprendre les tenants et les aboutissants.
Les moines dérangent
Tout commence en 1992. Après le coup d'Etat, des maquis islamistes commencent à se constituer dans la région de Médéa. Un an plus tard, l'armée multiplie bombardements au napalm et ratissages dans la région. Malgré eux, comme on l'a vu (voir supra , chapitre 21), les moines deviennent témoins de la sale guerre que l'armée mène contre les islamistes. Ils dérangent d'autant plus les patrons de la lutte antiterroriste qu'au lieu de dénoncer les maquisards islamistes blessés qui se présentent au monastère, ils les soignent et les protègent discrètement, comme leurs prédécesseurs avaient déjà soigné et protégé les maquisards de l'ALN lors de la précédente guerre d'Algérie : « Quand les frères de la montagne nous demandaient si on pouvait les soigner, se souvient le frère Jean-Pierre Schumarer, portier du monastère et miraculeusement réchappé de l'enlèvement, on leur disait : "On ne regarde pas les cartes d'identité, on ne regarde pas qui vous êtes, mais si vous venez, venez avec les autres [19] ..." On les reconnaissait assez facilement, ils avaient généralement une djellaba et ils étaient armés, ils cachaient leurs armes dans une sacoche [20] ... »
Pour les autorités, engagées dans un terrible combat contre les maquis islamistes de la région, l'attitude des moines est évidemment inacceptable : « On savait pertinemment qu'ils soignaient des terroristes, révèle aujourd'hui Abdelkader Tigha. On aurait voulu les arrêter, mais arrêter des moines, des religieux, cela aurait fait scandale. Et puis, quelle infraction pouvait-on leur mettre sur le dos ? Assistance à un groupe armé ? C'était des moines ! Il fallait se débarrasser d'eux, or ils ne voulaient pas partir [21] ... »
À partir de 1993, les autorités vont tenter de faire partir les moines en jouant sur la peur du GIA. Le 17 novembre, suite à l'enlèvement des époux Thévenot, la wilaya (préfecture) de Médéa convoque ainsi le prieur du monastère, Christian de Chergé, pour lui demander d'accepter le déploiement d'une garde de police et de ne plus ouvrir le monastère aux malades se présentant de nuit. Acceptant cette seconde exigence, Christian refuse la garde de police, ce qui provoque la colère du wali (préfet). Le 15 décembre, alors que les moines s'apprêtent comme d'habitude à recevoir pour Noël les techniciens croates du chantier voisin de Tamesguida, ils apprennent avec effroi que la nuit précédente, quatorze d'entre eux ont été enlevés et égorgés méthodiquement par un commando de cinquante hommes armés et cagoulés. Attribué officiellement au GIA, ce terrible massacre commis à quelques kilomètres du monastère bouleverse les compagnons de Christian. À la grande satisfaction des autorités algériennes, la majorité d'entre eux envisagent désormais de quitter Tibhirine.
Quelques jours après la tuerie, le wali de Médéa convoque à nouveau le patron des moines. Il lui rappelle que les autorités souhaitent installer des hommes armés au monastère (situé sur une colline, celui-ci permet d'observer la région) et lui propose que les moines quittent Tibhirine pour un lieu d'accueil au centre-ville de Médéa (selon Mireille Duteil, le wali aurait même proposé au prieur que les moines prennent des « vacances en France », pour éviter un « suicide collectif » [22] ). Mais malgré ces très fortes pressions et le fait que la majorité de ses frères envisagent désormais de céder aux autorités, Christian de Chergé refuse toujours de partir. Il continue également à refuser que des gardes armés s'installent au monastère, n'acceptant qu'une « amélioration de la ligne téléphonique », une étrange exigence formulée par le wali .
La nuit de Noël 1993, quelques jours après ce bras de fer entre Christian de Chergé et le préfet de Médéa, des hommes en armes débarquent au monastère, provoquant un début de panique chez les moines. Le chef du groupe affirme être Sayah Attia, l'émir local du GIA. Il demande à Christian de soigner les terroristes blessés dans la montagne, de fournir des médicaments et de l'argent aux combattants... Le prieur refuse calmement une partie des demandes, expliquant notamment que frère Luc, le médecin, est trop vieux pour crapahuter dans la montagne et que la communauté n'est pas riche. Mais il accepte que des médicaments soient donnés aux malades qui viennent au monastère et il promet que si des islamistes blessés se présentent, ils seront soignés.
« Les frères en prirent acte, racontera plus tard Ali Benhadjar, l'un des membres du groupe armé présent cette nuit-là à Tibhirine. Et le cheikh Attia leur donna l' aman , c'est-à-dire le serment qu'ils ne seraient pas agressés et que les moudjahidines ou le peuple ne leur feraient aucun mal tant qu'ils seraient fidèles à leur promesse de coopérer avec nous [23] . » Les hommes de Sayah Attia promettent alors de revenir et conviennent d'un mot de passe : « Monsieur Christian ». En partant, ils serrent les mains des moines. « Certains parmi nous gardèrent une certaine gêne en pensant que les mains avaient peut-être été celles qui avaient égorgé les Croates, nos frères », se souvient Jean-Pierre [24] .
Suite à cette visite, les moines hésitent, puis décident de ne pas prévenir le wali . Mais trois jours plus tard, celui-ci convoque à nouveau père Christian. Etrangement au courant de la venue du groupe de Sayah Attia à Tibhirine, il est exaspéré que le prieur du monastère refuse toujours la protection de l'armée. Fin février 1994, devant son entêtement, le ministère algérien des Affaires étrangères écrit directement à la nonciature du Vatican à Alger, ainsi qu'à l'ambassade de France, pour leur demander la « fermeture momentanée du monastère ». Se plaignant de l'attitude de Christian de Chergé, les autorités algériennes lui reprochent d'avoir, après la visite de Sayah Attia, « accepté unanimement de prodiguer des soins aux terroristes » sans « informer les services de sécurité ou la wilaya, par peur des représailles [25] ».
Mi-mars 1994, les moines apprennent que Sayah Attia, l'islamiste qui les avait assurés de sa protection, a été tué par l'armée [26] . Quelques mois plus tard, n'ayant toujours pas obtenu la fermeture du monastère, l'armée envoie un lieutenant et dix hommes armés à Tibhirine. Ils demandent qu'on mette une pièce et un téléphone à leur disposition et affirment : « Nous allons tirer des coups de feu toutes les heures pour montrer que nous sommes là. » Christian est obligé de leur prêter un téléphone portatif, mais bizarrement, les soldats ne restent que quarante-huit heures [27] . Malgré la pression qui s'accentue sur lui et ses frères, Christian de Chergé refuse toujours de céder aux autorités. Tout au long de l'année 1994, on l'a vu, il soutient même discrètement le processus de paix qui va conduire à la signature de la plate-forme de Rome. Constatant qu'elle est sévèrement critiquée par le régime, Christian de Chergé, plus que jamais défenseur d'un « petit peuple » qu'il juge « méprisé par les autorités », déclarera au printemps 1995 : « Il aura manqué à l'initiative de Sant'Egidio de savoir donner une voix à cette immense foule des "petits" traités par le mépris et dont nous savons le bon sens et la générosité [28] . »
Début 1996, dans une période où les chefs du DRS conservent rancœur et défiance à l'égard du Premier ministre français Alain Juppé [29] , le prieur de Tibhirine continue à multiplier les déclarations de sympathie à l'égard des « frères de la montagne », ces maquisards islamistes implantés près de Tibhirine : « Il disait, avec un jeu de mots périlleux : "J'affiche cette différence : je viens de la montagne" », raconte le père Armand Veilleux, procureur général de l'ordre des moines cisterciens trappistes en 1996 [30] .
Le DRS enlève les moines
Le 24 mars 1996, les événements s'accélèrent. En poste au Centre territorial de recherches et d'investigation (CTRI) de Blida, l'adjudant Abdelkader Tigha voit débarquer dans sa caserne Mouloud Azzout, un des principaux collaborateurs de Djamel Zitouni. Alors que d'habitude, les contacts entre lui et ses officiers traitants du DRS se déroulent discrètement dans un appartement de la ville, cette fois, Azzout passe la nuit au CTRI : « Par souci de discrétion, on avait fait changer la garde, révèle aujourd'hui Tigha. Les soldats avaient été remplacés par des sous-officiers. Etant proche du colonel M'henna Djebbar [le patron du CTRI], j'ai pu discuter avec Azzout et il m'a révélé l'existence d'un projet d'enlèvement des moines. Lui, il n'était pas très chaud pour les conduire dans les maquis, mais on lui a dit qu'il était impensable de les garder au CTRI [31] . »
Le lendemain à 9 heures, « le général Smaïl Lamari arrive à bord de sa Lancia blindée pour voir personnellement Azzout [32] ». D'après Tigha, la rencontre entre le bras droit de Zitouni et le numéro deux du DRS dure environ deux heures et elle se déroule en présence du colonel Achour Boukachabia, patron du Service de contre-intelligence (SDCI), du capitaine Omar Merabet, directeur de cabinet de Smaïn et du colonel M'henna Djebbar, qui met ce jour-là le centre de Blida en état d'alerte. Egalement présents à la réunion, les capitaines Abdelhafid Allouache, chef du service de coordination opérationnelle du CTRI, et Hachemi Yahia Bey, dit « Torki », un officier spécialiste des coups tordus déjà impliqué dans l'assassinat du président Boudiaf (voir supra , chapitre 15).
Le soir, deux camionnettes J5 banalisées — utilisées habituellement pour les opérations d'arrestations — sont préparées : « J'ai demandé à un collègue : "Où va-t-on ?", raconte Tigha. "Mission spéciale à Médéa." Dans la nuit du 26 au 27 mars, vers une heure du matin, un commando composé d'officiers du CTRI de Blida prend donc la route de Tibhirine. D'après Tigha, il était commandé par le capitaine « Torki » Yahia Bey : « C'est lui qui dirigeait les opérations. Il y avait aussi Malek Hanouchi, dit "Reda", le capitaine Saïd Boukeskes, ex-pilote qui avait rallié le DRS (c'était l'adjoint du chef de la police judiciaire du CTRI, le commandant Mami H'mida, alias "Djamel"), et des éléments de la police judiciaire. "Torki", qui est mon ami, m'a tout raconté de l'affaire Boudiaf et de l'enlèvement des moines [33] . »
Cette nuit-là, les moines sont réveillés en pleine nuit par des hommes armés. D'après Jean-Pierre Schumarer, le portier du monastère, ils ressemblaient à des « frères de la montagne », autrement dit des islamistes. Persuadé qu'ils ne représentent aucun danger pour ses frères, Schumarer ne s'alarme pas : « Un rapt était inimaginable à cause du médecin, dont les islamistes avaient besoin à Tibhirine », explique-t-il aujourd'hui [34] . Mais alors qu'il se recouche, les ravisseurs emmènent sept de ses compagnons [35] . Il ne les reverra jamais.
Au même moment, des islamistes de la région recherchés par l'armée sont eux aussi enlevés, voire assassinés. Quelques heures plus tard, alors qu'il fait encore nuit, Abdelkader Tigha voit revenir les fourgons J5 à la caserne de Blida : « On croyait à une arrestation de terroristes. C'était malheureusement les sept moines qui venaient d'être kidnappés. Comme j'étais proche de M'henna Djebbar, le patron du CTRI, j'ai pu entrer dans la détention. Je les ai vus de loin, ils avaient des robes noires et on leur avait revêtu la tête avec des cagoules. Mes collègues m'ont dit que c'était les sept chrétiens de Médéa — en arabe, on dit massihi . Ils ont été interrogés par Mouloud Azzout. Le lendemain soir, il les a fait remonter dans les J5 et ils ont quitté le CTRI de la même façon qu'ils étaient arrivés [36] . » Ce jour-là, les vrais islamistes de Médéa, et notamment l'émir Ali Benhadjar, qui avait refusé quelques mois auparavant d'enlever les moines pour le compte de Zitouni, font afficher en ville des tracts condamnant l'enlèvement des moines et l'assassinat de certains des leurs. Pour Jean-Pierre Schumarer, il est clair que les islamistes locaux n'étaient pas impliqués dans l'opération : « Nous, on était sûrs que ce n'était pas ceux du voisinage. Ils nous aimaient bien, leurs familles nous connaissaient, elles leur disaient de nous épargner [37] ... »
Dans la matinée, le frère Schumarer se rend à la gendarmerie de Médéa, mais il est surpris par l'apathie des autorités : « On n'a pas eu le sentiment que le commandant bougeait, qu'il donnait des ordres pour faire des recherches. Il n'avait pas l'air surpris de l'enlèvement. Les gendarmes ne sont venus au monastère qu'en fin d'après-midi [38] . »
Dans les heures qui suivent, l'ambassadeur de France, Michel Lévêque, se rend également à Médéa. Sa seule hâte, c'est de voir Jean-Pierre et Amédée, les deux seuls moines à avoir échappé au rapt, quitter la région. Au Quai d'Orsay, une cellule de crise se met en place autour de Hubert Colin de Verdières, directeur de cabinet de Hervé de Charette.
Le lendemain de leur enlèvement, les moines sont discrètement transférés du CTRI de Blida vers les hauteurs de la ville, puis au poste de commandement de Djamel Zitouni, au lieu-dit Tala-Acha [39] . Quelques jours plus tard, Jean-Pierre Schumarer recueille un témoignage troublant de la part d'un habitant du secteur : « Il m'a dit que les frères avaient été faits prisonniers avec des gens de l'Armée islamique du salut. Il m'a même dit que l'un des détenus islamistes était parvenu à s'échapper et à prévenir la gendarmerie. Mais là, on l'a mis en prison. » Crucial et aujourd'hui recoupé, ce témoignage prouve que les ravisseurs des moines avaient également enlevé des islamistes de la région [40] .
Quelques jours plus tard, ils demandent aux sept religieux de décliner leur identité devant un magnétophone et d'affirmer qu'ils sont entre les mains de ravisseurs islamistes. Mais quand arrive son tour, le frère Luc, médecin du monastère, semble réticent à répéter ce qu'on lui demande de dire : « Je suis frère Luc, du monastère de Tibhirine, et me trouve en otage avec mes collègues... par la... — comment cela s'appelle ? — djamaâ islamiya [41] ... » Le frère Luc a-t-il compris qu'il était entre les mains de terroristes liés au DRS ? A-t-il tenté de le signifier discrètement ? Pour Armand Veilleux, supérieur des trappistes, l'anecdote est révélatrice : « Luc avait un formidable sens de l'humour. Deux semaines avant l'enlèvement, il avait déclaré qu'il n'avait pas peur du GIA et que s'il lui arrivait quelque chose, ce serait l'armée [42] . »
Mais à l'époque, à l'exception de Jean-Pierre Schumarer et peut-être du frère Luc, bien peu d'observateurs se doutent que les ravisseurs agissent pour le compte du DRS. Seul le père Armand Veilleux, envoyé en Algérie par l'ordre des trappistes au lendemain de l'enlèvement, se pose des questions. Dès son arrivée à Alger, il se sent tenu à l'écart par l'archevêque d'Alger, Mgr Henri Tessier, et Michel Lévêque, l'ambassadeur de France, qui participent pourtant à une cellule de crise : « Au bout de deux semaines, j'ai dit à Michel Lévêque que soit les services français me mentaient, soit ils étaient incompétents », se souvient l'ancien procureur général des trappistes. « Lévêque m'a dit qu'il comprenait que les moines aient souhaité rester en Algérie, mais il m'a également rappelé que le gouvernement français avait demandé à ses ressortissants de quitter le pays et que quand il arrive des choses comme l'enlèvement, entraient en cause des impératifs qui n'étaient plus de son ressort. Un mois plus tard, un ambassadeur de France en Italie m'a redit la même chose. »
Quand Armand Veilleux demande à l'ambassadeur de France si l'armée algérienne n'est pas responsable de l'enlèvement, ce dernier lève les bras au ciel : « Il m'a dit qu'on allait bientôt recevoir une lettre du commanditaire, quand il aurait "reçu" les moines. Il m'a dit que grâce à des hélicoptères équipés de systèmes détecteurs de chaleur, on pouvait les suivre et qu'ils avançaient très lentement dans la montagne. Il m'a dit qu'on allait bientôt pouvoir négocier [43] . » À l'évocation de cette anecdote sur les détecteurs de chaleur, le lieutenant Tigha, alors en poste à Blida, ne peut réprimer un sourire : « On avait raconté n'importe quoi aux Français ! En fait, on savait pertinemment ce qui se passait avec les hommes de Zitouni. On écoutait toutes leurs conversations radio [44] ... »
Les négociations du préfet Marchiani
À partir du mois d'avril, deux réseaux français, l'un au service de Charles Pasqua et l'autre d'Alain Juppé, vont tenter de négocier la libération des moines. Incarné par Jean-Charles Marchiani, le réseau officieux de Charles Pasqua est, on l'a vu, très proche du DRS (voir supra , chapitre 18). Plus officiel, le réseau du Premier ministre Alain Juppé s'appuie sur la DGSE (Direction générale de la sécurité extérieure) qui n'a, elle, aucune complaisance pour le régime algérien [45] . Parti pour Alger quelques jours après l'enlèvement des moines, Jean-Charles Marchiani y aurait rencontré les généraux Touati et Nezzar, passablement furieux contre le gouvernement d'Alain Juppé : « Certains généraux algériens voulaient faire payer à Paris les prises de position d'Alain Juppé assez critiques à leur égard à propos des droits de l'homme, raconte Roger Faligot. En outre, ils n'avaient pas apprécié que le ministre de l'Intérieur, Jean-Louis Debré, ait laissé entendre (non sans raison) que les services spéciaux algériens aient pu téléguider certains attentats en 1995 [46] . »
« À l'époque, nos services étaient en colère contre les vôtres, confirme aujourd'hui l'ex-adjudant Tigha. Début 1996, une brigade de surveillance du CTRI de Blida envisageait même l'enlèvement d'un haut fonctionnaire de l'ambassade de France. Ils l'ont suivi pendant un mois, puis le projet fut abandonné en raison de risques trop importants. C'est alors qu'un de mes collègues, le capitaine Abdelhafid Allouache, a proposé l'enlèvement des moines [47] . » Hallucinant, ce scénario rappelle étrangement celui de l'enlèvement des Thévenot, organisé fin 1993 avec l'aval de Jean-Charles Marchiani pour forcer le gouvernement français à soutenir l'option éradicatrice (voir supra , chapitre 18).
Dans l'affaire des moines, Marchiani aurait également joué un rôle déterminant : selon son propre témoignage, il aurait contacté de hauts responsables du DRS, puis serait « parvenu à entrer en contact avec Djamel Zitouni » pour engager la France dans un « deal » destiné à faire libérer les trappistes. L'ancien collaborateur de Charles Pasqua affirme même avoir promis aux « patrons du GIA » un « versement de fonds » ainsi que l'« élargissement de certains prisonniers islamistes détenus en France ». Suite à ces promesses, un « terrain d'entente » aurait été trouvé en vue de la « libération des sept religieux » [48] — scénario qui nous a été confirmé par l'entourage de Jean-Charles Marchiani et de Charles Pasqua à Paris, en octobre 2002. Mais pour avoir une chance de convaincre Paris d'avaliser son « deal » avec les ravisseurs, Marchiani doit prouver que les otages sont toujours en vie. Le 16 avril, un premier fax confirme que les moines sont vivants et annonce l'envoi d'un émissaire : « Si vous tenez à la vie des moines, ne touchez pas à l'émissaire et ne le remettez pas aux traîtres [49] . »
Le 18 avril, un communiqué signé « Abou Abderrahmane Amine » (pseudo-de Djamel Zitouni) est apposé dans les villages proches de Tibhirine [50] . Publié le lendemain à Londres par le quotidien El-Hayat , ce texte, à l'évidence beaucoup trop érudit pour avoir pu être écrit par le simple vendeur de poulets qu'était Zitouni [51] , est adressé à la France et à Jacques Chirac. Revendiquant officiellement, mais laborieusement, l'enlèvement des moines, il critique l'« entêtement de Mitterrand et Balladur » lors du détournement de l'Airbus d'Air France en décembre 1994, affirme que cet entêtement a abouti à ce que les pirates égorgent et tuent certains passagers, et formule à Paris la même revendication « paravent » que lors du rapt des Thévenot, en octobre 1993, et lors du détournement de l'Airbus : la libération d'Abdelhak Layada, cet ancien « émir national » du GIA détenu depuis 1993 en Algérie (voir supra , chapitre 14). En plus de Layada, les ravisseurs demandent la libération d'autres membres du GIA détenus, eux, en France, mais sans communiquer leurs noms : « Nous voulons d'abord connaître votre décision. » Se terminant par la phrase « Si vous libérez, nous libérerons, et si vous refusez, nous égorgerons », ce communiqué semble exiger de Paris la confirmation d'un mystérieux « deal ».
« Le communiqué du 18 avril, c'était nous, affirme aujourd'hui l'ex-adjudant du DRS Abdelkader Tigha. On a fait semblant de revendiquer des échanges de prisonniers et la libération de Layada, car cela crédibilisait le scénario. Mais le vrai but de l'enlèvement, c'était de discréditer le GIA. Nous voulions obtenir le soutien de la France, de l'armement, du matériel sophistiqué. À l'époque, on était sous embargo. On voulait aussi discréditer le GIA auprès de la communauté chrétienne, qui avait signé en janvier 1995 un pacte contre nous : les accords de Rome. Il fallait ramener cette communauté chrétienne à nous soutenir [52] . »
Le 30 avril, l'émissaire annoncé par le GIA se présente effectivement à l'ambassade de France à Alger et remet à un colonel de la DGSE l'original du communiqué signé de Zitouni ainsi qu'une cassette audio prouvant que les moines sont bien vivants.
C'est à partir de là que l'affaire aurait dérapé, sans que l'on connaisse encore avec exactitude les circonstances de l'assassinat des moines. Selon des informations communiquées à l'époque à l'adjudant Tigha par certains de ses chefs, les trappistes auraient été raflés aux hommes de Zitouni par un autre responsable du GIA authentiquement islamiste, lui, qui les aurait exécutés par cruauté. Mais d'après notre enquête, la vraie raison de l'assassinat des moines est plutôt à rechercher dans l'attitude des autorités françaises de l'époque.
Pour la première fois, le gouvernement d'Alain Juppé aurait en effet décidé de ne pas céder au chantage du GIA, quels qu'en soient les commanditaires, comme le confirmera Hervé Guitton dans son livre publié en 2001 (lequel, par ailleurs, passe entièrement sous silence le fait que le GIA était contrôlé par le DRS) : « Paris a donné la priorité de l'action à la DGSE, qui a pour ordre de travailler à l'insu des Algériens et d'entrer en contact avec des interlocuteurs du GIA [53] . » Tout en faisant mine d'envisager une négociation avec Djamel Zitouni [54] , la DGSE aurait en fait préparé dans son dos une opération militaire pour faire libérer les moines. Après la visite de l'émissaire des ravisseurs à l'ambassade de France, les militaires français seraient ainsi parvenus à faire discrètement livrer aux trappistes un colis contenant des émetteurs radios destinés à faciliter leur exfiltration par hélicoptère [55] .
L'assassinat
Manifestement élaboré sur ordre du gouvernement et avec l'aval de l'Elysée [56] , ce projet d'intervention présentait l'inconvénient de faire peu de cas de la souveraineté de l'Etat algérien. Plus grave, il court-circuitait les négociations mises en place par Jean-Charles Marchiani et ses amis du DRS, auxquels la manœuvre de la DGSE n'aurait pas échappé : « Les Algériens ont su qu'un émissaire était venu à l'ambassade de France et qu'il avait même été raccompagné en ville par les services français, expliquait en 1998 Yves Bonnet, ancien patron de la DST, qui rendit visite à son ami Smaïl Lamari juste avant la mort des moines, mais aussi quelque temps après. Je crois qu'ils n'ont pas apprécié le procédé, c'est clair. Je suis convaincu que si Rondot [le général Philippe Rondot, très proche du DRS], qui avait la confiance des Algériens, avait pu être associé à cette négociation, les choses auraient pu évoluer de manière complètement différente [57] . »
« On ne voulait pas qu'un contact direct s'établisse entre Zitouni et la France car sinon, ils auraient compris toute l'affaire, nous a confirmé Abdelkader Tigha en 2003 [58] . »
Irrités par l'attitude de la DGSE, les patrons du DRS et Jean-Charles Marchiani ne sont pas au bout de leurs surprises. Le 9 mai, alors qu'il se croit manifestement toujours soutenu par Paris et qu'il met au point les derniers détails de la libération des moines, le préfet du Var va être spectaculairement désavoué par le gouvernement français. Ce jour-là, il est contacté par le ministre de l'Intérieur Jean-Louis Debré, qui lui indique qu'au conseil des ministres, Alain Juppé a ordonné qu'il cesse « toute tractation relative aux moines de Tibhirine ». Dans l'après-midi, Yves Doutriaux, porte-parole du Quai d'Orsay, confirme : « Le préfet du Var exerce ses responsabilités dans son département et n'a pas à connaître de ce dossier. Il ne s'est pas rendu à Alger ces derniers temps et n'a pas reçu d'émissaires algériens. »
Douze jours après ce terrible désaveu, le 21 mai 1996, un nouveau communiqué du GIA est rendu public, annonçant l'exécution des otages : « Le président français et son ministère des Affaires étrangères ont annoncé qu'il n'y aurait ni dialogue ni réconciliation avec le GIA. Ainsi, ils ont rompu le processus et nous avons donc coupé la tête des sept moines [59] . » Immédiatement dénoncé par l'ensemble de la communauté musulmane [60] , cet étrange communiqué accuse Paris d'avoir refusé de négocier.
À l'évocation de ce terrible épilogue et du désaveu que leur infligea à l'époque Alain Juppé, un proche de Jean-Charles Marchiani et Charles Pasqua tremble encore de colère : « Les moines auraient pu être sauvés, affirme-t-il. Les choses étaient bien avancées. Ce qui a tout fait capoter, c'est la déclaration de Juppé. Elle a été interprétée par les responsables locaux comme le refus de la France de cautionner ce qu'avait fait Marchiani, alors qu'il avait trouvé un accord pour faire libérer les moines. C'était terminé [61] . » De retour d'Alger à la mi-juin, Yves Bonnet, ancien patron de la DST, déplore lui aussi l'« absence de relations entre la DGSE et les services algériens », ajoutant que « la France n'a pas mis toutes les chances de son côté ». Six ans plus tard, l'entourage de Charles Pasqua va jusqu'à dénoncer les projets d'intervention militaire envisagés à l'époque par Alain Juppé : « Il y avait déjà eu pas mal de cafouillages au niveau de l'ambassade de France et de la DGSE. Pour réussir une opération d'intervention, il aurait fallu disposer sur le plan local de logistique, d'information, sinon, c'était la meilleure façon de faire zigouiller les gens [62] . »
À la fin du mois de mai 1996, alors que les autorités algériennes refusent de révéler les circonstances dans lesquelles les moines ont été tués, l'envoyé spécial du journal La Croix à Alger recueille un témoignage affirmant que leurs têtes ont été retrouvées près de Médéa, à 300 mètres d'un barrage de l'armée. Le 30 mai, rentré précipitamment d'Amérique, le père Armand Veilleux et le supérieur des trappistes expriment le souhait que leurs frères soient enterrés en Algérie et demandent à voir leurs corps. Gêné, Mgr Tessier, l'archevêque d'Alger, affirme à Armand Veilleux que les autorités ne le permettront pas. Celui-ci menace alors d'ouvrir les cercueils avec un tournevis ! Le 31 mai au matin, lors d'une conférence de presse, Patricia Allémonière, de TF1, lui demande où les moines seront enterrés et s'il a vu les corps. Devant tout le monde, le père Veilleux renouvelle donc ses souhaits, une façon de faire pression sur les autorités pour obtenir gain de cause. Du coup, l'ambassadeur de France, Michel Lévêque, cède et l'emmène « voir les corps » : « Pendant le trajet, nous a expliqué Armand Veilleux, l'ambassadeur m'a dit qu'il allait me dire un secret : je ne verrais que les têtes, mais il ne faudrait pas le dire. »
Le jour de l'enterrement, les cercueils des moines, qui ne contiennent en effet que leurs têtes, sont donc lestés avec du sable pour que personne ne s'en aperçoive. Depuis Londres, El-Ansar , le bulletin utilisé par le DRS pour diffuser les faux communiqués islamistes signés « Zitouni », promet des « révélations ». Etrangement au parfum de ce qu' El-Ansar s'apprête à « révéler », El-Watan laisse entendre que les autorités françaises ont tenté d'entrer en contact avec le GIA dans le dos des autorités algériennes, et que cette initiative a été très mal vécue par le régime : « Les révélations que le GIA a promis de faire [...] vont certainement jeter un pavé dans la mare et impliquer davantage le gouvernement français dans cette affaire qui va peser lourdement sur les relations entre Paris et Alger [63] . » Mais quelques jours après, El-Ansar affirme finalement que les révélations « ne lui sont pas parvenues » et il cesse mystérieusement de paraître.
Mi-juillet 1996, les autorités algériennes affirment que le chef du GIA a été tué dans les maquis. En réalité, son élimination serait survenue dès le mois de mai, à l'instigation du DRS : « Il tomba dans une embuscade tendue par un groupe de l'AIS dirigé par Gasmi Ahmed, alias Yahia Guermouh, affirme Abdelkader Tigha. On lui avait dit que Zitouni se déplacerait dans son secteur à bord d'une Toyota 4/4 blanche. Il fallait l'éliminer, car il était devenu un témoin gênant [64] . » Zitouni tué, le GIA ne disparaît pas pour autant. Le 18 juillet 1996, un communiqué annonce la nomination à sa tête de Antar Zouabri, un nouvel émir tout aussi sanguinaire.
Très curieusement, comme après l'assassinat des gendarmes en août 1994, la France n'ouvrira aucune enquête à la suite de l'assassinat de ses sept ressortissants. Et pendant des années, prévaudra la thèse de leur exécution par des « barbares islamistes ». Jusqu'au 23 décembre 2002, date des premières révélations d'Abdelkader Tigha dans Libération sur l'implication directe du DRS dans l'enlèvement des moines [65] . Ces informations soulèveront un tollé en Algérie, dont le ton sera donné, dès le lendemain, par l'archevêque d'Alger, Mgr Henri Tessier : « Ce que je peux dire au nom de l'Eglise d'Algérie est que nous n'avons aucune information nouvelle qui nous permette, aujourd'hui, d'ajouter foi à la version publiée dans son édition d'hier, par le quotidien français Libération se basant sur les déclarations d'un ancien lieutenant [en fait, adjudant] de l'armée algérienne impliquant les services du DRS d'être derrière l'assassinat des moines de Tibhirine, à Médéa. Je tiens à préciser que celui qui a donné les informations les plus claires est Benhadjar, qui était lui-même dans la région en contact avec les différents groupes terroristes et ses déclarations ont été largement publiées par la presse [66] . »
Or Mgr Tessier oublie tout simplement que dans le texte sur l'affaire qu'il a publié en juillet 1997, l'émir Benhadjar reproduisait des extraits d'un rapport antérieur [67] mettant directement en cause la responsabilité des services algériens dans l'enlèvement : « Si le pouvoir en place en Algérie déclare avoir infiltré le GIA au niveau de la direction — et c'est ce que montrent les indices et les faits — et donc s'il maîtrisait l'orientation et l'action de certains des dirigeants du GIA, comment aurait-il pu ignorer la planification et l'organisation de l'enlèvement des moines ? Même en admettant qu'il n'ait pas eu connaissance de l'affaire avant son exécution, comment croire qu'il n'ait pas réussi à connaître le lieu de la séquestration des moines alors qu'il avait un accès direct aux secrets du GIA infiltré puisque les dirigeants de ce groupe étaient toujours entre ses mains [68] ? »
La vérité, à ce jour, reste encore à établir sur les conditions exactes de la mort des moines trappistes. Ce qui ne fait pas de doute, en revanche, c'est l'organisation de leur enlèvement par le DRS [69] . Et il est hautement probable que, dès lors que la « négociation » engagée par les « réseaux Pasqua » avait été désavouée par Alain Juppé, les chefs du DRS ne pouvaient laisser la DGSE réussir à libérer les moines : cela n'aurait pu se faire sans que soit révélée la mainmise du DRS sur le GIA. Les moines l'avaient nécessairement compris, ils devaient disparaître. De même que Djamel Zitouni, qui en savait trop... [...]
Le mystérieux assassinat de Mgr Pierre Claverie
Le 1 er août 1996, alors qu'il rentre chez lui plus tôt que prévu après un entretien orageux avec Hervé de Charrette au sujet de l'assassinat des moines de Tibhirine, Mgr Pierre Claverie, évêque d'Oran, est tué dans un attentat à la bombe. Fait étrange : seuls les services de sécurité algériens, qui viennent de l'aider à trouver une place dans l'avion d'Oran, savaient qu'il s'apprêtait à rentrer chez lui plus tôt que prévu. Autre fait troublant : la rue à proximité de laquelle survient l'explosion a été évacuée quelque temps avant l'attentat, comme si certains services savaient qu'une opération allait avoir lieu. Même les gardes habituellement postés devant l'évêché auraient été rappelés avant l'attentat [70] .
À l'évidence, les assassins de Pierre Claverie ont donc bénéficié d'importantes complicités officielles : « Soit les islamistes sont au sommet de l'Etat et connaissent l'itinéraire des personnes protégées, soit ils ont un armement assez sophistiqué pour faire péter un immeuble au cœur d'une ville quadrillée », raille aujourd'hui Bruno Etienne, qui ne croit pas à la thèse d'un attentat islamiste [71] . L'affaire est d'autant plus étrange que quelques semaines avant son assassinat, Claverie avait reçu la visite d'un agent de la préfecture d'Oran lui communiquant des documents prouvant qu'il avait été très étroitement surveillé par la Sécurité militaire quelques années auparavant : « Claverie était bouleversé par cette affaire, révèle aujourd'hui Anna Bozzo, une universitaire italienne spécialiste de l'Algérie. Cela signifiait que les services algériens savaient tout, espionnaient tout. Il m'a dit être inquiet [72] . »
« Claverie s'est dit que si on lui communiquait ces documents, c'était pour lui délivrer un message, lui dire : "Attention, vous êtes sur écoute, maintenant" », renchérit le père Armand Veilleux. Quelques jours avant l'attentat, le chauffeur de Pierre Claverie lui révèle que des hommes du DRS d'Oran lui ont ordonné de leur transmettre chaque jour son emploi du temps et le trajet de ses déplacements : « Après l'attentat, on retrouvera d'ailleurs dans la poche du chauffeur de l'évêque le numéro de téléphone du siège de la Sécurité militaire d'Oran », raconte aujourd'hui un spécialiste de l'Algérie [73] .
En 1998, l'adjudant Abdelkader Tigha, alors en poste au Centre principal des opérations du DRS à Hydra, recueille les confidences de ses collègues à propos de l'affaire Claverie : « J'ai appris qu'en juillet 1996, l'adjudant Yazid Boulafaâ, un officier du DRS surnommé "Kamel Dynamite" en raison de ses compétences en matière d'explosifs et en confection de bombes en tout genre, avait été envoyé à Oran. À son retour à Alger, deux mois plus tard, certains cadres du service commencèrent à se poser des questions sur la mission qu'il avait pu effectuer sur place. Il a alors disparu de la circulation. Officiellement, il avait décidé de rallier le GIA dans la région d'Alger. Mais je pense que cette explication, qui venait de Smaïl Lamari, était destinée à tromper les cadres du DRS qui se posaient trop de questions [74] . »
À en croire ces témoignages, l'assassinat de Pierre Claverie a donc très vraisemblablement été organisé par le DRS. Reste à comprendre pourquoi. D'après l'émir Ali Benhadjar, l'évêque d'Oran, qui était très proche des moines de Tibhirine, soupçonnait les services algériens de s'être rendus complices de leur assassinat : « Nous savons qui a tué ou commandité la mort des sept moines », a-t-il même déclaré au ministre Hervé de Charrette quelques heures avant son assassinat [75] . Ce serait donc parce qu'il risquait de devenir trop bavard que Pierre Claverie fut assassiné.
Mais son meurtre permit aussi d'envoyer un message fort à la France. En cet été 1996, la défiance n'avait jamais été aussi grande entre Alain Juppé et les barons du régime algérien, de plus en plus perçus comme les dirigeants d'un Etat terroriste : « La France n'oubliera jamais la mort des moines », déclare Hervé de Charrette après l'affaire de Tibhirine. Le 1 er août 1996, sa visite à Alger se déroule dans une atmosphère glaciale, comme si la France voulait éviter à tout prix qu'elle puisse apparaître comme un signe de soutien au régime : « Paris avait jugé préférable qu'elle s'accomplisse au cœur de l'été, en dehors de toute publicité », confirmera Lucile Schmid [76] .
En janvier 1997, Hervé de Charrette indique devant la commission des Affaires étrangères de l'Assemblée qu'après le détournement de l'Airbus d'Air France, les attentats de Paris et l'assassinat des moines de Tibhirine, le gouvernement d'Alain Juppé avait secrètement décidé de prendre ses distances à l'égard de la stratégie éradicatrice en cours à Alger : « Les autorités algériennes tentaient d'entraîner la France dans un soutien qu'elle ne souhaitait pas leur apporter. [...] La France ne va pas se laisser entraîner dans ce conflit et c'est au peuple algérien de décider de son destin [77] . »
A posteriori , l'assassinat de l'évêque d'Oran, le jour même de la visite à Alger du ministre français des Affaires étrangères apparaît donc bien comme un nouveau signal envoyé par le clan éradicateur aux autorités françaises pour les contraindre à soutenir leur politique. Quant au président Zéroual, il est évidemment affaibli par cet attentat spectaculaire qui choque les Français et qui prouve que, contrairement à ce qu'il affirme, le terrorisme est loin d'être « résiduel ». Fin 1996, le clan présidentiel tente malgré tout de reprendre l'initiative.
Notes
[1] Marie-Christine Ray , Christian de Chergé, prieur de Tibhirine , Bayard, Paris, 1998.
[2] En 1975, tout prosélytisme étant déjà interdit, les communautés religieuses n'ont désormais plus le droit d'enseigner : les gendarmes de Médéa viennent voir les trappistes et leur donnent huit jours pour plier bagage. L'ordre sera finalement reporté, d'autant que les moines sont appréciés par la population.
[3] Interview filmée de Christian de Chergé par Edith Genet. Partiellement diffusée dans le reportage « Moines de Tibhirine », Le Vrai Journal , Canal Plus, 22 novembre 1998. op. cit.
[4] Interview de Marco Impagliazzo pour le reportage « Moines de Tibhirine », op. cit.
[5] Le FIS, le FLN, le FFS, le MDA (Mouvement pour la démocratie en Algérie), le PT (Parti des travailleurs), En-Nahda et la jeunesse musulmane contemporaine. Le MSP-Hamas de Mahfoud Nahnah et du parti du renouveau algérien de Noureddine Boukrouh, tous deux proches du régime, sont toutefois restés à Alger.
[6] Interview de Abdelkrim Ould-Adda pour le documentaire Attentats de Paris : enquête sur les commanditaires , op. cit.
[7] Benjamin Stora , « Conflits et champs politiques en Algérie », Politique étrangère , été 1995, p. 339.
[8] Interview d'Abdelkader Tigha pour le documentaire Services secrets : révélations sur un « vrai-faux » enlèvement , op. cit.
[9] Ahmed Selmane , « Gagner la paix civile et la démocratie », La Nation, 14-20 février 1995.
[10] Nicole Chevillard , Algérie : l'après guerre civile , op. cit ., p. 60.
[11] Benjamin Stora , « Conflits et champs politiques en Algérie », loc. cit. , p. 338.
[12] François Léotard , Le Figaro , 1 er février 1995.
[13] Sur la préparation et le déroulement de la rencontre de Rome, ainsi que sur les controverses et la désinformation auxquelles elle donnera lieu de la part des éradicateurs algériens, on pourra se reporter à l'ouvrage de deux des responsables de Sant'Egidio qui ont été les chevilles ouvrières du processus : Marco Impagliazo et Mario Giro , Algeria in ostaggio. Tra esercito e fondamentalismo, storia di una pace difficile , Guerini e Associati, Milan, 1997.
[14] Maghreb-Machrek , n° 148, avril-juin 1995, p. 57.
[15] Séverine Labat , Les Islamistes algériens , op. cit. , p. 288.
[16] « Les lettres de prison de A. Madani et A. Benhadj », loc. cit. , p. 135-136.
[17] José Garçon , « L'Algérie, si loin de Washington », loc. cit.
[18] C'est du moins ce que laissent penser les propos d'un collaborateur d'Anthony Lake, chef du Conseil national de sécurité, au journaliste français Eric Laurent : « Même si tel était le cas [si le régime s'effondrait], la France serait le grand perdant. Pas nous. Lisez le programme des islamistes. Il prévoit l'anglais et non plus le français comme première langue étrangère. C'est vous, désormais, le grand Satan. Nous, nous pourrons continuer à travailler » (Eric Laurent , « Le drame algérien, des gouvernements français complices », loc. cit ., p. 35).
[19] Chaque jour, de nombreux habitants de la région venaient se faire soigner gratuitement par le frère Luc, médecin.
[20] Interview de Jean-Pierre Schumarer, à Fès, pour le documentaire « Moines de Tibhirine », op. cit.
[21] Interview d'Abdelkader Tigha pour le documentaire Services secrets : révélations sur un « vrai-faux » enlèvement , op. cit.
[22] Mireille Duteil , Les Martyrs de Tibhirine , Brepols, Turnhout, 1996.
[23] Ali Benhadjar , « L'affaire de la mise à mort des sept moines en Algérie », loc. cit.
[24] Dom Bernardo Olivera , Jusqu'où suivre ? Les martyrs de l'Atlas , Le Cerf/Parole et silence, Paris, 1997, p. 67.
[25] Lettre du ministère des Affaires étrangères algérien adressée à la nonciature du Vatican et à l'ambassade de France à Alger, 23 février 1994.
[26] Sayah Attia, on l'a vu (voir supra , chapitre 20), a été « donné » par l'agent du DRS Djamel Zitouni, qui commençait alors sa « carrière » au sein du GIA. Attia aurait été remplacé à Médéa, fin 1994, par Abdelkader Saoudi, un « islamiste » retourné par le DRS et déjà chargé d'exécuter les pères blancs, à Tizi-Ouzou (Ali Idir , entretien avec l'un des auteurs pour le documentaire Attentats de Paris : enquête sur les commanditaires , op. cit. ).
[27] Mireille Duteil , Les Martyrs de Tibhirine , op. cit. , p. 102.
[28] Lettre circulaire du 11 avril 1995 citée par Marie-Christine Ray , op. cit.
[29] Déjà échaudés par la fermeté d'Edouard Balladur lors du détournement de l'Airbus d'Air France fin 1994, ils n'ont pas digéré les déclarations d'Alain Juppé et de son ministre de l'Intérieur les soupçonnant, en septembre 1995, d'avoir commandité les attentats de Paris.
[30] Armand Veilleux , Le témoignage des martyrs de Tibhirine , novembre 2000.
[31] Interview d'Abdelkader Tigha pour le documentaire Services secrets : révélations sur un « vrai-faux » enlèvement , op. cit.
[32] Arnaud Dubus , « Les sept moines de Tibhirine enlevés sur ordre d'Alger », Libération , 23 décembre 2002.
[33] Interview d'Abdelkader Tigha pour le documentaire Services secrets : révélations sur un « vrai-faux » enlèvement , op. cit.
[34] Interview de Jean-Pierre Schumarer pour le documentaire « Moines de Tibhirine », op. cit.
[35] Il s'agit de Luc Dochier, Christian de Chergé, Christophe Lebreton, Michel Fleury, Bruno Lemarchand, Célestin Ringeard et Paul Favre Miville.
[36] Interview d'Abdelkader Tigha pour le documentaire Services secrets : révélations sur un « vrai-faux » enlèvement , op. cit.
[37] Interview de Jean-Pierre Schumarer pour le documentaire « Moines de Tibhirine », op. cit.
[38] Ibid
[39] Arnaud Dubus , « Les sept moines de Tibhirine enlevés sur ordre d'Alger », loc. cit.
[40] Voir le documentaire « Moines de Tibhirine », op. cit. ; et René Guitton , Si nous nous taisons... le martyre des moines de Tibhirine , Calmann-Lévy, Paris, 2001, p. 144 sq .
[41] Témoignage du frère Luc, médecin du monastère, sur la cassette remise à l'ambassade de France à Alger le 30 avril 1996 par un émissaire du GIA.
[42] Armand Veilleux , entretien avec l'un des auteurs, Scourmont, mars 2002.
[43] Ibid .
[44] Interview d'Abdelkader Tigha pour le documentaire Services secrets : révélations sur un « vrai-faux » enlèvement , op. cit.
[45] En 1992, la DGSE aurait même jugé « gérable » l'arrivée du FIS au pouvoir en Algérie (MAOL, « L'affaire des otages du consulat français », loc. cit. ).
[46] Roger Faligot et Pascal Krop , DST, Police secrète , op. cit. , p. 456.
[47] Interview d'Abdelkader Tigha pour le documentaire Services secrets : révélations sur un « vrai-faux » enlèvement , op. cit.
[48] René Guitton , Si nous nous taisons... , op. cit. , p. 162.
[49] Fax parvenu à la radio marocaine Medi 1 le 16 avril 1996.
[50] Communiqué n° 43 du GIA, 18 avril 1996 (traduction in René Guitton , Si nous nous taisons... , op. cit. , p. 218).
[51] Voir sur ce point l'étude d'Alain Grignard , « La littérature politique du GIA algérien des origines à Djamel Zitouni. Esquisse d'une analyse », in Felice Dassetto (dir.), Facettes de l'Islam belge , Academia Bruylant, Louvain-la-Neuve, 1997, pp. 69-95.
[52] Interview d'Abdelkader Tigha pour le documentaire Services secrets : révélations sur un « vrai-faux » enlèvement , op. cit.
[53] René Guitton , Si nous nous taisons... , op. cit. , p. 156.
[54] Le 30 avril 1996, le colonel de la DGSE en poste à Alger accepte de remettre à l'émissaire du GIA un reçu à en-tête de l'ambassade de France avec la mention : « Nous souhaitons maintenir le contact avec vous. » Puis Paris aurait posté un fonctionnaire arabisant devant un téléphone dans l'espoir que le GIA contacte à nouveau l'ambassade (voir René Guitton , Si nous nous taisons... , op. cit. , p. 158 ; et l'article de Georges Marion , Le Monde , 8 juin 1996).
[55] D'après Dom Gérard, prieur de l'abbaye trappiste de Montjoyer (Aiguebelle), un émissaire français du sud de la France aurait rendu visite aux moines début mai. C'est à cette occasion que des émetteurs auraient été discrètement remis aux trappistes. Selon diverses sources, leur exfiltration aurait du être menée par des commandos d'élite de l'armée française qui avaient été positionnés sur un cargo civil en Méditerranée avec des hélicoptères Super Puma (voir Hamid Tinouche , « Le mystère de l'ultime communion », Journal du dimanche , 26 mai 1996 ; et Algérie confidentiel , juillet 1996).
[56] Jacques Isnard, « Des divergences ont opposé les services secrets français », Le Monde , 30 mai 1996.
[57] Interview de Yves Bonnet pour le documentaire « Moines de Tibhirine », op. cit.
[58] Interview d'Abdelkader Tigha pour le documentaire Services secrets : révélations sur un « vrai-faux » enlèvement , op. cit.
[59] Communiqué du « GIA » n° 44, 21 mai 1996 (traduction in René Guitton , Si nous nous taisons... , op. cit. , p. 222).
[60] Après Rabah Kébir, qui « condamne absolument » un acte « criminel, contraire à l'islam », le grand imam de l'université islamique du Caire, la Fédération nationale des musulmans de France, les musulmans suisses, le Collectif des jeunes musulmans de France, le Haut Conseil des musulmans de France condamnent vigoureusement l'assassinat des moines de Tibhirine.
[61] Entretien de l'un des auteurs avec un proche conseiller de Charles Pasqua, fin 2002.
[62] Ibid .
[63] El-Watan , 27 mai 1996.
[64] Interview d'Abdelkader Tigha pour le documentaire Services secrets : révélations sur un « vrai-faux » enlèvement , op. cit.
[65] Arnaud Dubus , « Les sept moines de Tibhirine enlevés sur ordre d'Alger », loc. cit.
[66] « Mgr Teissier : "Nous ne donnons pas foi à cette information" », Le Matin , 24 décembre 2002 ; voir aussi : Hassane Zerrouky , « Les anomalies du récit », Le Matin , 24 décembre 2002 ; et Mounir B., « L'adjudant Tigha au rapport. DRS in Bangkok », Le Quotidien d'Oran , 25 décembre 2002.
[67] Ces extraits figuraient en annexe du document de Benhadjar, intitulé « L'affaire de la mise à mort des sept moines en Algérie », reproduit dans le livre de René Guitton... sans ses annexes (René Guitton , Si nous nous taisons... , op. cit. , p. 224).
[68] Ali Benhadjar , « L'affaire de la mise à mort des sept moines en Algérie », loc. cit.
[69] Voir sur ce point la synthèse bien documentée publiée par le père Armand Veilleux , « Hypothèses sur la mort des moines de Tibhirine », Le Monde , 24 janvier 2003.
[70] Hubert Coudurier , Le Monde selon Chirac , op. cit. , p. 230.
[71] Bruno Etienne , entretien avec l'un des auteurs, Aix-en-Provence, février 2002.
[72] Anna Bozzo , entretien avec l'un des auteurs, Paris, 11 septembre 2002.
[73] Patrick Denaud , Algérie le FIS : sa direction parle , op. cit ., pp. 129-130.
[74] Interview d'Abdelkader Tigha pour le documentaire Services secrets : révélations sur un « vrai-faux » enlèvement , op. cit.
[75] Interview d'Ali Benhadjar au Soir d'Algérie , 30 janvier 2000 (cité par Youcef Zirem , Algérie, la guerre des ombres , op. cit. , p. 92).
[76] Lucile Provost , « Poursuite de la violence, impasses politiques », loc. cit.
[77] Réunion de la commission des Affaires étrangères de l'Assemblée à propos de l'Algérie organisée du 26 au 29 janvier 1997 (citée par Abbas Aroua , « Eléments de politique algérienne de la France », in Youcef Bedjaoui , Abbas Aroua , Méziane Aït-Larbi (dir.), An Inquiry into the Algerian Massacres , op. cit. , p. 737).


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